Écologie

La métaphysique au secours de l’écologie

Philosophe

Alors que la COP25 vient de se terminer sur un bilan décevant, le constat de l’insuffisance de l’action humaine face à l’urgence écologique est plus préoccupant que jamais. Il apparaît dès lors nécessaire de refondre notre manière de penser le problème. N’est-il pas temps de battre en brèche nos anciennes conceptions dualistes et anthropocentrées au profit d’une métaphysique qui envisagerait l’humain non plus comme une exception, mais comme une entité parmi d’autres au sein d’un monde inséparé ?

Tout le monde sait qu’il faut changer quelque chose. Tout le monde sait même qu’il faut tout changer. Pourtant, l’urgence climatique est une urgence que l’on n’arrive pas à mettre en pratique. L’approche ciblée, technique, bureaucratique, est vouée à l’échec. Pas seulement en raison de l’impéritie de la plupart des intervenants, de la timidité des tentatives et des atermoiements souvent dus à des questions d’agenda politique (élections et réélections).

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Le temps dans lequel évoluent les questions écologiques et celui qui anime la vie politique et institutionnelle n’est pas le même : leurs rythmes et leurs échelles sont incompatibles. Ce qui est à faire n’est pas populaire puisqu’il s’agit de remettre en question tout un système et les privilèges qui lui sont associés. Le niveau de confort dans lequel nous vivons nous semble naturel, alors qu’il va devoir être entièrement repensé pour faire face aux nouveaux enjeux. Ce n’est donc pas le politique qui va nous sortir du pétrin.

Avant tout, ce qui bloque c’est le système de pensée par lequel on aborde la question, c’est-à-dire la métaphysique qui structure et détermine des automatismes : ceux qui configurent a priori notre approche spontanée du monde, et organisent plus ou moins consciemment nombre de nos actions. Il nous faut mesurer que nous restons encore prisonniers la plupart du temps d’un logiciel basé sur des oppositions binaires : le sujet et l’objet, l’humanité et le monde, le bien et le mal, l’humanité et les animaux, l’intérieur et l’extérieur, nous et les autres, etc.

Le concept de métaphysique est souvent réduit à l’une de ses expressions : la métaphysique est la plupart du temps confondue avec le dualisme. Et donc identifiée avec la nécessité d’une transcendance que ce dernier induit par principe dans la conception de l’être. Si on confond métaphysique et dualisme (ou idéalisme), c’est parce que l’on emploie un mot à la place d’un autre. On pense les deux termes comme synonymes.

Bien sûr, tout dualisme manifeste une métaphysique, mais toute métaphysique n’est pas dualiste. Ainsi, de nombreuses structures dualistes sont nommées métaphysiques car elles reposent sur le principe d’une dissociation inaugurale. Cette schize fait que l’un de ces deux éléments est plus important que l’autre, que l’un informe l’autre, c’est-à-dire que l’un gouverne l’autre. Ainsi, le terme « métaphysique » pose souvent la double question de la séparation des substances et d’une transcendance qui exclut.

En effet, dès qu’il y a coupure et séparation, il y a nécessairement établissement d’un système hiérarchique où est estimée ce qu’on pourrait appeler la « valeur d’être » des choses. Une partie digne et une partie indigne, une partie noble et une autre vile, une partie régnante et une partie soumise, etc. Un monde dualiste nécessite, d’un côté ou de l’autre de la coupure qui l’institue (et dont les multiples systèmes binaires qui le constituent ne sont que des répliques, des copies un peu dégradées, des imitations), un Principe qui organise : c’est-à-dire un (ou des) principe(s) qui agi(ssen)t et in-forme(nt) le monde concret en exerçant sur lui une autorité normative et contraignante depuis le site d’une extériorité surplombante.

L’idée que ce qui nous entoure est un « environnement » doit être remisée au placard : plus rien ne nous « environne » car nous sommes inséparés.

L’extériorité supérieure et abstraite donne un sens au monde concret pris dans ses contradictions, et permet d’appliquer un jugement sur ce qui s’y joue. Certains désignent ce principe par le terme générique de transcendance, même si le sens de ce mot ne se réduit pas à cette seule interprétation. Or, cette hiérarchie qualitative qui classe, distribue, désigne et affecte, justement affecte. Elle établit une plus ou moins grande autorisation à être au monde selon que l’on est plus ou moins en conformité avec le Principe, celui qui organise et informe les choses depuis l’autre côté de la coupure.

Cette conception mène à envisager l’être humain (ce que l’on a longtemps appelé « l’Homme ») comme exception – et donc comme extériorité – dans le monde : nous serions à la fois au centre du monde et extérieur à lui, comme si nous étions concernés différemment par les rythmes d’une évolution dont nous constituerions l’indépassable (et magnifique) achèvement.

Cette vision du monde à la fois prétentieuse et simplificatrice est aujourd’hui débordée de toutes parts, et doit sérieusement être remise en question, car tous les étants ont droit à la même dignité d’être. Il faut prendre le parti d’un strict anarchisme ontologique : le parti d’une stricte égalité de tous les étants, quelle que soit leur nature, leur provenance et leur forme. Dans le fond, pourquoi Mark Zuckerberg serait-il plus important qu’une paramécie, et Jeff Bezos plus considérable qu’un récif de corail ou une mangrove ?

