Economie

La nécessaire « logistisation » de l’État français

Chercheur en logistique

Art de la guerre à son origine, la logistique a pris une place fondamentale dans l’économie, renforcée par la progression de la vente en ligne avant et depuis le confinement. Pourtant, la France ne semble pas avoir pris la mesure de l’importance stratégique de ce secteur, souvent réduit à la question du transport, et n’arrive qu’au 16e rang mondial en termes de performance logistique. La création d’un portefeuille ministériel spécifique serait un premier pas vers une nécessaire « logistisation » de l’État français.

Au cours de la crise sanitaire, un mot a été sur le devant de la scène : celui de logistique. Pour le meilleur parfois, avec le transfert des patients entre hôpitaux, en vue de soulager les zones les plus touchées par l’épidémie et éviter la saturation de nos capacités d’hospitalisation régionales. Pour le pire souvent, avec la pénurie de masques, et les difficultés liées aux tests, révélatrices selon les mots d’Emmanuel Macron des « faiblesses de notre logistique ».

publicité

Et ne nous le cachons pas, comme l’a montré notre impréparation logistique face à la crise sanitaire, la situation générale de la France sur le plan de sa compétitivité logistique est médiocre. La Banque mondiale ne place ainsi notre pays qu’au 16e rang en termes de performance logistique, loin derrière l’Allemagne, 1ère. Au niveau des entreprises, le premier prestataire logistique français, Geodis, n’occupe selon le cabinet Armstrong et Associates que le 14e rang mondial, alors que l’Allemagne place par exemple DHL et DB Schenker sur le podium. Enfin, les dernières décennies ont vu les ports du Havre et Marseille-Fos perdre des parts de marché dans la compétition européenne qui se joue pour attirer les flux mondiaux. À vrai dire, la seule infrastructure logistique qui est bien positionnée sur le plan international est l’aéroport Roissy-Charles De Gaulle, leader pour le fret européen, et l’État veut la vendre !

Depuis quelques années, une prise de conscience du retard français a certes eu lieu sur le plan politique. En 2015, s’est tenue la première Conférence Nationale de la Logistique, qui a abouti à la formulation d’une stratégie nationale, France Logistique 2025. Avec le changement de gouvernement de 2017, il a toutefois fallu attendre janvier 2020 pour que des actions voient le jour. Suite au rapport sur la Compétitivité de la chaîne logistique remis par Patrick Daher et Eric Hemar, respectivement présidents des groupes Daher et ID Logistics, Édouard Philippe a notamment créé l’association France Logistique, présidée par Anne-Marie Idrac, pour réunir tous les acteurs de la filière.

Ce dernier rapport témoigne cependant d’une ambition qui a largement été revue à la baisse par rapport à celle de France Logistique 2025. Les 6 mesures phares visent essentiellement à lever des obstacles techniques et réglementaires, et n’ont pas de portée stratégique comme par exemple proposer un point de contact unique aux frontières, simplifier les implantations logistiques ou encore réformer la fiscalité des locaux industriels.

Si ces mesures vont dans le bon sens, on est encore loin du compte. Alors qu’elle représente 1,8 millions d’emplois, que la filière pèse 10% du PIB national, la logistique reste ainsi de manière surprenante un impensé au sommet de l’État. Au sein du gouvernement actuel, la logistique n’est par exemple incarnée ni par un ministre, ni par un secrétaire d’État, ni même pas un simple conseiller au sein d’un cabinet ! Dans les faits, elle est implicitement rattachée aux « transports », portefeuille actuellement occupé par le secrétaire d’État Jean-Baptiste Djebbari. Une telle vision traduit la conception restrictive qu’ont la plupart des politiques de la logistique, à savoir qu’elle est la partie du transport qui concerne les marchandises, partie d’ailleurs jugée bien moins cruciale par eux que celle liée au transport des voyageurs.

Or, la logistique ne se réduit pas au seul transport, et prône au contraire la nécessité d’une approche transversale des flux de marchandises. La thèse logistique est ainsi qu’il faut substituer à une politique des transports, une politique des flux visant à coordonner les modes de transports entre eux et avec les lieux qu’ils relient. On peut d’ailleurs rappeler ici que le terme de « logistique » a été fondé par le théoricien militaire Antoine-Henri de Jomini à partir du grade de « Maréchal des Logis ». Dans son Précis de l’art de la guerre, ce dernier définit la logistique comme « l’art de mouvoir les troupes ». La logistique est ainsi généalogiquement définie non comme un art d’approvisionner les troupes en matières premières (fourrage, nourriture, munitions, etc.), mais comme une théorie de la mobilité des armées !

