Réfugiés, exilés : quand l’Europe s’en lave les mains
Au loin
Rarement l’effort d’écrire se sera mesuré comme ces jours-ci au sentiment d’être parfaitement vain ; les lignes qui suivent naviguent au proche, négocient avec le morne écœurement de se savoir inutiles. Non que cela ait jamais été très utile, d’écrire, de tempêter, d’agiter analyses ou imprécations. Non qu’il ait été souvent possible de nouer ensemble les deux sens du verbe prévenir, celui qui alerte et celui qui empêche.
Mais nous avions au moins des formules pour cela, de bons mots qui conjurant l’accablement à notre place nous préservaient un peu d’avoir à l’affronter, le contenaient dans d’élégants diptyques, « optimisme de la volonté et pessimisme de l’intelligence », « il faudrait savoir que le monde est sans espoir et être résolu à le changer », etc. S’agissant de ce qui se joue, d’une part à Idlib, d’autre part à Moria sur l’ile de Lesbos, ou à la frontière bulgare, s’agissant de l’effarante répétition qui s’y indure et de l’indignité qui s’y épanouit, on n’en est plus là, plus du tout.
On en est même loin.
Je m’arrête un instant sur ce motif : sur le loin. Une part immense, la plus grande part peut-être de l’action des gouvernements ne consiste pas du tout à contribuer à un règlement même partiel des problèmes de notre temps, mais à s’assurer qu’ils demeurent assez loin, ce qui n’implique pas d’ailleurs de très longues distances : on se souvient de l’époque où répéter que l’épuration ethnique en cours sur le territoire de Bosnie se déroulait « à deux heures de Paris » ne servait rigoureusement à rien, tant deux heures de Paris s’avéraient une distance suffisante pour n’y point songer, et vaquer à ses affaires.
Deux heures étaient suffisamment loin. C’est en quoi le sort fait aux étrangers est la pierre de touche de la gouvernementalité contemporaine en général : la décision d’éloignement leur fait un trait commun. C’est en quoi, aussi, le mode d’intervention policé en vigueur dans l’espace de l’Union européenne et les tapis de bombe déployés par le pouvoir de Damas et par son allié russe, par-delà la disparité des moyens et la létalité de leurs effets (dont le contraste suppose tout de même de n’être pas trop regardant, en Méditerranée, sur le décompte des morts) entretiennent une parenté troublante.
Comme c’est le cas depuis des années en Syrie et selon une méthode éprouvée sur le terrain tchétchène, le déplacement de populations via la destruction des infrastructures, la dispersion de centaines de milliers d’individus jetés sur de pauvres routes n’est pas une conséquence malencontreuse ou collatérale, mais bien l’effet recherché de l’offensive militaire, laquelle tend avant tout à chasser, égailler, ventiler les populations civiles et les repousser vers les frontières.
Ces mêmes frontières vers lesquelles l’Union européenne s’applique de son côté, de l’autre côté, à externaliser les difficultés que lui cause l’afflux de personnes exilées, quitte à laisser parfaitement seuls ceux des pays qui ont l’infortune d’occuper ses bords et dont les habitants sont alors commis à partager avec ceux qu’ils recueillent l’expérience de l’exil, ses colères et ses amertumes. (Entendu un jour d’un collègue, à propos de la dispersion d’un camp aux portes de Paris, cette plainte : « Vous comprenez, ils reviennent – c’est comme pour les pigeons, c’est la faute de la Mairie de Paris qui leur donne à manger »).
Disons les choses crûment : gouverner, c’est envoyer au diable.
Cette politique des lointains a une conséquence singulière : là où l’éloignement et la proximité d’un lieu sont d’ordinaire choses relatives, dont la mesure dépend du point où l’on se place, la politique produit des espaces absolument, ontologiquement loin – loin non d’ici ou de là, mais loin, loin tout court. Par exemple, Idlib où se déroule, nous dit-on, la plus grande crise humanitaire depuis le début de la guerre engagée en Syrie en 2011, Idlib est comme loin en soi, du fait même de l’assourdissement et de l’affadissement d’une catastrophe dont nous ne savons plus nous émouvoir, à supposer qu’elle nous ait jamais touchés.
