Politique

Entre l’État et le Commun : le service public – mi-temps de la crise 2/3

Philosophe

Après s’être demandé ce que devient la politique dans la crise, le philosophe Étienne Balibar interroge ici la tension entre les logiques de l’État et du commun à travers le fonctionnement du service public. Une telle figure politique n’est pas quelque chose de radicalement nouveau dans l’histoire, surtout en période de crise mais elle resurgit avec force aujourd’hui.

C’est mon second point annoncé (lire ici le premier volet de cet article). Il s’agit ici de décrire ce qui m’apparaît de plus en plus comme une dimension stratégique de notre expérience de la crise, dont la discussion ne peut qu’avoir de grandes conséquences sur l’appareil théorique au moyen duquel nous analyserons les conflits, les alternatives dont se tissera « le politique » dans la période qu’ouvre la crise (en particulier notre conception de l’État et de son rapport à la société). Je vois en effet cette période, hypothétiquement, comme une longue phase de transition, dont nous pouvons observer aujourd’hui les conditions de départ, mais dont le cours à venir est imprévisible.

C’est ce qui fait que j’attache autant d’importance à identifier dans la conjoncture (comme disait Foucault) des « points d’adversité » et des « points d’hérésie » symptomatiques que le développement de la pandémie et de ses conséquences sociales fait peu à peu venir au jour. Le premier symptôme à relever est ce que j’appellerai la crise dans la crise : c’est le fait que les services publics – à commencer par la santé publique, mais ce n’est pas le seul en cause – sont apparus plus que jamais (ou sont réapparus) comme d’essentielles conditions de notre survie individuelle et collective, ou des relations mêmes que nous nouons entre nous pour continuer à vivre « humainement ». Mais dans le même temps, ils se sont avérés des institutions instables, pleines de contradictions, dont le fonctionnement relève de logiques incompatibles entre elles.

Or ces logiques ne sont pas purement techniques ou administratives, ce sont des logiques politiques au sens plein du terme, qui divisent leurs défenseurs et leurs porteurs : logique de l’action publique dont le sujet est l’État, du financement par ses caisses à la gestion par ses représentants, de la protection des individus par l’État « Léviathan » et par conséquent aussi du contrôle disciplinaire exercé par son administration sur leurs conduites ; ou bien logique de solidarité sociale « horizontale », de coopération égalitaire et de services réciproques, pour laquelle il me semble qu’on a tout intérêt à utiliser la catégorie élaborée – à partir d’anciens modèles remis à jour – par Michael Hardt et Antonio Negri  (ainsi que d’autres penseurs contemporains qu’on peut appeler génériquement « néo-communistes ») : celle du commun (Common, Commonwealth). Cette tension se fait sentir parfois très vivement, mais ne se résout pas aisément : je voudrais expliquer brièvement pourquoi, et aussi en quoi elle peut être porteuse d’innovation historique[1].

Chacun à sa façon, des pays comme la France (avec son « Assistance Publique » et ses « Centres Hospitaliers Universitaires ») et la Grande-Bretagne (avec son « National Health Service ») s’enorgueillissent d’avoir mis en place au lendemain de la deuxième guerre mondiale des services de santé publique qui prenaient la relève d’institutions privées ou mutualistes antérieures, en les élevant à un niveau supérieur. Ils comportent à la fois un régime de « couverture universelle » des dépenses médicales et un réseau très dense d’établissements de soins accessibles à tous, sans oublier les institutions de recherche fondamentale et appliquée en médecine et en biologie qui en dépendent.

Et le sentiment que nous avons aujourd’hui, au cœur de la crise, c’est que, sans doute, les moyens dont dispose l’institution pour « rendre service » à la collectivité dans une situation d’urgence avaient été gravement endommagés par les politiques de privatisation, de sous-investissement dans la santé publique, et d’assujettissement des établissements hospitaliers aux normes de gestion « modernes » (new public management) qui recherchent la rentabilité. Dans le cas français en particulier, ceci a conduit à une pénurie dramatique de lits d’hôpital, de matériel respiratoire, de tests virologiques et de masques de protection, sans oublier la liquidation de programmes de recherche, plus ou moins bien couverts par des mensonges d’État[2].

Au même moment, c’est tout un peuple de citoyens et de citoyennes qui prenait la mesure de la crise dans la crise, et faisait siennes les revendications de soignants.

