Politique

« Nous sommes en guerre ! »

Historien

Dans son allocution du 16 mars dernier, le président Macron s’est appliqué à le marteler : nous sommes en guerre. Parler en ces termes souligne paradoxalement l’impréparation face à ce « nouvel ennemi » de pays comme la France qui vivent depuis trop longtemps une politique sans stratégie. Or, ce qui se joue là est bien un débat de nature stratégique : que voulons-nous pour notre pays ? Cette question, nous ne nous la posons que rarement avec efficacité, et la rareté de ce questionnement, nous la payons toujours en temps de crise.

Nous sommes en guerre. C’est par ces mots que le Président de la République nous fait entrer dans une temporalité nouvelle, celle de la conflictualité, où est mise en jeu l’existence de la Nation parce que son corps social est menacé directement par un virus et indirectement par les effets des mesures nécessaires à son endiguement.

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L’épidémie et la guerre chevauchent ensemble, dans le livre de l’Apocalypse, sur un cheval pâle et un cheval roux qui reprend les chevauchées provenant de la huitième vision du prophète Zacharie. Les chevaux portent la colère de Dieu et le châtiment sur les royaumes mais aussi la promesse d’une forme de renouveau. Dans l’imaginaire plus contemporain, le lien entre épidémie et guerre est naturel : les deux emportent avec eux un imaginaire d’envahissement du territoire et de la destruction de la population. Avec la fin de la population sur un territoire, on trouve la possibilité de la fin de la vie politique et sociale normale.

Des juristes rigoureux pourraient faire remarquer que la déclaration de guerre relève du Parlement et qu’il ne s’agit donc que d’une expression pour faire comprendre l’ampleur autant que l’irréversibilité de la situation. Les historiens des questions militaires disaient de même que la déclaration de François Hollande en réponse aux attentats de Charlie Hebdo avait ouvert la voie à un engagement dans un temps de conflit aux conséquences mal maîtrisées. D’ailleurs, la mobilisation du terme de guerre par les élus, les derniers présidents de la République en tête, signifie aussi qu’il faut, d’une manière plus courageuse autant que plus collective, intégrer cette absence de maîtrise sur les événements à une échelle encore rarement vue. Longtemps, il n’y avait eu que la guerre, maintenant le spectre des événements aux effets semblables s’est élargi.

Nous sommes confrontés à une prise de conscience de l’importance des services publics.

La présence de la guerre au cœur de la politique doit nous interroger et ce à deux titres. La guerre est d’abord une fonction essentielle et même première de la politique, quand bien même nos sociétés se croyant plus policées tentent de la refouler à leurs marges. Ensuite, dans les discours politiques contemporains, cet usage de la rhétorique guerrière pour décrire ne doit pas nous tromper, il s’agit sans aucun doute d’une manifestation d’une militarisation de notre gouvernementalité.

Les observateurs des migrations contemporaines ne seront pas étonnés de cette évolution qu’ils avaient signalée depuis longtemps, alors que nous regardions ailleurs. Ce changement de paradigme interroge en profondeur nos démocraties représentatives : nous observons une rupture avec une pratique ancienne et reconnue comme la marque même de ces démocraties mais aussi avec ce que nous tendons à exiger de capacités de réponse de nos gouvernements face à ces crises majeures.

Aujourd’hui, beaucoup de choses sont donc à penser pour nous qui traversons ce qui est décrit par nombre de commentateurs comme les premiers jours d’une nouvelle période. Tout d’abord, nous sommes confrontés à une prise de conscience de l’importance des services publics. Les dernières annonces concernent la mobilisation de moyens des armées, mais d’autres services publics, à commencer par les hôpitaux, sont justement « au front » depuis très longtemps et menacent de craquer faute d’avoir été vus comme aussi essentiels qu’ils se révèlent l’être aujourd’hui. Cette conscience nouvelle – enfin, qui réapparaît à chaque crise et dans une proportion toujours liée au degré de peur que la crise du moment nous inspire – est celle de notre dépendance à des institutions en charge du bien commun.

Qui dit guerre, dit mobilisation des forces armées. Élément très concret mais aussi très symbolique, l’Armée française a été appelée pour intervenir sur le territoire français. En premier lieu, il faut dire à quel point il s’agit d’une forme de retour aux fondamentaux, bien plus qu’une forme d’évolution étrange et singulière. La dimension expéditionnaire que nous croyons être le propre de nos troupes n’est qu’une réalité récente à l’échelle des plus de six siècles d’histoire des premières compagnies de gendarmes français. Les Armées sont avant tout les garantes de la souveraineté du pays, c’est-à-dire de la capacité à contrôler et à protéger le territoire en dernier recours.

