Politique

Grandeur et vicissitudes de la pandémie

Sociologue

Au-delà des rodomontades et vilénies des Trump, Bolsonaro et de leurs partisans, l’expérience inattendue et quasi universelle de rupture de l’ensemble des routines qui rythmaient le quotidien a fait ressortir deux propriétés politiques : l’asymétrie instaurée entre la parole de gouvernants et celle des gouvernés est devenue insupportable ; l’humanité forme désormais un espace public commun.

Difficile de ne pas observer par ces temps incertains que quelque chose a changé dans l’atmosphère politique dans laquelle nous évoluons. Pour certains, en pire ; pour d’autres, en mieux. Pour les premiers, elle est devenue nauséabonde, infestée par la défiance vis-à-vis des gouvernants, le mépris de la science ou l’individualisme de ceux et celles qui refusent d’appliquer les règles collectives dictées par l’évidence sanitaire.

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Et il est vrai qu’il y a tout lieu d’être écœuré par les images de ces milices armées et haineuses occupant les marches du Parlement du Michigan puis en y pénétrant pour quelques instants ; ou de ce rassemblement de protestataires alignés à distance réglementaire pour réclamer le retour à la liberté à Stuttgart ; ou de ces foules qui se pressent sans masques et en s’embrassant pour soutenir la dénonciation, par Bolsonaro, des mesures de confinement décidées dans des régions et des villes dévastées par la Covid-19 ; ou de ces poses délibérément provocatrices de Trump pour contrevenir aux recommandations qu’il a lui-même ordonnées. Ou par l’ostracisme et la malveillance que des personnes d’origine chinoise ou certains personnels soignants ont dû endurer.

Mais ces rodomontades et ces vilénies ne sont qu’une infime partie des réactions que la situation de pandémie a suscitées. Car, pour l’essentiel, l’attitude que les populations des pays pris dans la contamination ont adoptée a été d’une tout autre nature.

Dans leur énorme majorité, et parfois à la surprise des observateurs, ces populations ont immédiatement admis la nécessité de se mettre à distance des voies de la propagation du virus ; se sont obligeamment pliées à la dure loi de la réclusion volontaire et aux « gestes barrière » ; et ont assez spontanément manifesté leur sens de la solidarité en apportant un soutien joyeux à ceux et celles qui ont travaillé sans relâche (et souvent sans protections) pour soigner et veiller les malades, approvisionner et entretenir leurs semblables et assurer au minimum le fonctionnement des sociétés.

Sans compter la somme des initiatives que les gens ont prises par eux-mêmes pour pallier les défaillances de pouvoirs publics débordés ou impuissants. C’est la grandeur de la réaction collective à l’épidémie, faite de raison, de patience, de civisme et d’indiscipline. Et il faut rappeler que partout où les forces d’extrême-droite ont misé sur la colère provoquée par l’interdiction de vivre comme bon vous semble et orchestré des agitations au nom de la liberté de mourir, elles n’ont mobilisé que la frange la plus échauffée de leurs fidèles.

Cette mobilisation inédite vient conforter une idée déjà instillée par d’autres grands mouvements planétaires : l’humanité est un espace public commun.

L’histoire ne s’arrête pas là. C’est que l’expérience inattendue et quasi universelle de rupture de l’ensemble des routines qui rythmaient le quotidien a fait ressortir deux propriétés politiques. La première est que le débat public que cette rupture a déclenché a permis de mesurer la vigueur d’une opinion : l’asymétrie totale que la forme néo-libérale de gouvernement a instaurée entre la parole de gouvernants et celle des gouvernés est devenue insupportable. La seconde est le caractère solidaire de la réponse que l’humanité a cherché, à travers les réseaux d’échanges et de coopération internationale, à apporter aux défis que lui posent les ravages de la pandémie et la recherche des moyens de la juguler.

La première de ces propriétés est inhérente à cet exercice cathartique auquel les confinés se sont livrés, une fois encaissés l’hébétude et le dérèglement qui ont suivi l’obligation de rester chez soi. Une vague ininterrompue de textes visant à dessiner les contours du « monde d’après » a alors déferlé sur ces innombrables chambres d’écho que sont les médias contemporains. Cet exercice a sa face hideuse, qui s’exprime sous ces formes peu civiles, et souvent anonymes, que sont le conspirationnisme, les fausses controverses, les rancœurs remâchées, les menaces de mort, la soif de vengeance ou les appels à la sédition. Mais ce sont, là encore, des expressions très minoritaires dont la résonance est incertaine.

