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La fable du Docteur Bouhou

Il était une fois le Docteur Bouhou, l’homme qui pleurait sans cesse. Il pleurait dans la presse, il pleurait en langues étrangères. Ses pleurs étaient sous-titrés. On l’invitait à la radio pour qu’il pleure. Alors il pleurait aussi à la radio. Les gens l’écoutaient en conduisant, agitant la tête et tapant du pied au rythme de ses sanglots. Personne, nulle part, n’avait jamais autant pleuré, pendant si longtemps. En tout cas, pas à la télévision. Une fable de l’écrivain Robert McLiam Wilson, contributeur régulier – précisons-le d’emblée – de Charlie Hebdo.

Le Docteur Bouhou pleurait sans arrêt. Il pleura tant et plus qu’au bout de quelques jours, son visage lui-même devint flou et liquide. Mais il continua à pleurer. Peut-être davantage encore. Après une première semaine de pleurs, les gens commencèrent à se demander comment le Dr Bouhou faisait pour respirer. Mais il sanglotait, infatigable.

Au bout de la deuxième semaine, ses pleurs avaient fait de lui la coqueluche larmoyante d’un million de vieilles dames (même si certaines d’entre elles se demandaient s’il ne souffrait pas quand même d’une petite colique). Le Dr Bouhou avait la douceur d’un chaton dégriffé, les aigus d’une poule affamée. Il sanglota et brailla aux infos. Il couina et miaula dans les talk-shows. Il pleurait à chaudes larmes, il pleurait toutes les larmes de son corps, il se fraya un chemin de larmes jusqu’au fond du cœur de la nation.

C’est que, voyez-vous, il s’était passé un Truc Terrible. Plein de gens avaient été tués. Ce qui était très triste. Le Dr Bouhou n’était pas sur place au moment des faits. Il arriva un peu plus tard. Mais le Truc Terrible avait dû le rendre vraiment très, très triste. Parce qu’il s’était immédiatement mis à pleurer. Sans plus jamais, jamais s’arrêter.

Ils furent nombreux, ceux qui pleurèrent ce jour-là. Partout dans le pays (et dans d’autres pays aussi). Le Truc Terrible avait plongé le pays entier (la majorité du pays entier) dans la détresse. Les larmes furent pandémiques. Mais nul ne pleura comme pleura le Dr Bouhou. Nul n’essaya seulement de surpasser les pleurs de Magicien du Chagrin, de l’El Desdichado de la Douleur.

En deuxième semaine son lamento était devenu extrême, irréfutable, il l’avait élevé au rang d’un des beaux-arts. Il était un héros Staliniste, un exemple Stakhanoviste, il extrayait les larmes de la mine. Dans les studios de télévision, les autres invités l’observaient, secs et atterrés, remplir des heures de programmes de ses larmes. Et eux, rien. Il pleurait dans la presse, il pleurait en langues étrangères. Ses pleurs étaient sous-titrés. On l’invitait à la radio pour qu’il pleure. Alors il pleurait aussi à la radio. Ses pleurs devinrent la musique d’ascenseur du moment. Les gens l’écoutaient en conduisant, agitant la tête et tapant du pied au rythme de ses sanglots. Personne, nulle part, n’avait jamais autant pleuré, pendant si longtemps. En tout cas, pas à la télévision.

Le Dr Bouhou était une star internationale, un homme d’État planétaire.

Il y eut d’énormes funérailles pour tous les morts du Truc Terrible. Certains étaient très aimés (pas tous – parce que c’est comme ça que ça marche, l’être-aimé). Des millions se déplacèrent. Plus de millions encore organisèrent des veillées. Aux funérailles, les amis et les familles des morts se cramponnèrent les uns aux autres, brisés, avec aussi les survivants plus banals du Truc Terrible. Certains écrasèrent discrètement une larme et cachèrent leur visage. Tous semblaient épuisés et même objectivement, légèrement rétrécis. Il y avait des milliers de caméras, des nuées de projecteurs aveuglants et d’objectifs avides, des essaims d’attention. La foule fut filmée, les visages familiers débusqués, comme si c’était un match de baseball. Au premier rang, le Dr Bouhou pleurait, pleurait, pleurait. Un vide se fit bientôt autour de lui. Il pleurait tant et tant que les chaussures et les chaussettes de ses voisins commençaient à être inondées.