Après la guerre froide, nous avons oublié à quel point notre territoire pouvait être menacé directement. Il a fallu la très récente vague d’attentats pour que nous nous réengagions dans une perspective où notre territoire pouvait être frappé. L’épidémie qui vient aujourd’hui atteindre la France est une menace d’une autre ampleur, d’une autre échelle, si on s’en tient aux perspectives tracées par la communauté scientifique. Le nombre de cas croissant, la pression sur le système hospitalier est immense et de nombreuses vies sont en jeu.

La menace structurelle, celle qui met en cause le fonctionnement même du pays, est là. Par le confinement, par les mesures drastiques, que cela soit en repoussant des élections, en faisant renoncer à des éléments majeurs du programme sur lequel l’actuel président a été élu ou encore par le déblocage d’urgence de moyens considérables, on mesure combien l’épidémie fait d’ores et déjà changer notre pays.

La ministre des Armées, Florence Parly, a annoncé dans un message, le 16 mars, que des moyens militaires seraient mobilisés pour faire face à la crise du Covid-19. Ces moyens sont avant tout sanitaires. Ainsi, le service de santé des Armées va créer et mettre à disposition un Elément militaire de réanimation. Cette structure médicale modulaire sous tente dédiée à la prise en charge de patients Covid-19, sera armée par du personnel médical des Armées, et sa capacité de 30 lits de réanimation. Le lieu de déploiement de ces modules sera décidé en coordination avec la Direction générale de la Santé.

Le renforcement des forces de l’ordre par d’importants moyens militaires semble un bien faible barrage face à la vague des contaminations et des urgences respiratoires.

Dans le même temps, un module de réanimation pour patient à haute élongation d’évacuation, « Morphée », pourra être mis en œuvre. Il permet de transporter entre six et douze patients, en fonction de leur état. Ce module est mis en œuvre sur les avions de l’Armée de l’Air ; il sert d’habitude au rapatriement sanitaire des blessés en opération ; il permettra alors de mieux répartir la charge des patients de réanimation dans les différents hôpitaux français.

Enfin, on en parle plus qu’on ne les voit en réalité, des unités pourraient soutenir les forces de l’ordre. On remarque que cela est déjà le cas dans le cadre de l’opération intérieure Sentinelle qui voit, depuis la vague d’attentats de 2015, les forces de l’ordre renforcées par d’importants moyens militaires. Ces moyens sont réels, utiles, nécessaires. Malgré tout, ils semblent un bien faible barrage face à la vague des contaminations et des urgences respiratoires.

L’explication est double, d’une part les moyens des armées sont déjà engagés ailleurs, d’autre part ils sont, d’une certaine manière, tout à fait limités. Nous expérimentons alors avec eux les limites imposées à un pays qui pense collectivement que le service public est une assurance qui coûte cher.

Une partie des déclarations du président de la République, lundi 16 mars, touchait cette question sensible du service public et surtout de sa nécessité absolue si nous souhaitons être capables de faire face aux défis qui frappent toute la société. La pandémie, comme la guerre, frappe la société dans son ensemble et la menace dans son entièreté. C’est pourquoi cette situation appelle à une mobilisation de tous les moyens, selon cette expression aujourd’hui réutilisée, « quoi qu’il en coûte ».

On voit de grandes multinationales qui offrent de produire du gel hydroalcoolique dans des usines de produits de luxe pour les donner gratuitement aux hôpitaux, alors qu’en temps ordinaire, ces dernières tentent plutôt d’optimiser leurs impôts. Le geste est là et c’est bien mais, soyons honnêtes, il aurait été profondément choquant qu’elles ne soient pas au rendez-vous ; en temps de guerre, précisément, c’est cela qu’il convient de faire.

L’enjeu est davantage de préparer la guerre – dans le but de l’éviter ou du moins d’en minimiser les effets – et préparer la guerre, nous l’apprenons cruellement, c’est avoir des hôpitaux, des soignants, des stocks, des forces armées, une police, une gendarmerie, mais aussi des administrations capables de continuer à fonctionner, même en temps de crise, mais encore, l’institution de répartition qui oblige les habitants de ce pays, dans leur ensemble, à faire face à la maladie comme à la vieillesse – nous savons maintenant qu’être vieux et en bonne santé joue directement sur la capacité du pays à faire face à la crise.

Il semble qu’une partie de ceux qui pensaient jusqu’à très récemment que tout cela était une forme arriérée de luxe d’un autre temps, soient en train de changer d’opinion, et c’est tout à fait heureux, mais cela ne remplacera jamais le fait d’avoir pendant longtemps diminué les moyens de la collectivité dont ils espèrent d’ailleurs le soutien face à la récession qui accompagne l’épidémie.

