Politique

La réforme des retraites et les passions tristes d’Emmanuel Macron

Socio-économiste

Dans ses interventions publiques, le président de la République a régulièrement dénoncé les passions tristes de Français « réfractaires », « fainéants » et qui « se plaignent ». Il est temps, à la lumière de la réforme des retraites, d’inverser la perspective et de faire ressortir les passions tristes qui sont les siennes, ou qu’il tente de cultiver chez les Français : arrogance technocratique, conception tronquée de la justice, cynisme à l’égard des mobilisations et peur de l’avenir.

Dans son souci de distinction, Emmanuel Macron a contribué à remettre au goût du jour l’expression spinozienne de « passions tristes », pour stigmatiser celles qui habitent les « gaulois irréductibles ». Prenons le Président au mot, et tentons, à travers le contenu et le mode de mise en œuvre de la réforme des retraites, de faire ressortir les passions tristes qui sont les siennes, ou qu’il tente de cultiver chez les Français. Après d’autres réformes mais plus qu’elles, celle des retraites est en effet un remarquable révélateur, une fois levé le voile de la technicité des argumentaires, et de l’aridité des chiffres.

Cette réforme, comme le note le Conseil d’Orientation des Retraites, a pour hypothèse centrale le gel de la part des retraites publiques dans le PIB à moins de 14%.  En clair, nos aînés représenteront une proportion croissante de la population, mais la part de la richesse produite qui leur reviendra chaque année sera figée.  Le COR écrit fort honnêtement « qu’il ne [lui] revient pas de porter une appréciation politique sur le niveau atteint par la part des dépenses de retraites dans la richesse nationale »[1] et convient donc que la question est politique, au sens noble du mot.

Le gouvernement dit vouloir discuter de beaucoup de choses, mais pas de cette limite qu’il impose, et qui représente pourtant une véritable rupture anthropologique. À tout le moins, si le mot démocratie a un sens, ce plafonnement aurait pu être débattu : sommes-nous ou non prêts à accepter une hausse lente et modérée (et éventuellement modulée selon les revenus) des cotisations retraites[2], c’est-à-dire pour les classes moyennes et supérieures, à changer moins souvent de smartphone pour garantir aujourd’hui les retraites de nos anciens et demain les nôtres ?

Seuls ceux qui pourront accumuler du capital pourront tenter d’échapper à l’appauvrissement, sous réserve que les crises récurrentes des marchés immobiliers et financiers ne viennent pas les frapper.

Mais l’épistocratie marconienne sait ce qui est bon pour nous : tout au plus le gouvernement est-il prêt à faire preuve de « pédagogie » vis-à-vis de citoyens réduits à l’état d’élèves quelque peu limités intellectuellement. La démocratie sociale est mise à mal, et Emmanuel Macron ne fait guère confiance au patronat pour traiter collectivement avec les salariés. Quand une mesure ne peut être négociée au niveau décentralisé de l’entreprise, par construction favorable à l’employeur, elle doit être évoquée au niveau de l’État.

La récente ouverture de « négociations » suite au retrait provisoire de l’âge pivot ne vient pas invalider ce constat : la proscription de tout relèvement des cotisations est affirmée dans l’impérieuse lettre de cadrage envoyée par le Premier Ministre aux syndicats.

La Ve République naissante s’était attaquée, avec de vrais succès, à l’indigne pauvreté de bien des « petits vieux », comme on disait alors. Mais aujourd’hui, on change totalement de perspective : il n’est pas rien d’isoler une population, et de décider qu’elle ne devra pas avoir plus que telle part des ressources disponibles. Ce type de gestion de la rareté a cours à des époques tragiques ou dans des lieux sinistres, camps ou embarcation de migrants. Un appauvrissement relatif est à la clé. Ceci montre combien la formule ressassée selon lequel le travail doit payer est spécieuse.

Seuls ceux qui pourront accumuler du capital pourront tenter d’échapper à l’appauvrissement, sous réserve que les crises récurrentes des marchés immobiliers et financiers ne viennent pas les frapper. Une solution serait, pour les salariés proches de la retraite et qui ne veulent pas avoir à compléter leurs revenus par de petits boulots, d’économiser pour acheter un VTC afin de le louer à un jeune, comme on le voit en Afrique. Cette pratique aurait, il est vrai, la vertu de permettre au pouvoir de se féliciter de la capacité des Français à créer des entreprises, et de l’engouement des jeunes pour l’économie de plateforme.