Et le Dr Bouhou continua à pleurer.

Avant la fin du premier mois, il y eut des livres et des documentaires sur le Dr Bouhou. On publia des études médicales et biologiques sur la prodigieuse physiologie de ses pleurs. Philosophes et anthropologues débattirent de la déontologie et de la mécanique des larmes. Des spécialistes de l’évolution insistèrent sur le fait qu’il s’agissait d’un puissant outil non-verbal pour susciter un comportement altruiste et maternant chez l’autre. Certains médecins alertèrent sur le fait qu’une telle quantité, inhabituelle, de larmes pouvait s’avérer pathologique et parlèrent mystérieusement d’un syndrome qu’ils appelaient Trouble Pseudo-Bulbaire. Mais personne n’y comprit goutte et tout le monde pensa qu’ils étaient simplement jaloux car le Dr Bouhou était désormais une méga-star. Il publia son premier livre. Comiques et caricaturistes se demandèrent, moqueurs, comment il s’était débrouillé pour écrire tout en continuant à pleurer (l’encre n’avait-elle pas un peu bavé ? le clavier ne glissait-il pas trop ?). Mais quand les ventes atteignirent un million d’exemplaires dès la première semaine, tous fermèrent leur clapet. Et puis, il fut tout à fait clair que pleurer ne le gênait pas pour écrire quand il publia son deuxième livre, deux mois plus tard. Lequel se vendit à deux millions d’exemplaires en une semaine.

Avant la fin de l’année, presque tout le monde avait oublié le Truc Terrible (ou se demandait si le truc avait vraiment été aussi terrible que ça, après tout) mais le Dr Bouhou, lui, pleurait toujours. Il avait désormais sa propre émission de télévision. Avec un public en studio et des invités qui venaient tous le regarder pleurer et parfois, présenter à la caméra un des six livres qu’il avait désormais écrits. La production des sous-titres pour les malentendants était le job le plus prisé du milieu du sous-titrage : « Bouhou, bouhou » pouvait-on lire. « Bouhou, bouhou, bouhou. » Les sous-titreurs pouvaient en profiter pour répondre à leurs mails ou remplir leur déclaration fiscale pendant l’émission. Les chiffres d’audience battaient tous les records.

Le gouvernement marqua le premier anniversaire du Truc Terrible en nommant le Dr Bouhou Ministre du Chagrin. Ce qui ne manqua pas d’inquiéter. Il avait désormais des millions de fans. Certains s’émurent : et si recevoir un tel honneur l’amenait à sourire pendant la cérémonie d’intronisation ? Mais le Dr Bouhou ne déçut personne. Il pleura tant et tant, au-delà même de ses lacs de larmes habituels, qu’on dut entièrement retirer et remplacer les précieux sols centenaires du Palais Présidentiel.

Les familles et les amis des Morts du Truc Terrible, les survivants et même les blessés, avaient eux aussi été présents au Palais. Mais aucun d’entre eux n’avait pleuré de telles marées de larmes si bien que tout le monde s’en contreficha.

À ce stade, le Dr Bouhou était une star internationale, un homme d’État planétaire. Il ne parlait aucune langue étrangère mais pas besoin. Bouhou, disait-il, bouhou, bouhou. Or il se trouve qu’en anglais, bouhou se dit boohoo. Ça marchait donc parfaitement. En espagnol aussi d’ailleurs : buju. En italien : buah hua. Ça marchait même en allemand putain ! : buhuu. Le Dr Bouhou bouhou-a et buju-u donc à travers le monde. La Reine d’Angleterre le fit Chevalier et c’est Tom Hanks qui interpréta Sir Bouhou dans l’inévitable biopic.

