Médias

Le New Yorker et moi

Sociologue

Alors que, dans le monde entier, la presse ne cesse de s’engouffrer dans une crise sans précédent, il est plus que jamais nécessaire de rappeler son importance dans la formation intellectuelle et politique des citoyens – du moins une certaine presse, exigeante et ambitieuse. Le célèbre sociologue américain Howard Becker livre ici une série de souvenirs dans lesquels il insiste sur la grande influence qu’a exercée sur lui le New Yorker, sa lecture régulière ne cessant de nourrir et d’entretenir une indispensable curiosité. Mieux : un rapport encyclopédique au monde.

Le New Yorker, le célèbre magazine, est né en 1925, trois ans avant moi. À ma naissance en 1928, mon père était déjà abonné et, je suppose, l’était depuis le premier numéro. Quoi qu’il en soit, l’hebdomadaire a toujours été là pendant mon enfance et je suppose (bien que je ne m’en souvienne pas) que c’est l’une des premières choses que j’ai utilisées pour apprendre à lire.

Un mot à propos de mon père. Il est né dans le ghetto juif de Maxwell Street à Chicago au tout début des années 1900, ses parents ayant émigré de ce qui était alors la Russie mais qui devint par la suite le pays distinct qu’est la Lituanie. Le quartier était alors majoritairement de langue yiddish et mon père n’a appris l’anglais qu’à l’âge de six ans, lorsqu’il a été scolarisé. Mais il est clair qu’il a vite appris à lire et à parler sans la moindre trace d’accent (autre que celui de Chicago, que tout le monde avait). Il a développé (je suppose à l’adolescence) des goûts littéraires : par exemple, les romans de James Branch Cabell, un auteur autrefois renommé mais aujourd’hui largement oublié de récits de fantasy vaguement romantiques, et ceux de Joseph Hergesheimer, aujourd’hui également tombé dans l’oubli, à l’époque un concurrent de F. Scott Fitzgerald. Il lisait aussi les romanciers yiddishs qui, à la même époque, étaient très appréciés, comme Sholem Asch (il les lisait, et m’a encouragé à les lire, en anglais).

Il m’a toujours présenté la lecture de romans comme valant la peine et, lorsque le Chicago Tribune a offert à ses lecteurs des collections de vingt volumes de Mark Twain et de Charles Dickens à bas prix, il les a achetées et je les ai lues. Je n’aimais pas beaucoup Dickens à l’époque, mais Twain me fascinait et j’ai lu les vingt volumes, pas seulement les récits bien connus avec Tom Sawyer et Huckleberry Finn, mais aussi des ouvrages obscurs comme L’Homme qui corrompit Hadleysburg et les récits de voyage, comme À la dure et Europe and Elsewhere, et l’analyse quasi sociologique de sa formation de pilote de bateau à vapeur, La Vie sur le Mississippi. Je les ai tous adorés, et j’aimais ce sur quoi Twain écrivait et sa façon d’écrire, le style familier et la langue vernaculaire.

Mon père travaillait dans la publicité, ayant suivi au YMCA, après le lycée, un cours du soir de six semaines qui, apparemment, avait été suffisant pour obtenir un emploi de débutant à la Ed Weiss Agency, la grande agence de publicité juive de Chicago (les agences de publicité étaient alors ségréguées en fonction des affiliations ethniques/religieuses de leurs clients). Il était essentiellement un « homme d’idées » (ce qu’on appelle aujourd’hui probablement un « créatif ») et un rédacteur. Il avait ses héros dans le journalisme de l’époque, notamment Bert Leston Taylor (« BLT »), dont la chronique, A Line o’ Type or Two, paraissait dans le Chicago Tribune, un concurrent local du new-yorkais Walter Winchell. Il me donnait à lire tous ses articles préférés, avec plus ou moins de succès.

Mon père, très conventionnel à bien des égards, a piqué une crise lorsque j’ai su, à l’âge de quinze ans (ou peut-être seize), jouer du piano suffisamment bien pour remplacer les musiciens qui se produisaient dans les clubs de strip-tease de Clark Street à Chicago avant leur mobilisation au moment de la Seconde Guerre mondiale. Il n’acceptait pas que je joue dans ces clubs, sorte jusqu’à très tard et rencontre toutes sortes de gens qu’il désapprouvait, lui dont la vie protégée ne l’avait jamais mis en contact avec des strip-teaseuses, des propriétaires de bars et autres bons à rien, au sujet desquels il n’avait que des stéréotypes. Qui, bien sûr, étaient en partie, mais seulement en partie, fondés. Il était réellement convaincu, je pense, que mon travail dans un tel club m’exposait au danger d’être tué par une balle perdue ! Mais je touchais un salaire décent, et il ne pouvait pas me menacer de me mettre à la rue. Cette expérience m’a conduit à exercer le métier de musicien professionnel, quelqu’un qui gagne sa vie en faisant de la musique en public.