Dans un monde qui s’accélère et où tout devient flux, l’enjeu est en effet pour les entreprises d’articuler stratégie industrielle et logistique.

À l’heure où la Chine déploie son pharaonique projet des routes de la soie visant à contrôler la logistique mondiale, qu’Amazon et sa logistique s’installe parmi les plus grandes capitalisations boursières, que nos voisins allemands ont une avance importante sur le sujet, la France doit accélérer sur le plan logistique. Pour cela, il est à notre sens urgent que l’État se dote sinon d’un Ministère, au moins d’un secrétariat d’État dédié à la logistique et capable de porter la vision logistique. D’assurer la « logistisation » de l’État français, si l’on me pardonne ce néologisme que l’on peut mettre en parallèle avec des termes comme marchandisation, digitalisation, financiarisation, etc. Une telle logistisation aurait comme but clef de permettre la meilleure mise en musique des politiques liées aux flux de marchandises qui traversent le territoire, qu’elles concernent les modes de transports (routier, fluvial, ferroviaire), les portes d’entrée (ports, aéroports), les infrastructures de stockage (plates-formes et entrepôts).

Plus précisément, quatre missions pourraient être dévolues à ce portefeuille. Premièrement, comme le défendent notamment Laurent Livolsi et Christelle Camman, son rôle pourrait être de soutenir la réindustrialisation française. Dans un monde qui s’accélère et où tout devient flux, l’enjeu est en effet pour les entreprises d’articuler stratégie industrielle et logistique pour être en position de capter un maximum de la valeur qui se répartit au sein des « chaînes globales ».

On l’oublie souvent, mais l’organisation actuelle de ces chaînes ne s’explique pas seulement par les différences de coût du travail entre les pays, mais tient compte aussi de la logistique induite par les choix de localisation. Cette logistique génère des coûts, qui au total sont estimés à 10 à 15% du coût des produits finis, et peut induire des fortes vulnérabilités, comme l’a mis en lumière la crise sanitaire. C’est ainsi, en ayant des entreprises compétitives sur le plan industriel et logistique et performantes en termes de coûts globaux et de service logistique, que l’on peut espérer voir la relocalisation d’une partie de la production.

Ensuite, dans le prolongement de cette première mission, son rôle pourrait être d’aider au développement du secteur de la prestation logistique française. L’État a jusqu’à présent délaissé ce secteur des services, et a été bien plus actif pour défendre son industrie. Qui se souvient ainsi que pendant que les politiques s’écharpaient sur le cas d’Alstom en 2015, celui qui était l’un des fleurons de la logistique française, Norbert Dentressangle et ses 42 000 collaborateurs, ont été rachetés par l’américain XPO sans qu’il n’y ait aucun véritable débat public à ce sujet ?

Alors que le secteur voit aujourd’hui l’émergence de gigantesques entreprises (DHL, Fedex, UPS, Kuhne et Nagel), qui sont des acteurs clefs de la mondialisation, il est crucial que la France se dote aussi d’entreprises puissantes en la matière. D’autant que si ce secteur relève au sens strict des services, il est au fond très proche des autres secteurs industriels traditionnels ! Notamment, il s’appuie sur des entrepôts qui tendent à devenir toujours plus vastes, requièrent des technologies d’automatisation toujours plus coûteuses et avancées, et qui sont devenus une infrastructure clef de toutes les chaînes globales de valeur. Aujourd’hui l’imbrication entre les usines et les entrepôts est d’ailleurs telle que des activités industrielles d’assemblage ou d’emballage qui étaient autrefois réalisées en usines sont faites dans les entrepôts, à travers ce que l’on appelle le co-packing ou le co-manufacturing.

Quel que soit le système que l’on considère, celui-ci doit résoudre des problèmes logistiques !

Troisièmement, à l’heure où le réchauffement climatique est dans toutes les têtes, son rôle devrait être de contribuer à décarboner la logistique française. Les activités logistiques consomment en moyenne un peu plus de 10% de toute l’énergie de la planète, et l’atteinte des objectifs de l’accord de Paris passe donc forcément par une diminution de l’empreinte carbone des flux de marchandises. Si l’énergie nécessaire aux entrepôts peut relativement facilement être décarbonée, la problématique est particulièrement complexe pour les transports de marchandises, du fait de leur forte dépendance au pétrole.