Il advint d’autres Trucs Terribles (peut-être même plus terribles encore). Des centaines de morts dans des horreurs futiles d’une cruauté superbe. Furibonds, les gens bouillirent de rage et de douleur. Mais le Dr Bouhou était toujours là, à chaque fois, quelques minutes seulement après l’événement, pour tremper de ses larmes l’écran de chaque télévision et de chaque ordinateur du pays, pleurnichant et déplorant, braillant et chialant. Il pleurait pour le pays. Il pleurait pour le monde. Des piscines de larmes, des lacs et des océans de sanglots. Regarder le Dr Bouhou était une consolation. Cela dispensait de trop penser aux Trucs Terribles. Ses tsunamis de sanglots absolvaient et dissolvaient la dureté sans réconfort de la pensée.

Bien sûr, il avait des détracteurs. Esprits sombres et petites âmes. Certains mêmes parmi les blessés ou les endeuillés du Truc Très Terrible d’origine. Il y en avait pour l’appeler railleusement le Dr Snif-Snif. Mais c’étaient surtout des lesbiennes, des anarchistes, des gens comme ça. Insatisfaits perpétuels, éternels pleurnichards. Ils prétendaient que ses larmes étaient fausses – parfaits ersatz d’émotion pour un ersatz d’époque. Ils prétendaient qu’il avait empoché des millions grâce à ses pleurs tout en condamnant les compensations accordées aux victimes du Truc Terrible (il avait bénéficié de ces compensations, bien qu’il ne se soit pas trouvé sur place à l’instant T du Truc Terrible). Il y eut des ragots communistes comme quoi il ne pleurait jamais quand les caméras étaient éteintes. De repoussants mécontents laissèrent entendre qu’il était mentalement déséquilibré. D’odieux sceptiques dirent qu’il était gros. De vilains transsexuels affirmèrent que sa coupe de cheveux était ridicule. Mais personne n’accordait la moindre foi aux propos de ces gens-là.

Il était indéniablement inscrit dans le tissu éternel de la nation. Mais il était moins présent. D’autres sensations étaient venues distraire le sensorium global.

Il avait eu sur les choses un effet sismique. Les films d’action présentaient désormais des héros qui pleuraient pendant dix minutes à chaque fois qu’ils tuaient un méchant (Arnold Schwarzenegger remporta un Oscar et pleura magnifiquement). On considérait maintenant qu’un homme qui ne pleurait pas au moins 30 minutes par jour manquait de virilité. On avait même donné son nom à un nouveau fétichisme sexuel (la Bouhouphilie, naturellement) et Pornhub fut rebaptisé Pornbouhou. Les universités ouvrirent des Masters en Lacrymologie Avancée. Les laboratoires pharmaceutiques développèrent de lucratifs remèdes contre l’insuffisance lacrymale. Les militants islamiques lancèrent des attaques contre les stoïques aux yeux secs. Les ventes de comprimés de sodium pour les hyper-sentimentaux explosèrent.

Pendant ce temps, les corps de ceux qui avaient trouvé la mort dans le Truc Très Terrible d’origine disparaissaient dans l’indifférence de la terre, leurs cendres redevenaient poussière dans leurs urnes. Les blessés vaquaient à leurs affaires en claudiquant sans charme. Les endeuillés commencèrent à comprendre que, dans l’univers, le seul vrai ennui est produit par une histoire qui ne change jamais. Ils se turent et se consacrèrent au souvenir des choses oubliées. Ils n’étaient pas capables de changer. Et ils pleuraient rarement, ou en secret. Ce qui revenait à ne pas pleurer du tout.