De même Moria est loin, non relativement mais absolument, la preuve : que l’Europe s’y abîme et y sombre n’empêche pas de dormir, et comme dans l’espace, personne ne vous y entend hurler. On peut même, chose étrange, aller y voir le loin de près.
Je ne sais pas si je t’ai dit, quand j’étais à Moria, ce que j’ai pensé plusieurs fois, alors que j’avais en tête ce que nous avions écrit à propos du pressentiment. J’ai voulu le faire souvent. Je voulais te dire : c’est étrange, je n’ai aucun pressentiment. Je ne sens rien. Je ne vois rien venir. Tout est au ralenti, suspendu et impossible physiquement ; dans ce suspens, cette attente, ce qui semblait vouloir exploser parfois (les jours de manifestation à Mytilène, le jour où avec D. nous voulions rentrer à pied de Moria et où nous étions arrêtées par les policiers qui nous disaient de ne pas aller plus loin, les Grecs étaient en colère), dans ces moments contenus, quelque chose d’énorme se préparait, c’est ce que je voulais t’écrire, quelque chose d’énorme se préparait – ou pas du tout.
On ne voyait rien venir parce que ce quelque chose d’énorme était justement empêché par son énormité même. On pouvait aussi bien penser qu’il allait tout se passer, comme il n’allait rien se passer.
Ce serait l’horrible poursuite, silencieuse, de l’insupportable.
Jusqu’à quand ?
Petite note, ici, dont il faudra tenir compte, quoi qu’il se passe, un jour. D’abord, la patience et la mesure des Grecs de l’île. Je parle de patience, parce que c’est usant de voir que l’île qu’on aime et qu’on habite, où on a été fier d’accueillir l’étranger, est une prison, parce qu’on ne peut accueillir personne dans une prison, parce que personne ne souhaite être accueilli dans une prison, parce que c’est épouvantable de voir sa fierté devenue une honte.
Ensuite, la patience des réfugiés. Elle est extraordinaire. Les émeutes de 2017 devaient être jugées en appel, début février 2020, les avocats ont pensé que les juges, vus les circonstances et le climat, ne seraient pas en état de prononcer une décision raisonnée, ils ont demandé le report. Ce jour-là, jour du report, alors que j’essayais de comprendre le calme qui régnait dans le camp informel autour du hotspot de Moria, j’entendais que la communauté afghane, majoritaire, était là en famille, il y avait quarante pour cent d’enfants dans le camp, il était plus courant de retourner la violence contre soi-même ou de lui laisser libre cours lors de disputes inter-communautaires que de l’adresser aux « autorités ».
On attend le tampon bleu qui permet de quitter Lesbos pour Athènes, on attend la vulnérabilité, on attend la date de l’interview, on attend la sortie, on attend l’asile, on attend.
La vieille dame, toute plissée, qui me donnait des pipas dans la marche pacifique.
La jeune femme qui, son bébé sur le ventre, marchait en tête de manifestation.
Son mari, derrière la poussette vide, à côté, sur le trottoir, en retrait.
Le policier empêchait l’avancée de la marche ; la dame, bébé en avant, insistait.
Dehors
L’unique enjeu de la politique européenne à l’endroit de ce qui se joue en Syrie, en Turquie (comme, d’une autre façon, à l’égard des convulsions libyennes) est assez clair : comme autrefois on qualifiait « d’affaires intérieures » tchécoslovaques ou polonaises les invasions et interventions soviétiques, signalant par-là qu’on éviterait de s’en mêler, dans la situation actuelle il s’agit avant tout de tenir ferme sur l’idée que les déplacements massifs de population constituent une affaire intérieure du monde extérieur.
On n’hésitera pas, ce faisant, à dénoncer comme le fit tantôt Jean-Yves le Drian l’odieux chantage exercé par celui, Erdogan, à qui l’Union Européenne a délégué si longtemps ce maintien au-dehors. On se montre ainsi oublieux de la série de deals qui, soutenant concrètement cette politique d’externalisation des frontières, ne contribuèrent pas peu à le maintenir au pouvoir ; oublieux aussi des trois millions de réfugiés dont on imagine que, même pour un potentat, l’accueil sur le sol turc n’est pas une mince affaire (une simple comparaison avec l’accueil réalisé en France devrait inciter à y songer, et à baisser la voix).