Pourtant l’institution a tenu le choc et elle s’est avérée irremplaçable : elle a sauvé des milliers de vies et « soigné » la population au sens complet du terme[3]. Il n’apparaît pas clairement pour autant s’il faut attribuer cette capacité de soin au fait que le service public, en raison de son administration par l’État (et de son incorporation à la « fonction publique »), demeure relativement isolé des intérêts privés (ce n’est pas toujours le cas, on le sait, de la pratique hospitalière) et protégé par rapport à la logique du marché et de la concurrence, ou s’il faut créditer avant tout l’endurance et la créativité des équipes soignantes forcées de pallier les contradictions et les erreurs du gouvernement, autrement dit mettre en valeur leurs capacités d’initiative autonome soutenues par la confiance et la solidarité des citoyens. C’est le point qu’il faut éclaircir, mais qui requiert quelques préliminaires.

Ne perdons pas de vue qu’il y a beaucoup de services publics, très différents les uns des autres par leurs fonctions et leurs histoires à chaque fois singulières (différences qui s’accentuent encore d’un pays à l’autre). Certains services publics sont décentralisés (notamment s’ils relèvent d’administrations municipales)[4], d’autres au contraire hautement centralisés, au moins formellement (ainsi, en France, l’Éducation nationale, bien qu’elle n’ait pas le monopole du service qu’elle assure). Ils « servent » le public en des sens très différents, parfois opposés entre eux : fournissant des ressources, des enseignements et de l’aide, ou bien imposant des normes, des contraintes disciplinaires. Dans cette crise, on a vu la complémentarité des deux, puisqu’il fallait confiner en même temps que soigner.

On peut donc parler de deux types idéaux : à une extrémité le service public de la police, à l’autre extrémité le service de l’éducation ou de la culture[5]… Ce qui, néanmoins, fait le caractère exemplaire sinon unique du service de santé publique considéré dans toutes ses composantes, c’est qu’en réalité il ne repose pas sur une seule hiérarchie administrative. Pour pouvoir remplir sa fonction sociale, le service public ici doit réunir et organiser un immense réseau de fonctions et de professions diverses, qui est coextensif avec la société tout entière. Il associe de proche en proche toutes sortes d’agents, dont le statut et les rémunérations sont évidemment très inégaux : des médecins, des universitaires, des chercheurs, des administrateurs, mais aussi des infirmiers et infirmières, des personnels de restauration et de nettoyage, des ambulanciers et des soignants à domicile, des assistantes sociales, etc.

Tous ces agents, dont chacun a sa place et doit pouvoir compter sur tous les autres au moment nécessaire, constituent une sorte d’image en réduction de la société, avec ses différences de qualification, ses oppositions de classe, de sexe et de race. Les serviteurs du public vont du « grand » épidémiologiste aux « petites » femmes de ménage… Il suffira de rappeler ici qu’au pic de la crise hospitalière, le pays tout entier a pris conscience de ce qu’il ne voulait pas toujours voir : la fonction stratégique des fameux « premiers de corvée », parmi lesquels un très grand nombre de femmes et de travailleurs précaires et sous-payés, dont beaucoup de citoyens d’outre-mer et d’immigrés (y compris des sans-papiers). On s’est aperçu qu’ils étaient eux aussi une composante essentielle du service public.

On a pris la mesure des conflits humains qui traversent le service public, en raison d’une longue histoire qui a institutionnalisé en France les différences de classe, de genre, de race, et que les politiques néolibérales ont exacerbés. Mais on a compris aussi qu’il était possible de « modérer » ou de « suspendre » ces conflits quand l’urgence médicale commune doit l’emporter. Au même moment, c’est tout un peuple de citoyens et de citoyennes, comprenant des malades et leur entourage, mais aussi leurs employeurs, qui prenait la mesure de la crise dans la crise, et faisait siennes les revendications de soignants en faveur d’une restauration du service public dans son intégrité et sa capacité d’action, ainsi que d’une sécurité sociale plus étendue et plus égalitaire.

Pour beaucoup de citoyens, ce qui est alors devenu patent, c’était d’une part le fait que (dans nos sociétés industrielles « avancées » au moins, après les deux révolutions qu’elles ont connues au siècle dernier : d’abord l’institution de l’État-providence dans un cadre national et impérial en lieu et place du capitalisme « sauvage », ensuite le renversement des politiques sociales en politiques d’adaptation du capital humain à la concurrence « libre et non faussée »), les services publics ne peuvent se passer d’une action continue de l’État planificateur, bâtisseur, employeur, financeur, correcteur (au moins théorique) des inégalités sociales, garant de l’accès universel au « bien commun » qu’est la santé. Seul, en outre, l’État peut soutenir directement ou indirectement les activités de recherche et de développement qui ne sont pas immédiatement rentables (comme certains vaccins) mais peuvent à terme avoir une importance de vie et de mort.

