Viens loin de moi – de la proxémie en temps de pandémie
Quelque chose ne tournait pas rond. Tout était trop calme. Où étaient les gens ? Quand j’en apercevais, ils paraissaient s’éviter, en tournant l’épaule vers l’extérieur.
Pourtant, juste avant de partir à Cuba il y a deux semaines, j’étais encore dans un pays nerveux, fatigant par moments, mais au moins vivant. A mon retour, je me suis demandé si je n’étais pas sur une autre planète. Déclic. L’idée me trouble. Et si c’était vrai ? Je me souviens que des astrophysiciens ont suggéré il y a quelques années que notre monde était en fait dédoublé : il existerait, dans un autre espace-temps, une seconde Terre, où tout se déroulerait comme sur la planète que nous connaissons, avec quelques décalages. Nous n’aurions pas accès à cette seconde Terre—une al-terre native impossible, en quelque sorte. Les écrivains de SF ont abondamment exploité cette hypothèse, jusqu’à Schuiten et Peeters qui présentent Brüssels comme miroir déformé de Bruxelles, que l’on n’atteint qu’en passant par les entrailles du Palais de Justice…Or je suis bien passé par un commutateur étrange, La Havane, qui est comme une machine à remonter le temps. Et si j’étais tombé au retour sur l’autre Terre ?
Tout me le laisse croire. Il y a ce silence étrange, du matin au soir ; il y a ces rues désertes en pleine journée. Or le temps est splendide. Sur la vraie Terre, il y aurait un monde fou partout en pareilles circonstances météorologiques. Sur la planète où je suis, lorsque je croise une rare personne, deux réactions se produisent : soit nos regards se croisent et nous nous disons bonjour, comme à la campagne ; soit nos regards se détournent et nous veillons à rester à bonne distance, comme si nous avions peur l’un de l’autre.
J’ai ainsi aperçu un vieil ami – on s’était connu au lycée – lors d’une petite balade dans le soleil de l’après-midi. Il ne m’avait d’abord pas reconnu en raison de mes lunettes foncées. Mais lorsque je les ai enlevées et qu’il a enfin compris pourquoi cet inconnu lui faisait signe, il n’a manifesté aucun plaisir de me voir – au contraire, il avait, semblait-il, hâte de poursuivre son chemin. Je comprenais mal. Il a entrepris un tout petit bout de conversation tout en continuant à marcher, ce qui nous a entraînés à produire un petit ballet dessinant deux crosses emboîtées. Nous nous parlions tout en effectuant une boucle, nous amenant ainsi à tourner quelques instants le dos à notre direction initiale, avant de nous saluer d’un geste et de reprendre nos routes respectives.
En rencontrant mon ami, j’ai eu l’impression qu’un autre code proxémique était en application.
Je me suis souvenu du cours que j’avais intitulé « Marcher, attendre, observer » : je me promenais en ville avec les étudiants et je leur faisais observer des piétons en mouvement et en attente. Je convoquais la « proxémique » de l’anthropologue américain Edward T. Hall, qui avait écrit dans les années 60 et 70 des ouvrages comme Le langage silencieux ou La dimension cachée. Il avait développé une échelle des distances que l’on gardait dans différentes situations intimes, personnelles, sociales ou publiques.
Cela marchait assez bien. Je faisais observer aux étudiants comment les personnes en attente d’un bus se positionnaient, non en file mais en grappe. Grappe dont les éléments étaient éloignés d’environ cinquante centimètres lorsque le bus n’était pas encore arrivé (distance sociale) mais qui se réduisait à vingt, sinon dix centimètres (distance personnelle) lorsque le bus était arrivé et qu’il fallait se presser sans le montrer vers la porte d’entrée. Pour contrer cette imposition d’une distance qui ne correspond pas à l’état de leurs relations, les personnes veillaient à ne pas se regarder, soit en gardant les yeux au sol, soit en effectuant des balayages visuels latéraux. Les étudiants aimaient beaucoup cette analyse à chaud, qui leur donnait l’impression d’une révélation.