Mais on n’hésitera pas ; surtout, on se portera d’abord, essentiellement, au chevet des limites, comme l’indiqua clairement le 1er mars un tweet du président de la République française, n’exprimant sa solidarité avec la Grèce et la Bulgarie que pour ramener celle-ci à l’impératif de protection des frontières. Ne pas protéger, donc, celles et ceux dont le dénuement oblige et que la Turquie menace de lâcher sur l’Europe, mais les pays vers lesquels ils pourraient se porter ; toutefois entendons-nous sur ce que protéger veut dire : ne pas aider non plus ces pays en endossant conjointement la responsabilité de l’accueil, mais les ramener à l’essentiel de ce qu’ils sont et doivent être, des frontières, et s’assurer que celles-ci demeureront fermées.
De même que certains ironisent sur la compassion médiatique exclusivement focalisée, au soir des manifestations, sur les vitrines brisées (« Une pensée aux familles des vitrines ! »), on aurait envie ici de saluer ce grand élan de solidarité avec les familles des frontières, des tourelles et des barbelés ; mais en vérité non, on n’a pas envie, ni le cœur d’ironiser.
On aimerait seulement souligner ceci : on sait (le philosophe Etienne Balibar y a beaucoup insisté) que les frontières ne sont pas cette mince ligne qui sépare d’un trait de plume un lieu d’un autre – elles se démultiplient, s’invaginent, se dédoublent, et produisent au long de leur plis des espaces aberrants où se brouille la distinction du dedans et du dehors, hétérotopies où migrants et locaux se retrouvent à habiter ensemble l’invivable même.
Aussi Lesbos, et le camp de Moria, ne se contentent-ils pas d’être ontologiquement loin ; on peut aussi, à leur propos, reprendre la formule par laquelle Michel Foucault décrivait la situation du fou parqué au Moyen-Âge à la porte des villes : « Son exclusion doit l’enclore ; s’il ne peut et ne doit avoir d’autre prison que le seuil lui-même, on le retient sur le lieu du passage. Il est mis à l’intérieur de l’extérieur, et inversement. »
Les corps et l’impossible de la situation. Les corps et l’impossible. Tu excuseras le désordre à venir. Les impossibles, tous les impossibles. Faire de l’île une fiction d’Europe : on peut y demander l’asile (du moins avant la fin du mois de février 2020, où il semble que ce soit devenu, en tout illégitimité juridique, puni), on peut (ou pouvait, donc) y demander l’asile, on ne peut pourtant pas y être libre comme quand on demande l’asile, on a sur sa carte de demandeur d’asile un tampon rouge si on n’est pas jugé vulnérable, un tampon bleu si on l’est, ce qu’est la vulnérabilité quand on a parcouru à pied, dans des conditions tragiques, des pays et des pays en quête de paix et de vie meilleure, ce qu’est la non-vulnérabilité quand on n’a pas de pays, de terre, d’autonomie ni de papiers.
Les champs d’oliviers non cultivés par les Grecs de l’île et les savoirs-faire afghans non employés, l’argent de l’Europe pour laisser à l’abandon ces champs d’olivier, où s’entassent, côte à côte, les corps et les déchets produits. L’argent de l’Europe retiré aux caisses de retrait en fin de mois à Mytilène par les demandeurs d’asile contraints à les dépenser dans les allers-retours en bus Mytilène-Moria, alors qu’ils voudraient et pourraient ne pas être là. Les accords de 2016 entre la Turquie et l’Europe, demandes d’asile dans le hotspot, renvoi en Turquie quand on est déboutés, on en est à Moria à vingt mille personnes, à peu près quinze mille de plus que ce qu’avait prévu l’Europe au moment des accordailles turques.