Et puis enfin, comme il est vrai de toute chose, sa célébrité commença à vieillir, à perdre de son lustre. Bien sûr, il restait légendaire. Son nom était même devenu un synonyme du verbe pleurer. On bouhouait. Il était passé dans le langage commun. À tel point que les jeunes enfants ignoraient d’où venait le mot bouhou et pensaient que son nom était un surnom. Il était indéniablement inscrit dans le tissu éternel de la nation.

Mais il était moins présent. D’autres sensations étaient venues distraire le sensorium global. Au Massachusetts Institute of Technology, les Américains avaient mis au point l’homme le plus stupide de l’histoire et l’avaient élu Président. Jaloux, les Britanniques avaient tenté de rivaliser en portant au pouvoir l’imbécile le plus chèrement diplômé de l’univers. La Hongrie et la Russie tournaient frénétiquement en rond. La Chine, furax, bouillonnait. Le fascisme était revenu à la mode et le racisme faisait un spectaculaire comeback dans le cœur des gens. Le Dr Bouhou appartenait au gotha, certes. Mais il ne pleurait plus à la télévision chaque jour que Dieu fait. Désormais il ne pleurait plus à la télévision que le mardi et le jeudi (et deux heures en sus le dimanche matin).

Les années passèrent. Vint l’heure de la Grande Investigation consacrée au Truc Terrible, dans un Palais des Investigations flambant neuf de trois kilomètres de long, haut de trois cents étages. Au premier jour de la Grande Investigation, le Dr Bouhou fut à nouveau partout. Seule et unique victime du Truc Terrible (malgré les précédentes victimes boiteuses et mal habillées, et les parents démolis qui protestaient faiblement sur le parking). Il fit l’ouverture du JT, la une de tous les journaux, à nouveau les vieilles dames se masturbèrent en pensant à lui et les plus petits bébés criaient son nom : Bouhou, braillaient-ils, Bouhou, Bouhou !

Au premier soir de la Grande Investigation, le Dr Bouhou arriva fort tard chez lui. Mille interviews, cent réceptions. Un soir de grand succès et des projets de succès futurs. Il entra d’un pas lourd dans son grand appartement vide. Les pièces étaient sombres et défraichies. Il avait vu trop de gens ce jour-là, l’odeur de leur babil s’accrochait à ses vêtements. Le champagne avalé trop vite martelait son crâne comme un train grimpant laborieusement une colline. Pourtant, sa fragile exaltation s’attardait.

Il rejoignit sa petite salle de bain négligée. Il n’alluma pas, ignora le miroir. Penché au-dessus du lavabo, il se frotta gentiment le front et la joue, bavant sur la porcelaine indulgente. Après toutes ces années de pleurs, son visage avait gonflé, atteignant la taille d’une citrouille sur le point d’exploser (ce qui n’empêchait pas les femmes de lui vouer un culte). Sur le rebord du lavabo, il aperçut du coin de l’œil une tache blanche étalée – reste de cocaïne ou dentifrice séché. Il roula un billet de banque et la sniffa quand même. Toujours penché au-dessus du lavabo, il lui sembla entendre un cri dans la rue en bas, et se demanda si cela pouvait être une des victimes oubliées et malaimées du Truc Terrible. Il leur arrivait de venir crier sous ses fenêtres des reproches irrecevables (c’était en tout cas son impression). Il ferma ses paupières gonflées et poussa un soupir.

Son exaltation se dissipa si violemment qu’il se demanda un instant s’il ressentait quoi que ce soit pour eux, ces autres oubliés. Mais il savait bien que son humeur avait dégringolé à cause du miroir, juste au-dessus de lui. L’infinie magie noire qu’il redoutait tant. Un sanglot réflexe vide lui échappa (c’était bien du dentifrice, la tache blanche).

Il détestait ce moment. Mais méprisant sa peur, il se redressa. Il alluma la dure lumière de la salle de bain et, les yeux parfaitement secs, il affronta le miroir. Comme toujours, il n’y avait rien à voir.

traduit de l’anglais par Myriam Anderson