La métaphysique, séculaire mais désormais dépassée, qui situe l’être humain face à un monde envisagé comme réservoir sans fond dans lequel puiser pour satisfaire nos besoins – pensée au fondement de cette pratique systématique de la catastrophe qu’est l’ultralibéralisme – doit être réformée. Car nous sommes désormais entrés dans l’ontologie de l’inséparation. Un mouvement de fond nous a fait passer d’un univers humaniste composé d’entités séparables à un réel inséparé où tous les phénomènes devenus globalisés sont liés a priori (et non a posteriori), en intra-relation de co-évolution et de co-dépendance.

Plus rien ne peut être envisagé comme autonome et séparé des autres éléments qui forment le cadre global de l’existence. L’idée que ce qui nous entoure (la nature, les autres espèces, l’atmosphère, etc.) est un « environnement » doit être remisée au placard : plus rien ne nous « environne » car nous sommes inséparés de ce qui nous « environne ». Le terme « environnement » continue pourtant à être employé pour désigner le monde autour de nous.

Cette utilisation continue de trahir la prétention humaine à être le centre de tous les écosystèmes. La métaphysique nouvelle qui prend en compte cette réalité dans toutes ses dimensions doit permettre d’habiter l’inséparation qui nous relie fondamentalement, et pose désormais toutes choses en termes d’interrelations.

Là où le monde était un agrégat de choses séparées – dont l’être humain tout au sommet de la pyramide était le plus séparé de tous –, la métaphysique de l’inséparation conduit au contraire à une vision d’éléments interdépendants tous en relation. Ce qui signifie notamment une nouvelle articulation entre l’intime et le global par l’établissement d’un lien direct entre l’un et l’autre : ce qui nous touche concerne aussi tout le monde, ce qui atteint les uns affecte également les autres. La pollution globale (CO2, plastique, GES, etc.) est la plus sinistre manifestation de cette interrelation sans échappatoire possible.

Si tout est inséparé, comment pouvoir continuer longtemps à croire que l’on peut authentiquement soutenir l’illusion identitaire, qu’elle soit politique ou culturelle ? La passion de l’identité qui se déchaine un peu partout est le résultat d’une position réactive visant de façon désespérée à re-séparer ce qui ne peut plus l’être. Il s’agit toujours de faire retour à une pureté originelle se pensant menacée par un encerclement d’altérité vécu comme toujours plus toxique et menaçant.

Il n’est pas hasardeux que les défenseurs de l’identité soient également souvent climato-sceptiques : le climato-scepticisme est un autre mode de dénégation de l’inséparation.

Or, l’inséparation repose précisément sur la dissolution de la notion d’altérité. Ce sont les identitaires qui, tels des thanatopracteurs culturels, réinjectent de l’Autre de façon massive, et maintiennent ce concept en état de vie artificielle sous respiration assistée. L’Autre est avant tout une dimension : celle de tout ce dont nous sommes séparés. Les identitaires pensent se méfier de cette dimension, alors qu’ils en ont en fait logiquement et viscéralement besoin.

En effet, sans Autre, comment fonder une identité ? Les nostalgiques de l’identité confondent identité et appartenance. Ils veulent réorganiser le monde en déniant que tout ce qui existe – matière, idées, production, influences, etc. – est un gigantesque système de mixes et un réseau d’appartenances entrelacées. La crise écologique signifie notre inséparation – donc notre non-altérité – avec cette Nature que nous avons longtemps considéré comme une externalité et un stock.

Dans cette perspective biaisée, la Nature était l’une des principales figures de l’Autre de l’humanité. Il n’est donc pas hasardeux que les défenseurs de l’identité soient également souvent climato-sceptiques. Le climato-scepticisme est un autre mode de dénégation de l’inséparation.

Si tout est inséparé, comment prétendre continuer à pouvoir entourer quoi que ce soit d’un mur de protection ou d’un enclos qui signifie la privatisation de quoi que ce soit ? Comment pouvoir sérieusement retrancher une partie du monde et continuer de dire, sans que l’absurdité d’une telle prétention n’éclate aux yeux de tous : « ceci est à moi » ? Si tout est inséparé, tout devient inappropriable, au sens où tout fait par principe partie d’un domaine commun. La métaphysique de l’inséparation fait d’une certaine manière de tout bien un bien commun, l’air et l’eau et la terre et l’Amazonie en tout premier lieu.

Les actions de lobbying des céréaliers géants et des mastodontes de l’agrochimie peuvent encore pour un temps faire durer un modèle devenu intenable. Mais n’est-il pas devenu évident pour tout le monde qu’il est plus important aujourd’hui d’endosser la cause des abeilles et protéger leurs capacités pollinisatrices que de verser des dividendes aux actionnaires de Syngenta et de Bayer-Monsanto ? Versons plutôt des dividendes aux abeilles : ce sont elles dont les actions sont à considérer comme prioritaires.

On ne peut prétendre vouloir changer ce qui est à changer (c’est-à-dire tout) si on ne dispose pas de la métaphysique adéquate. Pour changer le système, il faut avant tout changer la pensée du système. C’est ainsi que la métaphysique de l’inséparation fait aujourd’hui partie de ce qu’il y a de plus puissant et de plus nécessaire comme outil pour venir au secours de l’écologie.

NDLR : Dominique Quessada vient de publier avec Raphaël Liogier Manifeste Métaphysique (Les Liens qui Libèrent).

 


Dominique Quessada

Philosophe, chargé de séminaire au collège international de philosophie, membre du comité de rédaction de la revue Multitudes

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