En rencontrant mon ami, j’ai eu l’impression qu’un autre code proxémique était en application : nous nous tenions à la distance que Hall aurait appelée publique, à plus de trois mètres l’un de l’autre, un peu comme lorsqu’une personnalité prend la parole devant un parterre. Etait-ce bien lui ? Pas de doute. Mais pourquoi me battait-il froid aussi étrangement ? Il était peut-être dans un mauvais jour. Ou alors j’avais eu affaire à son clone sur l’al-Terre…
En renforçant l’ordre de l’interaction, nous contribuons selon Goffman à renforcer l’ordre social tout entier.
Dans mon cours à travers la ville, j’aimais aussi puiser dans l’œuvre d’un contemporain d’Edward Hall, Erving Goffman, un sociologue d’origine canadienne qui s’était spécialisé dans l’étude de ce qu’il appelait « l’ordre de l’interaction ». Il voyait dans les rencontres, les salutations, mais aussi les évitements, autant de manifestations de l’ordre social, cette colle mystérieuse qui nous amène à continuer à vivre en société.
Pour lui, une infraction à l’ordre de l’interaction, par exemple refuser de céder le passage à une dame ou une personne plus âgée, était susceptible d’entraîner une punition, équivalente à celle qu’entraîne un manquement à l’ordre social – une agression peut conduire à un emprisonnement, par exemple. Cette punition-là était d’ordre symbolique : un foudroiement du regard, une remarque sèche – autant de gestes susceptibles de provoquer un embarras chez le fautif et de constituer une réparation pour l’offensé. Mais, ajoutait Goffman dans un de ses livres, intitulé Rites d’interaction, nous nous conduisons le plus souvent comme de petits prêtres honorant de petits dieux. Nous nous respectons et nous tenons à le montrer par de la tenue et de la déférence les uns envers les autres. En renforçant l’ordre de l’interaction, nous contribuons selon lui à renforcer l’ordre social tout entier.
Lorsque j’ai croisé mon copain de lycée, je n’ai pas eu le réflexe d’enlever mes lunettes de soleil tout de suite, ce qui lui aurait permis de me reconnaître plus vite, et de ne pas perdre la face en me regardant comme si j’étais un inconnu. Il a cru devoir s’excuser de ne pas m’avoir salué plus vite, mais il m’a fait payer l’offense initiale en restant très à distance et en écourtant l’échange. Cela dit, le cycle de l’offense et de la réparation terminé, il aurait pu se rapprocher de moi par une plaisanterie du genre : « mais que fais-tu par ici ? », qui aurait provoqué ce que Goffman appelait dans son dernier livre, Façons de parler un « changement de pied ». Mais rien de tel ne s’est produit. Et pour éviter de nous embarrasser mutuellement, nous nous sommes quittés rapidement. Cette utilisation des ressources offertes par Goffman ne m’a pas donné entière satisfaction. Une étrange étrangeté a persisté. Pour sûr, je n’étais plus sur ma planète. Mon vieux pote était bien un clone décalé. L’original n’aurait pas réagi ainsi.
La langue française ne parvient pas à faire la différence entre le sens interindividuel et le sens collectif, sociétal de l’anglais « social ».
Un troisième auteur m’est revenu en tête. Encore un anthropologue, anglais cette fois : Gregory Bateson. J’aimais raconter aux étudiants qu’il était très grand, un peu gauche, et qu’il avait épousé une femme toute petite, très autoritaire et déjà très célèbre, Margaret Mead, anthropologue comme lui. Ils s’étaient d’ailleurs connus lors d’un travail de terrain en Nouvelle-Guinée. Mais peu importe, disais-je aux étudiants. Il fallait surtout retenir qu’il aimait construire des hypothèses, comme celle de la « double contrainte », dont il se servait dans les années 50 pour expliquer la fuite de certains enfants dans la schizophrénie.
Bateson et ses collaborateurs partent d’un scénario selon lequel une mère envoie constamment à son très jeune enfant des « injonctions paradoxales » c’est-à-dire des invitations à se rapprocher d’elle, tout en se raidissant affectivement lorsqu’il se met en posture de recevoir plus de câlins. C’est ce que Bateson traduira par la formule « viens loin de moi ». L’enfant ne peut comprendre ce qui lui arrive. Il ne peut le verbaliser ou se réfugier dans les bras d’un tiers. Sa seule issue devient la fuite intérieure : c’est le mutisme de l’état « schizoïdique ». Résumée aussi rapidement, l’hypothèse de la double contrainte apparaît très caricaturale. Mais je n’ai pu m’empêcher d’y songer en me repassant le film de mon interaction avec ce vieil ami.