Peut-être sous le nom d’« État », ne parlons-nous pas toujours de la même chose ? Ou bien c’est l’État lui-même qui, dans la crise, se divise entre des logiques antithétiques ?

Ce qui veut dire aussi qu’il faut pour soutenir le service public des impôts progressifs, des normes sanitaires et pharmaceutiques, etc. Tout ceci s’avère en complète opposition avec l’idéologie et les pratiques du néolibéralisme qui dominent aujourd’hui en Europe et dans le monde, lesquelles ont abouti en quelque sorte à retourner la puissance de l’État contre ses fonctions sociales, en entreprenant de détruire le service public de l’intérieur. Mais c’est aussi l’opposé de ce dont rêve une certaine utopie (je dirais ici plutôt une idéologie) du « commun », qui donne l’impression de croire que les services publics peuvent consister uniquement en pratiques de « care », dans lesquelles la multitude se soigne elle-même sous la conduite du general intellect, ou de sa propre capacité spontanée de penser, de prévoir, d’organiser la solidarité et la coopération, à travers des assemblées de citoyens égalitaires qui s’insèrent les unes dans les autres depuis le niveau local jusqu’au niveau national voire mondial…

Il faut le dire clairement, au risque de fâcher quelques amis. Mais tout ceci ne saurait en aucune façon occulter le fait, lui aussi apparu en pleine lumière dans l’épreuve de la pandémie, qu’une société confrontée à des risques extrêmes (comme le seront à nouveau demain d’autres pandémies, ou des désastres écologiques) dans lesquels, faute d’une égalité suffisante entre ses membres, elle risque de se briser en factions antagonistes, ne peut s’en remettre entièrement à l’État, même et surtout cuirassé d’un « état d’urgence », autrement dit lui déléguer ainsi qu’à ses dirigeants (ceux que Bourdieu appelait la « noblesse d’État ») toute sa capacité de se gouverner elle-même. Souvenons-nous de la phrase ironique de Marx dans la Critique du programme de Gotha (1875), à propos de l’Éducation nationale : « Qui éduquera les éducateurs ? » Nous pourrions je pense aujourd’hui l’adapter ainsi : qui donc forcera l’État à servir ses propres services publics, au lieu de les subordonner à telle ou telle politique de classe ou de prestige ?

Dans les deux cas, la réponse est la même : ce qu’il faut est un contrôle démocratique associant les professionnels et les usagers, c’est-à-dire les citoyens ordinaires. Mieux, c’est une « multitude » réfléchissante et agissante, pour qui l’idée du service public fait un avec la mise en œuvre de l’intérêt commun, lequel ne diffère pas beaucoup pratiquement de l’intérêt de la masse des gens du commun. N’était-ce pas justement cela qui formait le contenu et l’intention des actions de solidarité et des coopérations qui se sont développées pendant la crise, depuis les décisions prises en commun par des médecins et des infirmiers (qui sont le plus souvent des infirmières) pour pallier, dans leurs services, l’insuffisance des moyens et l’impéritie du gouvernement, jusqu’aux réseaux organisés dans les quartiers populaires par des associations ou des groupes de militants pour apporter jusqu’à domicile du ravitaillement et des masques, du soutien scolaire, du réconfort moral ? Je vois là, omniprésents, d’authentiques effets de communauté, je dirais même des moments de communisme pratique suscités et suggérés par la crise elle-même. Comme toujours, ils relèvent à la fois du combat (ou de la résistance) et de l’invention (ou de l’imagination collective).

La conséquence, c’est que l’État apparaît à la fois comme un recours, un agent protecteur, et comme un objet de critique, une puissance qu’il faut savoir remplacer par une autre, contester par des « contre-conduites » et des « contre-pouvoirs », en instituant face à elle et même en son sein un équilibre précaire et problématique. État – non État, disaient nos vieilles théories… Mais peut-être, en réalité, sous le nom d’« État », ne parlons-nous pas toujours de la même chose ? Ou bien c’est l’État lui-même qui, dans la crise, se divise entre des logiques antithétiques, comme s’il existait un « État d’en haut » et un « État d’en bas », ou un État qui domine la société et un autre qui lui serait organique, un appareil et un corps politique ? Je suggérerais qu’une solution possible de cette énigme (dont la philosophie politique s’occupe depuis longtemps, mais qui resurgit en termes nouveaux) réside dans un renversement du débat : c’est le « service public » lui-même qui est en fait une notion antinomique, un principe « actif » (et évolutif) renfermant en son sein une dialectique de conflit et de coopération entre deux logiques et qu’on peut rattacher à deux concepts du politique : la logique de l’autorité étatique (terme qui, ici, convient mieux que la « souveraineté »), et la logique de la communauté (ou du commun) solidaire et égalitaire.