Ce qui se joue là est un débat de nature stratégique comme, finalement, nous en tenons assez peu. Que voulons-nous pour notre pays ? Cette question, nous ne nous la posons que rarement avec efficacité ; la rareté de ce questionnement, nous la payons toujours en temps de crise. Le paradoxe d’une vie politique sans stratégie, en temps de pandémie, est le retour de la notion de frontière qui est maintenant sur les lèvres de tous les dirigeants mondiaux et surtout européens.

Un important chantier s’annonce : celui d’un État capable d’endurer, non pas une crise, mais des crises, d’être efficace, sans perdre son caractère démocratique.

Ces derniers jours, les pays européens ont fermé la plus grande part de leurs frontières terrestres, quand bien même à l’échelle européenne le sujet fait profondément débat. On ferme les frontières pour se protéger de la pandémie parce que le virus se déplace avec les personnes. On l’a dit et redit, seul un arrêt des flux va permettre de ralentir sa propagation. On mesure à cette occasion combien les frontières ne sont plus ce que nous en avions pensé : loin d’être seulement des lignes de points sur les cartes, elles sont au cœur de réseaux, de nœuds et de synapses. Fermer un pays à un virus revient donc moins à ériger des murs continus qu’à couper des flux.

Cependant, nous sommes obsédés par les frontières alors même que nous en oublions le sens. En effet, en bons trumpiens amateurs, les Européens les conçoivent comme un obstacle pour les autres, un mur qui doit empêcher le passage. Or, c’est l’inverse qui est vrai : la frontière est la ligne au-delà de laquelle nous ne pouvons plus agir. À mesure que le virus progresse chez nous, nous constatons notre peine à agir. Ironie de la situation, alors que nous renforcions les obstacles face aux étrangers pour les empêcher d’entrer, nous réduisions notre capacité d’action publique à l’intérieur de notre territoire.

Dans cette double injonction, nous mesurons notre manque de pensée stratégique. La stratégie a longtemps été vue comme un élément accessoire des pays qui auraient la fantaisie de vouloir exister sur la scène internationale. Or, c’est l’instrument qui permet d’aller vers l’extérieur, vers l’au-delà de sa frontière parce que, précisément, on a su identifier ses intérêts, en penser les contraintes et prendre les arbitrages nécessaires.

Un important chantier s’annonce donc, celui de bâtir au lendemain de cette crise, celui d’un État capable d’endurer, non pas une crise, mais des crises, d’être stratège, sans être autoritaire, d’être efficace, sans perdre son caractère démocratique. C’est d’ailleurs sans aucun doute dans la conservation de la démocratie que nous trouverons l’efficacité collective pour rebâtir cet instrument nécessaire face aux crises à venir.

Pour finir, rappelons-nous : en 1356, après avoir fait assainir les marais parisiens, Charles, régent de France, avant de devenir le roi Charles V, lance le développement d’une nouvelle enceinte pour sa capitale, afin de mieux la protéger d’un ennemi extérieur, les Anglais, mais aussi d’un mal intérieur, les pestilences qu’on estime porteuses de maladies. Ainsi que l’a bien fait remarquer le doyen François-Olivier Touati dans un article de la revue Histoire urbaine de 2000, il s’agit d’une réaction, parmi d’autres, des pouvoirs politiques de la fin du Moyen-Âge, face à la peste qui est arrivée en Europe en 1348 par un navire venu de Caffa, en Orient.

Il montre comment la peur de la contamination devient un axe important de développement de l’action publique, surtout dans les grandes métropoles dont l’importance politique économique et sociale ne fait que croître, à l’époque. Il constate que la peur des épidémies « ne fait qu’asseoir la légitimité d’intervention des pouvoirs publics dans le système de régulation sociale et l’imposition d’une norme. »

De l’angoisse médiévale face au fléau qui peut balayer des cités entières et stopper l’essor démographique d’un continent, nous avons gardé un atavisme particulier face aux catastrophes infectieuses. Ainsi, l’alternance structurelle de déni et de panique semble n’avoir jamais été démentie. Malgré tout, et c’est le propre des États modernes fonctionnels, la réaction se fait à la mesure des capacités de compréhension et d’analyse de la situation.

Certains évoquent déjà à quel point il faudra faire le procès de l’élite politique qui gère en ce moment la crise. Il faudra surtout faire de cette guerre dans laquelle nous sommes entrés l’occasion de réussir ce que les historiens de la Grande Guerre ont défini comme un moment tout aussi crucial : la sortie de guerre.


Ramon Epstein

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