L’autre face de cet exercice s’est dévoilée dans les tribunes, pétitions, consultations en ligne et cahiers de doléances rédigés par des associations, des coalitions, des coordinations, des collectifs, des chambres de métiers, des groupes de réflexion, des artistes ou des intellectuel·le·s, parfois relayés par la voix officielle de partis ou de syndicats. Une partie de ces contributions portait un même message : pour corriger les erreurs, inégalités et injustices que l’apparition du coronavirus a soudain mises en lumière, les citoyens ne doivent plus s’en laisser conter par les faiseurs d’opinion patentés, qu’ils soient gouvernants, dirigeants politiques, décideurs économiques, sommités médicales ou experts et analystes de tous poils. Et les plus radicales ont ajouté que, pour y arriver, il était temps de confier la définition et l’administration des affaires publiques à ceux et celles qui savent de quoi leur existence est faite et comment il convient de l’organiser, que ce soit au travail (en repensant les relations de pouvoirs et les hiérarchies gelées) ou en politique (en multipliant les contre-pouvoirs et les instances de délibération).

La seconde propriété politique tient à ce que la suspension provisoire du cours ordinaire de la vie afin d’enrayer la circulation du virus a eu lieu simultanément dans presque tous les pays du monde ; et que les autorités publiques ont mis en œuvre, sur la base de données scientifiques qui n’ont cessé de changer, les mêmes mesures préventives, les mêmes consignes et les mêmes protocoles sanitaires et médicaux (avec de légères variations qui reflètent l’ajustement à chacun des contextes locaux).

Les populations de la planète ont donc partagé trois mois durant une même expérience, en suivant ensemble, au jour le jour, la progression du mal puis le rythme de sa récession. Pendant les quelques semaines qui ont séparé les confinements des déconfinements, une conversation mondiale s’est ouverte autour de la nature de la Covid-19, de la meilleure façon de la combattre, des cafouillages des gouvernements, des limites de la modélisation ou de l’emprise des épidémiologistes sur la décision. Le virus a ainsi tracé une ligne de démarcation entre « lui » et « nous » – ce « nous » figurant l’humanité en sa totalité. Et pour ce qu’on a pu en voir, l’envie de fixer cette opposition ami/ennemi sur des bases ethniques ou nationales, à l’intérieur comme à l’extérieur des limites d’un État, a été finalement mise en échec.

Cette mobilisation inédite vient conforter une idée déjà instillée par les grands mouvements planétaires contre la guerre en Irak, l’énergie nucléaire, le pouvoir de la finance, l’indifférence face à l’urgence climatique, le harcèlement sexuel ou le racisme d’État après l’assassinat de George Floyd : l’humanité est un espace public commun. Et c’est dans cet espace que devront être abordés les problèmes que les sociétés auront à affronter une fois la peur de la contamination conjurée.

Il ne sera sans doute pas question de détruire les structures de la division du travail que l’organisation actuelle du capitalisme a imposées à l’échelle planétaire (ce qu’on nomme pudiquement les « chaînes de valeur »). Mais on voit mal comment les États pourraient résoudre de façon solitaire les questions que la mise à l’arrêt du monde a soulevées : réorientation des modes de production ; assujettissement des multinationales aux besoins de la population mondiale ; relocalisation des activités économiques stratégiques ; distribution plus égalitaire des richesses ; réinvention de la fonction régulatrice de l’État ; reconfiguration des hiérarchies sociales qui valorisent les métiers en raison inverse de leur utilité vitale pour la société. Au grand dam des fervents de la souveraineté des nations, on peut penser que c’est par la coopération et pas par la guerre que la planète redeviendra vivable (même si les solutions prendront des allures bien différentes sous chacune de ses latitudes).

Le « monde d’après » ne sera peut-être pas exactement comme les unes et les autres le rêvent, mais il n’est pas dit qu’il verra le triomphe du chacun pour soi et de la victoire du plus fort.

