Société

Les animaux (à nouveau) malades de la Peste

Historien

Dans la fable de La Fontaine, on se souvient que c’est l’herbivore tout en bas de la hiérarchie, l’âne, qui se dévoue pour apaiser le courroux céleste jugé responsable de l’épidémie. Face au Covid-19, c’est bien le dévouement volontaire de ceux frappés jusque là de l’inutilité sociale, de ceux qui ne sont rien, qui nous sauve : personnels de santé, pompiers, caissières, postiers, livreurs etc. Dans le monde d’après, nous aurions tout intérêt à ne pas reproduire le dénouement de la fable de La Fontaine et à laisser le baudet faire don de lui-même.

« Un mal qui répand la terreur,
Mal que le Ciel en sa fureur
Inventa pour punir les crimes de la terre,
La Peste (puisqu’il faut l’appeler par son nom)
Capable d’enrichir en un jour l’Achéron,
Faisait aux animaux la guerre.
Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés. »
Jean de La Fontaine

 

Parmi les souvenirs, notamment scolaires, de nombre d’entre nous figure peut-être la fable des “Animaux malades de la Peste” de La Fontaine, éditée pour la première fois en 1678. Quelques expressions nous en restent en tout cas dans le langage ordinaire, à l’image du célèbre « haro sur le baudet ».

Comme chez Ésope, la fable met en scène des animaux parlants, réunis en assemblée autour de leur Roi, le Lion, en raison des ravages de la maladie. Conformément à l’interprétation dominante au Moyen-Age et à l’époque moderne, qui faisait des calamités (guerres, catastrophes naturelles, maladies et famines) des châtiments envoyés par Dieu pour punir les hommes de leurs péchés, que l’on trouve encore dans la législation louis-quatorzienne à propos de la répression du blasphème par exemple, l’épidémie y est d’emblée présentée comme une punition divine : « le Ciel a permis / Pour nos péchés cette infortune ». Le Lion décide donc de tenir conseil pour trouver les moyens d’apaiser la colère de Dieu, identifier les responsables et faire en sorte « Que le plus coupable de nous / Se sacrifie aux traits du céleste courroux ».

Contrairement à ce que les commentaires classiques ou scolaires suggèrent parfois, il ne s’agit pas véritablement ici d’inviter la communauté des animaux à désigner en son sein un bouc émissaire, qui serait immolé pour le salut des autres. Deux indices le montrent clairement. D’une part, le fait que le conseil semble délibérer assez librement sous l’autorité du Lion : les animaux s’expriment à tour de rôle, dans l’ordre des préséances propre à l’Ancien Régime, qui fait parler les nobles carnivores avant la « canaille, sotte espèce » des herbivores, et donc le renard, le tigre, l’ours qui se présentent comme « de petits saints » alors qu’ils ont dévoré nombre de moutons et parfois le berger lui-même, puis le malheureux baudet qui reconnaît avoir peut-être mangé quelques brins d’herbe qui ne lui appartenaient pas. D’autre part, le vocabulaire du sacrifice de l’âne, qui est exprimé par un terme que nous ne comprenons plus, ou plus comme le faisaient les lecteurs de l’Antiquité, du Moyen-Âge et de l’époque classique.

Le terme de dévouement renvoie à un rituel bien particulier de la Rome antique, pour illustrer la place de la vertu et des hommes vertueux dans la République à son apogée.

Le Lion, en effet, invite chacun des animaux à confesser ses péchés afin de déterminer celui qui est responsable de la colère divine, Dieu punissant toujours l’ensemble des hommes pour les fautes de quelques-uns, et qui pourrait par conséquent être amené à se sacrifier pour « la guérison commune ».  Car, dit-il, « l’histoire nous apprend qu’en tels accidents / on fait pareils dévouements ». Dévouement ? Le terme revient deux autres fois, lorsque le Lion lui-même envisage ou fait semblant d’envisager de se dévouer s’il s’avérait être le plus coupable de tous, et plus loin, lorsque les puissants du conseil, qui ont tant à se faire pardonner, estiment qu’il faut « dévouer » le malheureux baudet. Dévouement donc.