Toujours plus loin, repousser les frontières : Grèce des accords Dublin, Lesbos, Turquie. La Turquie accueille trois millions de Syriens, soit plus de la moitié des réfugiés syriens dans le monde, à la fois retient les rescapés d’autres conflits ou d’autres misères, à la fois reçoit les déboutés des îles grecques, ces no man’s land aux portes de l’Europe. Après les Afghans, sur les îles, ce sont les Congolais les plus nombreux. Les conflits des années 1980 et 1990, aux portes de l’Europe, en 2020. On le sait mais surtout, surtout, ne rien en penser, et ne rien penser du nouveau conflit, de ce qu’il prépare comme déstabilisations en série, pour les décennies à venir. Ce qu’il promet, en conséquences.
Écrou
Pardon pour le désordre, impossible de ranger. Je me souviens de l’été où les bateaux de sauvetage en Méditerranée tournaient en rond en quête d’un port où pouvaient accoster les rescapés, je me souviens avoir pensé que si l’Europe (pauvre, pauvre fille de Cadmos) s’imaginait prendre un bâton pour pousser à la mer, à la noyade, les gens qui tentaient d’y échapper, elle réaliserait l’impossible de la situation, l’impossible de son silence. Il fallait lui montrer cette image d’elle-même et elle la refuserait.
Aujourd’hui, grimée en garde-côte grec, elle fait, elle pousse, elle plonge. Elle ne semble pas en être malade. Elle n’en dit pas un mot.
Nous on en dit plein, mais on est fatigués de notre impuissance.
Quand, là-dessus, survient un virus, on se croirait, bien malgré nous, dans ce que nous pouvions jusque là imaginer comme scénario catastrophe : réchauffement climatique incontrôlé, jour du dépassement ou fin de l’année en début de mois de mars, et ces neuf longues années de guerre non loin, ces neuf longues années d’une guerre qu’on tente de ne pas voir (qu’on désire tellement ne pas voir qu’on est capable de dire « c’est avant tout une guerre d’images »), Afghans et Congolais de vieux conflits, enfants des Afghans et Congolais de conflits aux durées plus longues qu’une durée de vie, peuples qui fuient guerres, économies, pertes et enfermements, Europe qui n’a même pas besoin d’un bâton comme le garde-côte passeur des Enfers, puisqu’elle a des armes de guerre sophistiquées, des grillages à ses frontières, munis de mitrailleuses robots détectant les présences et annonçant trois fois, avant de tirer, qu’on ferait mieux de reculer, là-dessus nos tempêtes de grêle après chaleurs incongrues pour la saison, là-dessus un virus étranger, un que les frontières ne font pas reculer.
La séquence – pour employer un mot de ce temps – a été marquée, ces derniers jours et semaines, par une conjonction d’événements remarquables : à la construction par la Grèce de camps fermés sur l’île de Lesbos, levées de bulldozers soutenus par les forces anti-émeute et suscitant de violents affrontements avec les habitants de toutes tendances, écœurés de voir leur île-prison se doter de son toit et de ses murs, à cette construction donc succéda à peu d’intervalle l’entr’ouverture des frontières turques, suscitant l’arrivée sur les côtes de cette même île de personnes exilées, et d’autres affrontements.
Dans le même temps, un pays après l’autre, l’épidémie de COVID-19 suscitait avec les mesures sanitaires une inquiétude redoublée à l’égard des frontières et de leur étanchéité. C’étaient d’autres frontières sans doute – celles des avions ou des bateaux de croisière, celles par lesquelles transitent ceux qui sont régulièrement autorisés à voyager et pour d’autres motifs, mais peu importe : dans une prévisible déteinte, l’idée selon laquelle la sagesse d’un gouvernement se mesure à sa capacité de tirer le verrou se voyait dotée d’une légitimité neuve, incontestable, discrètement fondée sur la distinction entre les vies qui comptent (les nôtres) et celles des autres, les vies de loin, les vies fermées dehors.
