Numérique

StopCovid ou l’arbre qui cache la forêt

Sociologue

Ce mercredi 27 mai, l’application StopCovid sera débattue à l’Assemblée nationale. Les défenseurs des libertés individuelles ont toutes les chances de perdre la bataille tant la dépendance aux outils numériques à des fins commerciales, ou de confort social, a rendu facilement acceptable l’utilisation des mêmes outils à des fins politiques. Le débat qui s’engage peut toutefois nous aider à prendre conscience de la forêt des dépendances numériques dans laquelle nous sommes collectivement entrés.

Après plusieurs semaines de polémiques, le projet de traceur numérique Stopcovid qui devait accompagner le déconfinement du 11 mai a été ajourné. Ajourné mais pas abandonné, puisqu’un débat sur le sujet est prévu à l’Assemblée nationale cette semaine et que le code source du prototype, élaboré par un regroupement d’entreprises privées, sous la houlette de l’INRIA (Institut national de recherche en sciences et technologies du numérique), a été partiellement publié le 12 mai, en vue d’une mise en service qui pourrait avoir lieu au mois de juin.

À vrai dire, il ne saurait en être autrement dans un contexte européen où la plupart des pays ont mis en place – ou sont sur le point de le faire – des outils du même genre, en vue de contrôler l’extension de l’épidémie. L’argument de l’efficacité – analogue à celui qui fit jadis préférer les véhicules à moteur ou les désherbants chimiques – paraît ici imparable, sachant qu’il faut mobiliser plusieurs enquêteurs pendant plusieurs jours pour un traçage qu’on peut obtenir immédiatement grâce à une application, qui reste utile même en-deçà du seuil optimal de 60 % de la population équipée. Comment pourrait-on résister à un progrès technique, surtout lorsqu’il concerne la santé de toute une population ?

Malgré les vives dissensions au sein des équipes chargées de préparer le projet, et contrairement à d’autres pays comme l’Allemagne qui a choisi une option dite « décentralisée » (les informations collectées restent au niveau des utilisateurs et des agences de santé auxquelles ils sont connectés), la France semble avoir retenu l’option « centralisée » d’un serveur gouvernemental auquel remonteraient les données enregistrées et qui notifierait aux utilisateurs leur croisement éventuel avec une personne infectée. Cette option serait moins dépendante des algorithmes d’Apple et Google, et elle est censée faciliter les études épidémiologiques sur l’extension de la maladie.

On n’a aucun mal à comprendre que les autorités publiques ne veuillent pas se priver de l’usage d’une technologie devenue monnaie courante dans l’industrie du numérique.

Mais ses critiques font valoir que, même si elle exclut les bases de données nominatives, elle facilite la levée de l’anonymat sur les personnes contaminées et toutes celles avec qui elles ont été en contact. Elle offre aussi aux autorités la disposition inédite d’un « graphe » des interactions sociales ayant l’ambition d’une couverture universelle des habitants – la seule limite étant pour l’instant leur équipement en smartphones et le téléchargement facultatif d’une application.

Cette nouveauté outrepasse clairement les limites sécuritaires du traçage informatique classique, réservé jusqu’ici aux personnes recherchées par la justice ou soupçonnées d’activité terroriste, et dont l’élargissement à la prostitution, au proxénétisme ou au harcèlement avait déjà été fortement critiqué cet hiver lors du projet de loi sur la répression des discours haineux sur Internet, finalement adopté le 13 mai dernier par l’Assemblée nationale.

Or, là encore, on n’a aucun mal à comprendre que les autorités publiques ne veuillent pas se priver de l’usage, dans l’intérêt général, d’une technologie devenue monnaie courante, à des fins privées, dans l’industrie du numérique. Aujourd’hui, n’importe quel individu est géo-tracé automatiquement par son fournisseur d’accès à un réseau cellulaire ou Internet. Il l’est aussi, sous réserve d’un consentement qu’il accorde la plupart du temps en bloc et sans réfléchir, par les sites qu’il visite ou avec lesquels il est connecté par les cookies dits de « tierce partie » qui transmettent ses informations personnelles aux partenaires commerciaux du site visité, sans le moindre souci d’anonymat. Il existe en outre de multiples applications qui utilisent la géolocalisation ou la technologie Bluetooth pour mettre des personnes en contact, comme par exemple Tinder et ses concurrents qui permettent de choisir un éventuel partenaire amoureux parmi une série de profils croisés en chemin.