À l’évidence, le dévouement dont il est question n’a pas grand chose à voir avec le sens affadi que nous lui attribuons souvent aujourd’hui : il n’évoque pas la loyauté indéfectible et sans question au prince, à l’autorité légitime, ou à une institution, au sens ou nous parlons d’un serviteur dévoué ou d’un employé dévoué, car on voit mal pourquoi le Lion y aurait songé pour lui-même. Il s’agit évidemment de tout autre chose : d’obéissance aveugle. Le terme renvoie en fait à un rituel bien particulier de la Rome antique, dont les exemples les plus célèbres et en partie inventés, avaient été relatés par Tite-Live, Cicéron ou Macrobe pour illustrer la place de la vertu et des hommes vertueux dans la République à son apogée.

Les noms de ces dévoués – Decius Mus, Horatius Coclès, Torquatus – ne nous parlent plus, sauf peut-être celui de Scaevola, qui pour impressionner le Roi Porsenna qui assiégeait Rome et lui montrer la bravoure de ses citoyens, avait plongé devant lui sa main dans un brasier jusqu’à ce qu’elle se consume. Vivement frappé par cet exemple de vertu républicaine et de sacrifice de soi pour la liberté, et lui-même citoyen d’une République libre, Genève, Rousseau raconte dans les Confessions avoir imité ce geste en mettant sa main au-dessus d’un réchaud.

L’exemple le plus significatif et le plus proche de La Fontaine n’est pourtant pas celui de Scaevola, mais celui du jeune chevalier Marcus Curtius. Rappelons-en l’exploit. Un gouffre s’était ouvert au milieu du forum romain, dans lequel brûlait un feu que rien n’arrivait à éteindre. Les oracles consultés indiquèrent que le fossé qui menaçait de détruire la Cité ne pourrait être comblé que si les Romains y jetaient ce qu’ils avaient de plus précieux : de l’or, des fourrures, des bijoux y furent déversés sans relâche. En vain.

C’est alors que Marcus Curtius arriva harnaché sur le forum et déclara que le bien le plus précieux de Rome étaient ses jeunes nobles : il sauta à cheval dans la fosse, qui se referma. Rome était donc sauvée grâce à la vertu d’un seul de ses jeunes citoyens et Marcus Curtius devint ainsi l’objet d’innombrables poèmes, pièces de théâtre, tableaux ou sculptures : un an avant la publication de la fable, d’ailleurs, le cavalier Bernin avait réalisé pour le château de Versailles, un portait équestre du Roi Louis XIV sous les traits de Marcus Curtius.

La réponse à la crise se trouve dans des formes de civisme que l’on nous disait reléguées aux pages des manuels d’enseignement moral et civique.

Depuis des semaines désormais, nos gouvernements et quelques-uns de leurs conseillers, à l’appel des devins et des oracles qui multiplient les prédictions, jettent sans relâche ce qu’ils ont de plus précieux dans la fosse du Covid-19. Pour les uns, ce sont leurs propres rodomontades populistes et nationalistes sur la « grippette » et le « virus chinois » qui ne résisterait pas au rétablissement des frontières, au savon ou à Pâques et qu’ils sont obligés de ravaler jour après jour ; pour d’autres ce sont les libertés publiques, allègrement bradées au nom de la santé de tous et à l’exemple de pays qui ne semblaient pas jusqu’ici constituer des modèles de fonctionnement démocratique et de sociétés justes ; pour d’autres encore, il s’agit des croyances rabâchées depuis des décennies sur le mal absolu que constitueraient la dépense publique, l’État-Providence, les droits sociaux et le service public dont ils découvrent qu’ils amortissent (un peu) la crise et évitent un écroulement plus complet. Un bûcher des vanités sans fin, qu’alimentent les pontifes du populisme et du néo-libéralisme, toute honte bue. Mais là aussi, en vain.

Car ce qui comble véritablement la fosse qui menace de nous engloutir, c’est bien le dévouement volontaire d’innombrables personnes, bien au-delà de tous les récits rances sur l’individualisme irrépressible, sur les calculs égoïstes des entrepreneurs de nous-mêmes que l’on nous invite à être, l’inutilité sociale de ceux qui ne sont rien : personnels de santé, urgentistes, infirmiers et infirmières, médecins, réserve médicale, pompiers etc. Mais aussi foule des travailleurs à qui nul n’a offert les moyens de télé-travailler depuis leur résidence secondaire de l’île de Ré ou de la Côte Normande, en tenant de délicats journaux de confinement, et qui doivent assurer la continuité de la production de biens essentiels, livrer les lettres et les colis, tenir les caisses des grandes surfaces, conduire des bus et des métros (presque) vides avant d’être confinés le soir, les week-ends et les vacances.