On pourrait plaider que les gestes de prévention, parce qu’ils visent aussi à briser les chaînes de contamination et à protéger de plus faibles que soi, participent d’une politique de l’attention aux autres, mais il ne faut pas rêver : ces jours-ci, s’il n’est pas sûr que porter un masque protège de la contagion, cela immunise un peu à sa façon contre l’indignation que pourrait susciter par exemple le meurtre par les garde-frontières grecs d’un jeune syrien portant son passeport dans une main, un chiffon blanc dans l’autre. Il y a d’autres priorités.
Peu importe au fond que l’épidémie de coronavirus démontre aussi bien, sans appel, l’interconnexion radicale des sociétés et l’inanité qu’il y a à distinguer le lointain et le proche, ou le virus chinois de l’Italien, de l’Iranien, du Français ; peu importe qu’en France, parmi mille petites méchancetés à l’endroit des personnes déplacées, l’allongement du délai de carence leur ouvrant les droits d’accès au soin se révèle, d’un point de vue strictement prophylactique, n’être pas du meilleur effet : mêlée à l’amour des frontières, la peur de la maladie semble obturer les minuscules interstices par où aurait pu souffler la possibilité d’une autre pensée et d’une autre pratique de l’accueil. Peut-être ces fissures-là étaient-elles colmatées depuis longtemps. Il n’empêche : cela ajoute un tour d’écrou, dont on sait depuis Henry James qu’il porte à s’émouvoir autant qu’à étouffer.
(Tu sais ? Depuis quelques jours, circule sur les réseaux sociaux une infographie plaisante : due à la Shakespeare Theatre Company, elle recommande pour se laver soigneusement les mains et éliminer tout risque de contamination de s’inspirer du monologue de Lady Macbeth lorsque celle-ci tente d’effacer le sang du régicide, Va-t’en, tache damnée, va-t’en dis-je… Une ! Deux ! Et je ne peux m’empêcher de penser qu’à l’heure où l’Europe entière se lave les mains pour se débarrasser d’un virus – quelle image extraordinaire : toute l’Europe s’en lavant les mains – une trace rouge lui perle dans l’autre paume : la trace d’avoir considéré que la Syrie n’était plus son problème, d’avoir abandonné les Kurdes et laissé l’Iran, la Russie, la Turquie s’arranger diversement de la persistance d’Assad. C’est aussi une part de cet oubli volontaire qui lui revient, bat à ses côtes, rugit à ses frontières. Et l’on a beau frotter, alors : ce genre de tache tarde à partir).
Le tour d’après. On peut voir les choses ainsi : nous vivons un moment singulier. Les gens qui tentent de traverser des pays et ceux qui sur le passage pensaient ou non leur offrir un temps d’hospitalité sont d’accord. Tout le monde est d’accord : on ne peut pas continuer à faire semblant, et à profiter du fait qu’un pays d’Europe dont on a assez dit qu’il était un mauvais élève soit ainsi géographiquement situé.
Ce qu’on fera de cet accord de principe, on se sait pas, mais profitons du moment autre qui se présente, où les réfugiés et les habitants, même peu hospitaliers, sont d’accord. Sur le théâtre de Mytilène, la Région de Lesbos, contre le gouvernement grec et l’Union Européenne, a déroulé une banderole : « Non aux nouvelles prisons d’êtres humains sur l’île. »
Profitons de ce moment pour donner à voir autre chose.
(À la frontière basque, les gens arrivent qui ont pris l’océan, du Sahara occidental vers les Canaries, des jours et des nuits de bateau, puis des Canaries à Madrid – grâce à des amis, de l’argent, quelques ruses et un peu de chance. Hier, la grêle et le vent n’ont pas empêché les policiers, de ce côté du pont, à Hendaye, de renvoyer de l’autre côté des groupes entiers. Demi-tour, en dépit des droits. Nouvelle tentative. Ce bus, cette ligne, surtout pas cette autre, le petit chemin à côté de la pharmacie, éviter tel endroit pour cause de caméras, Ange-Carole l’a compris, élégante, sûre, vingt-deux ans, elle a passé le pont seule, elle est loin déjà).