L’enjeu est ainsi de jouer sur tous les leviers possibles pour décarboner les transports : 1) la diminution de la demande de transport de marchandises, à travers l’usage de stratégies comme la relocalisation, mais aussi la miniaturisation des flux, la digitalisation, etc. ; 2) le report vers des modes de transport moins polluants (du maritime vers l’aérien, du routier vers le ferroviaire ou le fluvial) ; 3) l’optimisation des moyens de transports existants à travers une meilleure mutualisation des flux, la diminution des circuits à vide, etc. ; 4) l’amélioration de l’efficience énergétique des transports, à travers des innovations techniques et comportementales (éco-conduite, techniques dites de platooning, etc.).

Toute la difficulté est cependant ici de trouver une cohérence entre toutes ces mesures, qui peuvent avoir des effets contreproductifs. Ainsi, optimiser le chargement des camions permet de diminuer leur empreinte carbone, mais cela diminue aussi le coût du routier, et développe sa compétitivité par rapport aux autres modes.

Enfin et surtout, sa mission serait de promouvoir la pensée et la culture logistique au sein des organisations françaises, que celles-ci soient publiques et privées, centrales ou locales. Quel que soit le système que l’on considère, celui-ci doit résoudre des problèmes logistiques ! Cette universalité de la logistique conduit ainsi à ce que le concept, né on l’a vu dans un cadre militaire, puis repris par les entreprises, se décline désormais dans tous les contextes. On parle désormais de logistique humanitaire, urbaine, hospitalière, événementielle, etc. Même, les individus évoquent désormais les problèmes « logistiques » qu’ils affrontent au quotidien !

Cette universalité de la logistique s’est d’ailleurs révélée lors de la sortie du confinement, où les opérateurs de transports, les commerçants, les directeurs d’écoles, ont tous dû repenser la gestion de leurs flux. Pour intégrer la distanciation sociale dans la production du transport, de la vente, du cours, ils ont ainsi dû passer si j’ose dire d’une logique du « juste-à-temps » à une « logique du « juste écart ».

Dans ce cadre, un enjeu est de doter les organisations qui n’en disposent pas encore d’acteurs qui soient capables de porter une vision logistique, et de développer les savoirs nécessaires à une bonne gestion des flux. Cela semble notamment important au sein des villes qui doivent repenser la mobilité et font face à l’afflux des livraisons urbaines. C’est le cas évidemment de la santé, où il est évident que l’expertise logistique devra être au cœur de la refonte du système de préparation et de réponse aux crises sanitaires.

Soyons clairs. La création d’un portefeuille ministériel dédié à la logistique ne constitue pas une solution miracle qui conduira à faire de la France un leader logistique en un rien de temps. Cependant, elle nous apparaît aujourd’hui comme un préalable indispensable pour aider l’État à faire enfin sa révolution logistique. L’histoire des entreprises montre en effet que de véritables stratégies logistiques ne se sont construites en leur sein qu’à partir du moment où étaient réunies au sein d’une même fonction l’ensemble des activités physiques liées aux flux.

C’est ainsi à partir du moment où a émergé une fonction logistique dédiée (désormais qualifiée dans bien des entreprises de « supply chain manager »), que l’intégration globale des flux depuis l’amont jusqu’à l’aval de l’entreprise a pu être mise en œuvre. Dans le même temps, l’histoire politique centralisatrice et jacobine française nous enseigne quant à elle que sans le soutien du plus haut sommet de l’État, rien ne peut réellement se faire.

Un dernier point pour conclure, essentiel. Ce qui vient d’être dit pour la France, vaut a fortiori pour l’Europe. L’Europe ne dispose en effet que d’un commissaire chargé des transports et d’aucune véritable stratégie logistique. Elle gagnerait à accélérer sur le sujet, notamment en vue d’éviter que les États européens ne se livrent à une concurrence logistique interne pour développer leurs ports, leurs routes, etc., au détriment d’une cohérence européenne globale. Elle gagnerait surtout à le faire pour faire bloc face à la stratégie chinoise des routes de la soie.

En laissant la Chine prendre le contrôle de plusieurs routes et ports en Europe, certains pays européens font à court terme rentrer des ressources économiques dans leurs caisses. Mais le risque pour l’Europe est de perdre son indépendance stratégique, les infrastructures concernées pouvant aussi à terme servir sur le plan militaire. Bref, pour paraphraser la formule d’Yves Lacoste à propos de la géographie, il ne faut jamais perdre de vue qu’avant de livrer des colis, la logistique est une invention miliaire qui sert d’abord à faire la guerre.

 


Aurélien Rouquet

Chercheur en logistique, Professeur de logistique et supply chain management à NEOMA Business School

Rayonnages

ÉconomieIndustrie