Politique

Entre l’État et le Commun : le service public – mi-temps de la crise 2/3

Philosophe

Après s’être demandé ce que devient la politique dans la crise, le philosophe Étienne Balibar interroge ici la tension entre les logiques de l’État et du commun à travers le fonctionnement du service public. Une telle figure politique n’est pas quelque chose de radicalement nouveau dans l’histoire, surtout en période de crise mais elle resurgit avec force aujourd’hui.

C’est mon second point annoncé (lire ici le premier volet de cet article). Il s’agit ici de décrire ce qui m’apparaît de plus en plus comme une dimension stratégique de notre expérience de la crise, dont la discussion ne peut qu’avoir de grandes conséquences sur l’appareil théorique au moyen duquel nous analyserons les conflits, les alternatives dont se tissera « le politique » dans la période qu’ouvre la crise (en particulier notre conception de l’État et de son rapport à la société). Je vois en effet cette période, hypothétiquement, comme une longue phase de transition, dont nous pouvons observer aujourd’hui les conditions de départ, mais dont le cours à venir est imprévisible.

C’est ce qui fait que j’attache autant d’importance à identifier dans la conjoncture (comme disait Foucault) des « points d’adversité » et des « points d’hérésie » symptomatiques que le développement de la pandémie et de ses conséquences sociales fait peu à peu venir au jour. Le premier symptôme à relever est ce que j’appellerai la crise dans la crise : c’est le fait que les services publics – à commencer par la santé publique, mais ce n’est pas le seul en cause – sont apparus plus que jamais (ou sont réapparus) comme d’essentielles conditions de notre survie individuelle et collective, ou des relations mêmes que nous nouons entre nous pour continuer à vivre « humainement ». Mais dans le même temps, ils se sont avérés des institutions instables, pleines de contradictions, dont le fonctionnement relève de logiques incompatibles entre elles.

Or ces logiques ne sont pas purement techniques ou administratives, ce sont des logiques politiques au sens plein du terme, qui divisent leurs défenseurs et leurs porteurs : logique de l’action publique dont le sujet est l’État, du financement par ses caisses à la gestion par ses représentants, de la protection des individus par l’État « Léviathan » et par conséquent aussi du contrôle disciplinaire exercé par son administration sur leurs conduites ; ou


[1] Je reprends ici, en les résumant et en les ajustant, des idées déjà développées dans mon article « L’État, le Public, le Commun : trois notions à l’épreuve de la crise sanitaire », à paraître dans Dessine-moi un pangolin, sous la direction de Pierre Jacquemain, éditions Le Diable Vauvert (septembre 2020), également mis en ligne sur le site Mediapart.

[2] Pour les programmes de recherche en virologie, voir le témoignage qui a fait date de Bruno Canard.

[3] Si on laisse de côté, cependant, le cas des Ehpads, déjà largement privatisés, où a eu lieu une véritable hécatombe, elle aussi camouflée aussi longtemps que possible. Et celui des demandeurs d’asile, et celui des prisonniers…

[4] Je dois laisser de côté ici une comparaison avec l’Allemagne, dont je n’ai ni la place ni tous les moyens : je rappelle néanmoins qu’on a beaucoup souligné, à propos des raisons de la « performance » globalement supérieure de ce pays par rapport à la France dans la phase aiguë de l’épidémie, l’effet bénéfique de la décentralisation des services de santé par Länder, qui n’a pas empêché le gouvernement fédéral de jouer un rôle de coordination et d’incitation à la distanciation sociale.

[5] Au moment où j’écris, Olivier Py, directeur du Festival d’Avignon, fait paraître dans Le Monde une vibrante et pathétique défense du service public de la culture, mis en danger par la crise et sa gestion (ou plutôt, en l’occurrence, sa non-gestion) gouvernementale.

[6] Suivant la définition proposée par le juriste « solidariste » Léon Duguit, grand théoricien français du service public (1925).

Étienne Balibar

Philosophe

Notes

[1] Je reprends ici, en les résumant et en les ajustant, des idées déjà développées dans mon article « L’État, le Public, le Commun : trois notions à l’épreuve de la crise sanitaire », à paraître dans Dessine-moi un pangolin, sous la direction de Pierre Jacquemain, éditions Le Diable Vauvert (septembre 2020), également mis en ligne sur le site Mediapart.

[2] Pour les programmes de recherche en virologie, voir le témoignage qui a fait date de Bruno Canard.

[3] Si on laisse de côté, cependant, le cas des Ehpads, déjà largement privatisés, où a eu lieu une véritable hécatombe, elle aussi camouflée aussi longtemps que possible. Et celui des demandeurs d’asile, et celui des prisonniers…

[4] Je dois laisser de côté ici une comparaison avec l’Allemagne, dont je n’ai ni la place ni tous les moyens : je rappelle néanmoins qu’on a beaucoup souligné, à propos des raisons de la « performance » globalement supérieure de ce pays par rapport à la France dans la phase aiguë de l’épidémie, l’effet bénéfique de la décentralisation des services de santé par Länder, qui n’a pas empêché le gouvernement fédéral de jouer un rôle de coordination et d’incitation à la distanciation sociale.

[5] Au moment où j’écris, Olivier Py, directeur du Festival d’Avignon, fait paraître dans Le Monde une vibrante et pathétique défense du service public de la culture, mis en danger par la crise et sa gestion (ou plutôt, en l’occurrence, sa non-gestion) gouvernementale.

[6] Suivant la définition proposée par le juriste « solidariste » Léon Duguit, grand théoricien français du service public (1925).