Tout le monde est d’accord là-dessus : fermer la porte derrière soi pour que les autres (Grèce et Turquie, en l’occurrence) se débrouillent pour pousser (au loin) et cacher les corps des autres, n’est pas ce qu’il y a de plus honorable. N’est pas ce qu’il y a de plus intelligent et pragmatique. À un moment, les sas explosent.
Hier, de jeunes néo-nazis (je crois qu’ils se présentent ainsi) sont allés à Lesbos « chasser les migrants », comme ils disent. Ils n’ont pas précisément passé un bon moment à Mytilène, les Grecs n’ont pas apprécié. Puisque je parlais d’Espagne, un exemple : un policier, au volant de sa voiture, ramène deux jeunes gens de l’autre côté du pont. Il est accompagné d’un collègue. La conversation s’engage. Le policier s’étonne du niveau de français du jeune homme guinéen (s’étonne à tort, le garçon rit, « vous nous avez colonisés »), peu importe, la conversation se poursuit. On est à Irun, les deux policiers, coup de tête, font demi-tour. Le pont, la frontière, la France sans danger, l’arrêt de bus, un peu d’argent, et bonne chance, il n’y a pas de raison, et « on a quand même bien le droit d’essayer de vivre sa vie. »
Hier, je pensais aux tours d’écrou que tu disais et à l’étouffement dont nos corps, même sans virus, se font le relais. On respire mal. Soudain, la nouvelle dont j’avais besoin est tombée : un équipage Frontex danois refusait de repousser des réfugiés des eaux territoriales grecques. Un peu plus tard, je lisais que leur Ministre de la défense les soutenait. Pour cause de refus de crime potentiel, et pour cause d’illégalité. En été 2019, une jeune femme prenait une décision courageuse, forçant le blocus italien, aux commandes du navire humanitaire le Sea-Watch. Une juge italienne la libérait, estimant, ce qui allait servir aux autres sauveteurs, que le décret de Matteo Salvini, qui criminalisait les ONG, n’était pas applicable aux actions de sauvetage en mer.
Ce consul du Portugal : il est là, sur le pont Santiago, à Hendaye, il désobéit aux ordres de Salazar, il signe jusqu’au dernier moment, fin juin 1940, les visas qui permettent de quitter l’Europe quand les crimes y sont de masse. Aristide de Susa Mendes. Carola Rakete, des mots, aussi des actes. De désobéissance, et ceux des policiers danois ou français ne valent pas moins.
Tu le disais, jamais l’effort d’écrire ne s’est mesuré à ce point au sentiment d’être vain. Je le dis autrement : jamais je n’ai aussi mal respiré. Même en écrivant. Nous avons envoyé vers des députés européens un appel, signé par les représentants communautaires du camp de Moria, ces signatures sont importantes : on sait à quel point il est difficile, quand on est dans un lieu sans droit, de donner son nom, de se donner un nom, on préfère encore être du nombre, des millions qu’on dit.
Pourtant les gens signent. Nous sommes nombreux·ses à soutenir l’appel des noms et des personnes, congolaises et afghanes, du camp de Moria. Nous sommes nombreux·ses à dire que nous voyons l’aberration, le crime choisi. Mais ça ne suffit pas : reste à s’élever, d’une façon ou d’autre, comme les policiers Frontex, comme Carola Rakete, comme en son temps Aristide de Susa Mendes, de corps, et de nos gestes, en désobéissance.
Je me dis que ces gestes n’ont de sens que de tout près. Contre le loin, le près. En France, que ce soit à Aubervilliers ou sur les frontières, les solidarités ne se lassent pas. Il faut accompagner celles-ci, si courageuses, par de grands gestes de désobéissance aux frontières externalisées, à celles qui sont dedans-dehors. Il faut, en présence, auprès des personnes empêchées, remplacer nos mots (qui n’ont pas démérité mais que nous jugeons douloureusement vains), par des gestes nouveaux – des gestes refusant la barbarie qui vient, des gestes qui redonneront à respirer, à gagner des combats juridiques, à espérer de nouveaux grands projets et récits politiques.
NDLR : Marie Cosnay et Mathieu Potte-Bonneville ont récemment publié Voir venir. Écrire l’hospitalité chez Stock