On peut aussi faire remarquer que, contrairement au géo-traçage sanitaire public, les informations collectées par les sites privés ne se limitent pas à un caractère particulier, mais incluent, en plus des données d’inscription, toutes celles qui sont déduites des activités et contenus déposés, et cela en-dehors de tout contrôle de l’utilisateur. Ces données sont traitées par des logiciels d’intelligence artificielle capables de dessiner des profils sociaux et individuels très détaillés, offrant une matière première inépuisable non seulement à la publicité ciblée, mais à toute l’industrie du numérique qui se développe dans tous les domaines de la vie sociale : banques, assurances, éducation, santé… et, bien sûr, politique.

On sait par exemple que Cambridge Analytica, la société de conseil en communication qui a facilité l’élection de Donald Trump aux États-Unis et la victoire du Brexit au Royaume-Uni par l’envoi aux électeurs de messages ciblés en fonction de leurs profils personnels, s’est targuée de posséder 5 000 informations personnelles sur 220 millions de citoyens américains.

Les défenseurs des libertés individuelles ont toutes chances de perdre la bataille sur StopCovid.

Les partisans de StopCovid peuvent enfin faire valoir que dans les pays démocratiques, les informations collectées par les autorités publiques le sont sous le contrôle des instances élues et de la justice, ce qui n’est pas le cas des sites privés qui prennent généralement beaucoup de libertés vis-à-vis du Règlement européen sur les données personnelles (RGPD). Dans le mouvement général de numérisation de la société, StopCovid peut ainsi apparaître comme une façon innocente et naturelle pour les autorités publiques de tirer parti d’un processus de géo-traçage des individus et de collecte de leurs informations personnelles, devenu un aspect fondamental de notre forme de vie.

De façon inaperçue, ce processus fait l’objet d’un consensus à la fois mou et universel pour tous les utilisateurs d’Internet – particulièrement dans le contexte actuel de confinement, de télétravail ou de groupes WhatsApp qui permettent à Facebook de siphonner nos informations privées dans les « salons collectifs » qu’il nous offre si généreusement.

En définitive, si les défenseurs des libertés individuelles ont toutes chances de perdre la bataille sur StopCovid, c’est parce que le nouvel outil s’inscrit dans une dépendance au despotisme numérique d’autant plus incoercible et inquestionnable qu’elle est de plus en plus intégrée à la plupart des aspects de notre vie quotidienne. C’est cette dépendance aux outils numériques à des fins commerciales ou de confort social qui rend si facilement acceptable l’utilisation des mêmes outils à des fins politiques dont la légitimité paraît évidente : aujourd’hui la santé publique, mais quoi d’autre demain ?

Le débat sur ce sujet n’aura donc vraiment été utile et salutaire que s’il nous rendait plus conscients du genre de société dans lequel nous sommes entrés : une sorte de société « scopique » capable de voir jusqu’aux plus petits détails de la vie pratique de chaque habitant, et dont nous ne mesurons pas encore toutes les conséquences sur la vie et les libertés communes, pas plus que nous ne mesurions naguère les conséquences des énergies fossiles sur l’environnement naturel.

L’industrie des big data serait, selon la chercheuse Cathy O’Neil, une « arme de destruction mathématique » des liens humains, parce qu’elle instaure un système d’utilisation et de contrôle des caractères personnels, y compris les plus intimes, dans des domaines de plus en plus larges de la vie sociale. Cette « bombe à retardement » a déjà explosé en Chine sous la forme du système de « crédit social » qui pousse la surveillance de l’expression humaine à un niveau de puissance et de profondeur qu’aucun théoricien n’avait jamais imaginé.

Si nous ne voulons pas en arriver là dans les pays démocratiques, il faudrait que nous commencions par prendre conscience de la forêt des dépendances numériques dans laquelle nous sommes collectivement entrés, et dont StopCovid pourrait n’être au fond qu’un révélateur. Afin que, là aussi, comme en matière d’environnement, nous essayions de changer quelque chose à notre forme de vie.


Patrick Pharo

Sociologue

Mots-clés

Covid-19