Tout s’était passé – très rapidement – comme si mon ami me disait « viens loin de moi ». Il me parlait, signe d’ouverture et de rapprochement, tout en continuant à marcher dans sa direction, signe de fermeture et d’éloignement. Mais il ne me tournait pas le dos, et moi non plus. D’où notre ronde pendant quelques minutes, qui reflétait bien toute l’ambiguïté de la situation. Nous étions engagés dans une manœuvre de « distanciation sociale », une formule que je voyais fleurir partout, en provenance directe de l’américain « social distancing ». La langue française ne parvient pas à faire la différence entre le sens interindividuel, presque éthologique, et le sens collectif, sociétal de l’anglais « social ». Du coup, la connotation de la traduction française apparaît comme un retour d’une lutte des classes qui ose presque dire son nom. Arrière, manants !
Lorsqu’on reçoit l’injonction « viens loin de moi », on peut y réagir par l’humour, l’art, la religion – avant d’y répondre par la fuite psychotique.
Ce n’était pas d’une lutte de cet ordre dont il était question dans le petit ballet avec mon ami – nous étions tous deux, et nous le savions, des transfuges de classe, et nous aurions dû, cette fois-ci comme dans toutes les occasions où nous nous étions revus, afficher notre indéfectible solidarité. Le clone décalé que j’avais rencontré m’avait plutôt entraîné dans un rapport de défiance, aux effets sournois à long terme, en ce sens qu’il risquait de détricoter une vieille amitié. Je retrouvais bien là la dimension perverse de la double contrainte selon Bateson. Et si cette al-Terre était ainsi en train de tisser des relations pathogènes entre ses habitants ? La distanciation sociale qui semblait à l’œuvre partout conduirait en quelque sorte à une schizoïdie généralisée. Je ne pouvais m’y résoudre.
Tout à la fin de sa vie, Bateson a revu sa définition de la double contrainte. Mais il ne l’a pas publiée. On la trouve seulement dans ses archives, conservées à la bibliothèque de l’Université de Californie à Santa Cruz. Elle dit ceci : « terme flou qui désigne une classe de séquences expérientielles dont on peut croire qu’elles sont importantes en humour, en art, en religion, en maturation et dans la pathogenèse des syndromes psychotiques ». En d’autres termes, lorsqu’on reçoit l’injonction « viens loin de moi », on peut, selon le dernier Bateson, y réagir par l’humour, l’art, la religion—bien avant d’y répondre à l’extrême par la fuite psychotique. On peut s’en délivrer par une créativité redoublée. C’est un peu ce que Bateson avait proposé d’explorer à William Fry (un de ses plus jeunes collaborateurs du début des années 50) dans un livre resté trop méconnu, Sweet Madness : A Study of Humor (1963, non traduit en français).
Depuis que j’évoluais sur cette planète, si semblable à celle que j’avais connue et pourtant si décalée, je ne cessais de recevoir des plaisanteries sur mon téléphone, je ne cessais de lire des propositions d’artistes, je ne cessais de découvrir des gestes collectifs généreux : des musiciens à leur balcon, des immeubles chantant en cœur, des livraisons de fleurs par drone à des mamies. A nouveau, viens (à la fenêtre) loin de moi (dit le drone en s’éloignant déjà). Mais une inversion du sens de la relation s’était produite : il y avait don et non repli. Était-ce là de premiers exemples de la double contrainte comme matrice d’une créativité nouvelle ? Tout se passait comme si l’injonction « viens loin de moi » produisait à la fois des effets délétères et des effets vivifiants. Avec un peu de chance, ceux-ci allaient peu à peu contrer ceux-là. J’allais peut-être encore évoluer longtemps sur cette planète qui n’était plus vraiment la mienne. Autant me dire que j’allais me retrouver d’ici quelques années sur une planète plus tonique que celle que j’avais perdue.