La brutalité de la crise sanitaire, qui porte au jour soudainement des fractures que nous savions être là, mais que nous pouvions faire semblant de ne pas voir, vient rappeler comme dans les exemples de Scaevola ou de Marcus Curtius, qui donnèrent à partir de 1792 leurs noms à des places, des rues, des enfants, des sections révolutionnaires, que la réponse à la crise n’est pas à chercher dans l’alourdissement de l’État d’urgence permanent, dans l’abolition du débat parlementaire et social, dans la suspension des libertés, dans le développement des outils numériques de travail mais aussi de surveillance, comme les enseignants en font actuellement l’expérience, ou encore dans la mobilisation d’une rhétorique guerrière qui envoie au front les nouveaux dévoués, avec de bonnes paroles et de vagues promesses de médaille.

Non : la réponse à la crise se trouve dans le retour d’actes d’abnégation, de dévouement sans calcul, de solidarité spontanée, en un mot dans des formes de civisme que l’on nous disait reléguées aux pages des manuels d’enseignement moral et civique. Des vieilleries destinées aux enfants, qui parlent d’idéaux désuets venus des tréfonds des Lumières, de la Révolution et de certains projets politiques du XIXe siècle et d’autres inventions droits-de-l’hommistes : le bonheur commun, la solidarité et la réciprocité, la fraternité, le désintéressement…

Nous savons que les idéaux que l’on vient d’évoquer sont des biens qui ne peuvent être quantifiés, ou à grand-peine.

Or ces idéaux ont justement l’intérêt de nous donner les moyens de penser nos projets d’avenir personnels et surtout collectifs sans avoir à les confiner eux aussi dans des alternatives ruineuses : faut-il plus d’État omniscient aidé par les géants du numérique, ou plus de dérégulation et d’abandon de chacun à son sort ? Devons-nous choisir d’avoir moins de libertés civiques et plus de libéralisme économique ? Le risque n’est-il pas d’ailleurs d’avoir, chaque fois, les deux : un État libéré des garde-fous qui en limitaient traditionnellement les compétences et les moyens, qui entre plus que jamais dans nos vies, nous dit comment nous déplacer, nous parler les uns aux autres, nous distraire mais qui se désintéresse de la protection de ses ressortissants, renonce à aider les plus fragiles, démantèle les garanties de l’État social sorti des crises du milieu du XXe siècle ?

Que nous ne les exprimions plus aujourd’hui de cette façon ne change rien : nous savons que les idéaux que l’on vient d’évoquer sont des biens qui ne peuvent être quantifiés, ou à grand-peine, comme le montre la progression des indices qui tendent à substituer le bonheur national ou le développement humain au seul PIB dans les calculs de la richesse des Nations, et qu’il est absurde de vouloir faire tenir dans les tableaux Excel des adorateurs des nouvelles politiques publiques.

Nous savons aussi maintenant qu’ils ne sont à notre portée qu’au prix d’efforts importants et surtout qu’à la condition que nous consentions librement – et non sur ordre – à des sacrifices d’une partie de notre liberté, de notre confort, de notre plaisir afin que d’autres y aient aussi une juste part. Peu importe, ici, la liste de ces sacrifices désintéressés : voyager et consommer moins, accentuer la progressivité de l’impôt et taxer plus fortement les successions, partager les richesses avec les pays du Sud, engager des politiques migratoires responsables et faire des choix durables en matière de climat… L’essentiel est de mesurer leur ampleur et de comprendre qu’ils sont inséparables d’une transformation rapide des grandeurs sociales, qui aujourd’hui placent au plus bas du système de rémunération, de protection et de considération ceux dont nous mesurons chaque jour le dévouement.

Dans le monde d’après, nous aurions tout intérêt à ne pas reproduire le dénouement de la fable de La Fontaine et à laisser le baudet faire don de lui-même pour les autres, renoncer à sa vie pour que les carnivores puissent continuer à jouir en tout impunité du monde, de ses richesses et des pauvres. Il n’y aurait de pire politique que cette politique du pire, dans laquelle « selon que vous serez puissant ou misérable/ Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir ».

 


Olivier Christin

Historien, Directeur d'études à l'EPHE et directeur du Centre européen d'études républicaines

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