Le dit pouvoir met en avant la justice de sa réforme, en agitant le chiffon rouge des régimes spéciaux. En opposant pauvres et modestes (un retraité SNCF à 2000€ ne mange pas de caviar avec Bernard Arnault), Emmanuel Macron attise une jalousie qu’il est pourtant prompt à dénoncer. Les milieux qui portent Emmanuel Macron sont traditionnellement enclins à fustiger la propension au nivellement de feu la gauche. Tout avantage social d’un salarié modeste ou moyen est désormais perçu comme une anomalie à éradiquer, et non un horizon à atteindre. Il est loin le temps ou la Régie Renault était un laboratoire social, et c’est bien de nivellement qu’il s’agit, sauf pour les plus favorisés.

Cette fausse rhétorique de la justice est un marqueur du macronisme. Elle avait été utilisée pour justifier le plafonnement des indemnités de licenciement, au motif qu’elles avantageaient scandaleusement certains heureux chômeurs. Autre opposition, celle montée de toute pièce entre jeunes et aînés. Dans l’idéologie macronienne, la grand-mère grecque qui alimente sa famille avec sa maigre pension serait une privilégiée : ses petits-enfants n’ont, il est vrai, aucun revenu.

Reconnaissons que le terrain avait été préparé avant l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron. Des études ont fleuri pour présenter comme injuste la situation des aînés qui disposent d’un logement et d’un revenu garanti, au contraire de bien des jeunes. La situation des jeunes est présentée comme « naturelle » et la vie des aînés comme une aberration.

Les aînés ont, il est vrai, bénéficié des compromis institutionnels (relative stabilité de l’emploi, indexation des salaires sur la productivité) qu’Emmanuel Macron s’attaque à détricoter. Les aînés ont bénéficié de prix immobiliers qui n’avaient pas encore explosé, alors qu’Emmanuel Macron libère les marchés. Ils avaient enfin profité d’une inflation qui érodait leurs échéances, alors que dans l’idéologie néolibérale, les banques centrales ont la limitation de l’inflation comme objectif premier.

Enfin, le gouvernement met en avant que désormais, aucune retraite ne serait inférieure à 1000 € pour une carrière complète. Outre que cette disposition est déjà prévue par la législation, et que les carrières du précariat ne sont jamais complètes, il se profile là un système proche des « filets sociaux » préconisés par la Banque mondiale et le FMI pour éviter les explosions sociales tout en favorisant le marché.

C’est le conatus (désir de persévérer dans son être) d’une oligarchie qui s’affiche aujourd’hui.

Ceci diffère fondamentalement de la conception française de la solidarité issue du programme du Conseil National de la Résistance. L’État assurerait des minima sous conditions appelées à devenir de plus en plus restrictives, afin qu’ils ne coutent pas « un pognon de dingue », quand bien même les mesures d’âges qui ressortiraient des négociations prévues se traduiraient par un basculement massif de retraités potentiels inemployés vers ces minima. En parallèle, quand la valeur du point aurait été trop érodée, la voie serait royale pour les dispositifs complémentaires de capitalisation.

Dernière passion triste attisée par Emmanuel Macron, la peur de l’avenir. La réforme est présentée comme inéluctable pour éviter la catastrophe financière. Or le COR, à nouveau, écrit que, grâce aux réformes déjà réalisées « les dépenses de retraite ne sont plus sur une dynamique non contrôlée »[3] et dit son souci de voir que le débat public ne s’établisse pas « sur des fausses évidences et des discours catastrophistes ».

Arrogance technocratique, cynisme face à l’appauvrissement programmé d’une partie de nos aînés, opposition des citoyens entre eux moyennant une conception tronquée de la justice, et attisement des craintes de l’avenir s’il ne prend pas la forme de la startup nation, voilà ce que cette réforme nous désigne comme passions tristes d’Emmanuel Macron. Pour rester dans le lexique spinozien, c’est le conatus (désir de persévérer dans son être) d’une oligarchie qui s’affiche aujourd’hui.

Mais n’en fait-elle pas un peu trop, même au regard des objectifs qui sont les siens, alors que la mondialisation, qui l’a fait rêver d’un pouvoir sans limites, est désormais en crise ? Loin d’être un antidote à la transformation de la France en démocratie illibérale, cette politique en est le germe. Réduire l’avenir au choix entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen est décidément l’acceptation d’une fausse alternative.

 


[1] Voir la Synthèse du rapport du COR, novembre 2019, p.4

[2] Une augmentation de 5 points en trente ans, soit 0,2% par an suffirait : voir la tribune d’un collectif d’économistes dans le Monde du 17 juillet 2019

[3] Voir la Synthèse du rapport du COR, novembre 2019, p.4

François Giovalucchi

Socio-économiste

Notes

[1] Voir la Synthèse du rapport du COR, novembre 2019, p.4

[2] Une augmentation de 5 points en trente ans, soit 0,2% par an suffirait : voir la tribune d’un collectif d’économistes dans le Monde du 17 juillet 2019

[3] Voir la Synthèse du rapport du COR, novembre 2019, p.4