Le « public », contrairement à ce que pourrait faire croire la simplicité de son nom venu du droit romain, est en fait une notion complexe, extraordinairement polysémique, qui se déplace entre la propriété publique, les pouvoirs publics, et la responsabilité des institutions devant « le public » au sens démocratique, c’est-à-dire la multitude des citoyens discutant de leurs propres intérêts. Ce n’est donc pas une instance unifiée, un « contenu matériel de l’État »[6], mais le lieu même de l’affrontement entre ces deux logiques et l’enjeu de leur concurrence. Naturellement, une telle figure politique n’est pas quelque chose de radicalement nouveau dans l’histoire, surtout en période de crise. Elle resurgit avec force aujourd’hui. Et elle est instable par définition. Reste à voir jusqu’où elle va conduire nos sociétés. Pour une part essentielle, cela dépendra de la façon dont la crise influera sur l’évolution du capitalisme dans sa forme actuelle.

(à suivre)

Ce texte est l’adaptation française développée de ma conférence pour la London Critical Theory Summer School 2020 Virtual Programme, Institute for the Humanities, Birkbeck College, London, 3 juillet 2020. Il paraît en trois livraisons successives dans AOC que je remercie de sa généreuse hospitalité.


[1] Je reprends ici, en les résumant et en les ajustant, des idées déjà développées dans mon article « L’État, le Public, le Commun : trois notions à l’épreuve de la crise sanitaire », à paraître dans Dessine-moi un pangolin, sous la direction de Pierre Jacquemain, éditions Le Diable Vauvert (septembre 2020), également mis en ligne sur le site Mediapart.

[2] Pour les programmes de recherche en virologie, voir le témoignage qui a fait date de Bruno Canard.

[3] Si on laisse de côté, cependant, le cas des Ehpads, déjà largement privatisés, où a eu lieu une véritable hécatombe, elle aussi camouflée aussi longtemps que possible. Et celui des demandeurs d’asile, et celui des prisonniers…

[4] Je dois laisser de côté ici une comparaison avec l’Allemagne, dont je n’ai ni la place ni tous les moyens : je rappelle néanmoins qu’on a beaucoup souligné, à propos des raisons de la « performance » globalement supérieure de ce pays par rapport à la France dans la phase aiguë de l’épidémie, l’effet bénéfique de la décentralisation des services de santé par Länder, qui n’a pas empêché le gouvernement fédéral de jouer un rôle de coordination et d’incitation à la distanciation sociale.

[5] Au moment où j’écris, Olivier Py, directeur du Festival d’Avignon, fait paraître dans Le Monde une vibrante et pathétique défense du service public de la culture, mis en danger par la crise et sa gestion (ou plutôt, en l’occurrence, sa non-gestion) gouvernementale.

[6] Suivant la définition proposée par le juriste « solidariste » Léon Duguit, grand théoricien français du service public (1925).

Étienne Balibar

Philosophe

Notes

[1] Je reprends ici, en les résumant et en les ajustant, des idées déjà développées dans mon article « L’État, le Public, le Commun : trois notions à l’épreuve de la crise sanitaire », à paraître dans Dessine-moi un pangolin, sous la direction de Pierre Jacquemain, éditions Le Diable Vauvert (septembre 2020), également mis en ligne sur le site Mediapart.

[2] Pour les programmes de recherche en virologie, voir le témoignage qui a fait date de Bruno Canard.

[3] Si on laisse de côté, cependant, le cas des Ehpads, déjà largement privatisés, où a eu lieu une véritable hécatombe, elle aussi camouflée aussi longtemps que possible. Et celui des demandeurs d’asile, et celui des prisonniers…

[4] Je dois laisser de côté ici une comparaison avec l’Allemagne, dont je n’ai ni la place ni tous les moyens : je rappelle néanmoins qu’on a beaucoup souligné, à propos des raisons de la « performance » globalement supérieure de ce pays par rapport à la France dans la phase aiguë de l’épidémie, l’effet bénéfique de la décentralisation des services de santé par Länder, qui n’a pas empêché le gouvernement fédéral de jouer un rôle de coordination et d’incitation à la distanciation sociale.

[5] Au moment où j’écris, Olivier Py, directeur du Festival d’Avignon, fait paraître dans Le Monde une vibrante et pathétique défense du service public de la culture, mis en danger par la crise et sa gestion (ou plutôt, en l’occurrence, sa non-gestion) gouvernementale.

[6] Suivant la définition proposée par le juriste « solidariste » Léon Duguit, grand théoricien français du service public (1925).