Cette vision irénique de l’état du monde fera sans doute sourire les incrédules et les cyniques. Et, malheureusement, ils ne manquent pas d’arguments pour la moquer. Qui peut en effet ignorer que Trump a profité de la pandémie pour redoubler les imprécations nationalistes et les gesticulations martiales qui ponctuent sa croisade contre la Chine en particulier, et contre le multilatéralisme en général ? Venant de la part du chef de la première puissance militaire mondiale, la chose est certainement inquiétante.

Mais est-il vraiment en son pouvoir de faire entrer en application les décrets qu’il signe au moindre coup de sang ? Pour prendre l’exemple de la récente décision d’arrêter de verser des fonds à l’OMS, elle est du ressort du Congrès, pas de celui du Président. Et l’isolationnisme des États-Unis peut-il réellement se transformer en autarcie ? On peut en douter quand on sait comment les interdépendances nouées dans la globalisation freinent le programme de « réindustrialisation » de l’Amérique ou précipitent les marches arrière dans les négociations commerciales avec Pékin. Ce sont les contraintes qui naissent de l’intrication des relations internationales que les pessimistes oublient lorsqu’ils s’alarment des dangers qui menacent avec la fin de la pandémie, en pointant le procès en responsabilité que Trump intente à la Chine, en reprenant la propagande de l’extrême-droite américaine qui le presse à engager le fer contre le régime totalitaire chinois. Une perspective qui n’est pas très engageante en effet…

Les optimistes font valoir quant à eux que la pandémie a affermi la volonté des dirigeants du monde de privilégier l’entente et la concertation. Et ils en prennent pour preuve le fait que les pays membres de l’OMS se sont engagés, à l’annonce claironnée du retrait des États-Unis, à abonder le budget de l’institution en cas d’éventuelle défection. Ou que la Commission européenne, l’OMS ou le National Institute of Health des États-Unis ont appelé à considérer le futur vaccin contre la Covid-19 comme un « bien public mondial » dont « l’accès doit être équitable et universel ».

Une autre illustration de l’esprit de coopération que la crise économique qui vient impose de préserver est la manière dont les pays de l’Union européenne sont parvenus à entériner la suspension de l’application des dispositions du Pacte de stabilité et de croissance, et la mise à disposition, par la Banque Centrale Européenne avec l’aval du Fond Monétaire International, d’une manne de 300 milliards d’euros afin de couvrir les dépenses liées à l’urgence épidémique ; puis la possibilité offerte aux pays les plus durement frappés de solliciter les prêts conditionnés du Mécanisme Européen de Stabilité ; et finalement, pour lever les protestations des pays de son versant sud, la proposition d’un « plan de relance » de 750 milliards d’euros gagé sur un emprunt contracté par l’Union et prévoyant l’allocation de subventions inconditionnelles aux pays demandeurs afin de rétablir une circulation normale des personnes, des biens et des services dans son espace.

Miracle des « circonstances exceptionnelles », les pouvoirs en place ont subitement abandonné le dogme faisant de la réduction de la dette publique et du strict contingentement des budgets d’État l’impératif absolu de toute politique publique. Et même les plus libéraux d’entre eux, en Europe comme ailleurs, se sont engagés à combler les pertes de revenus de leurs ressortissants « quel qu’en soit le coût », en rendant aux États des prérogatives dont ceux-ci s’étaient dessaisies en suivant la vulgate néo-libérale. Sans que cela ne fasse trop ciller, les mêmes qui avaient imposé l’austérité budgétaire dans les services publics ne jurent plus aujourd’hui que par leur refinancement massif, l’abandon des réformes et des modernisations, l’augmentation des salaires et le recrutement de leurs agents. Ce qui, au demeurant, est une manière de faire droit à une partie des revendications formulées par les citoyen·ne·s dans le débat sur le « monde d’après ».

Celui-ci ne sera peut-être pas exactement comme les unes et les autres le rêvent, mais il n’est pas dit qu’il verra le triomphe du chacun pour soi et de la victoire du plus fort. L’épreuve de laquelle nous commençons à sortir – et que l’Amérique latine est encore en train de subir – montre que l’avenir peut tout aussi bien être façonné par l’exigence obstinée des citoyens de vivre dans des sociétés plus justes, plus égalitaires et plus attentives à l’environnement ; et par l’irréductible sentiment des populations de la planète d’appartenir à une seule humanité. Les pessimistes diront que ce n’est pas grand chose ; les optimistes, que c’est peut-être l’essentiel.


Albert Ogien

Sociologue, Directeur de recherche au CNRS – CEMS