Parallèlement aux Grandes Influences qui, dans cette école, m’ont marqué – David Hume, Ruth Benedict, Karl Marx, etc. –, il y avait l’autre Grande Influence, celle du New Yorker

Mais, fait décisif, il faut dire que j’avais aussi obtenu, la même année, une bourse d’études pour la University of Chicago College, faculté qui avait la particularité d’accueillir des étudiants après seulement deux années de lycée. Grâce à un cursus très libre, intéressant et non conventionnel, j’ai pu découvrir des « régions de l’esprit » intellectuelles fort aventureuses, que jamais je n’aurais connues en fréquentant un lycée « normal ». J’y ai lu beaucoup de choses dont la plupart des élèves de terminale n’apprennent l’existence que beaucoup plus tard, voire jamais.

Parallèlement aux Grandes Influences qui, dans cette école, m’ont marqué – David Hume, Ruth Benedict, Karl Marx, etc. –, il y avait l’autre Grande Influence, celle du New Yorker. Aussi loin que je me souvienne, le salon familial était jonché d’exemplaires pas encore entièrement lus que je feuilletais et que, j’imagine, je lisais – même si je ne peux pas vraiment dire que je m’en souvienne. J’ai, en revanche, le souvenir très net de certains articles qui y ont paru. Par exemple cet article de leur spécialiste en médecine, Berton Roueché, au sujet d’un chauffeur de camion qui, bien que n’ayant aucun symptôme douloureux ou invalidant, avait consulté son médecin après être devenu tout orange. Aucun examen n’avait permis de découvrir la cause de ce curieux symptôme, jusqu’à ce qu’une question posée au hasard amène le camionneur à mentionner qu’il lui arrivait d’avoir faim pendant ses longs trajets et qu’il emportait régulièrement un sac de carottes pour l’aider à tenir sur la route. J’adorais apprendre ce genre de choses, même si cela ne me servait à rien.

Je lisais les deux grandes correspondantes à l’étranger du magazine – Mollie Panter-Downes, qui faisait des reportages depuis Londres, et Janet Flanner (sous le pseudonyme Genet), basée à Paris – durant la Seconde Guerre mondiale, n’ayant encore pas l’âge d’être appelé à l’armée (j’ai eu dix-huit ans en 1946). Elles m’ont permis de découvrir ce qui se passait sur place – chose qu’on ne trouvait pas dans le Chicago Tribune –, des reportages sur le terrain, une prose claire et un ensemble d’observations avisées et perspicaces, ce qui pour moi participait à distinguer le New Yorker du Time Magazine, par exemple. Il y a lieu de dire que ces lectures (l’Université de Chicago, en toute justice, y a également contribué grandement) m’ont appris à lire et à écrire. Je ne savais pas à l’époque qu’on était en train de m’enseigner ces choses, tout ce que je savais c’est que je m’informais sur la guerre, mieux que je ne l’aurais fait en lisant un quotidien ou le magazine Life, et je découvrais quantité de choses que je ne trouvais pas ailleurs.

Et, bien sûr, en plus, et même si ce n’était probablement pas le plus important, je lisais toutes les grandes signatures de cette rédaction légendaire, dont on se souvient encore, notamment le singulier Joseph Mitchell, dont les incursions dans des domaines insolites m’ont appris que même les choses qui n’avaient « aucun réel intérêt » sur le plan politique ou culturel étaient enrichissantes pour peu qu’on les examine de près et qu’on leur consacre du temps. Ma connaissance de la vie de Clark Street m’a donné, dans un autre domaine, un véritable goût pour Pal Joey, les chroniques de John O’Hara, qui revêtaient la forme de lettres rédigées par un habitant d’un quartier similaire à celui dans lequel je jouais, une correspondance destinée à un ami et dans laquelle il racontait sa vie dans cet endroit.

J’ai toujours eu l’impression que j’avais sans doute rencontré Joey, lui ou un autre comme lui, lors de mon passage dans Clark Street. Ou sur la 63e rue, où j’ai aussi joué plus tard, mais là uniquement pour des clients qui buvaient et non lors de spectacles de strip-tease. Grâce aux lettres de Joey à son ami, j’ai découvert les autres livres de O’Hara et leurs descriptions de la vie dans d’autres milieux que celui du quartier plus ou moins tranquille de South Shore, situé dans le South Side de Chicago, peuplé de familles irlandaises et juives résolument classe moyenne, dont les chefs de famille masculins, comme mon père, exerçaient des professions résolument classe moyenne. J’avais été préparé à faire la découverte, que je ferais effectivement plus tard, que les recoins insolites des grandes villes constituaient des lieux parfaits (mais non exclusifs) pour mener des enquêtes sociologiques.

Et, bien sûr, je lisais aussi les articles de James Thurber – pleins d’esprit, drôles, évocateurs –, ainsi que les reportages plus classiques d’auteurs comme A. J. Liebling ou Richard Rovere.

Très vite, j’ai rencontré dans le New Yorker un autre grand compagnon intellectuel : le rédacteur en chef historique des critiques de livres, Edmund Wilson. Contrairement à la plupart des chefs de service des pages livres, il me semble qu’il écrivait lui-même la plupart des critiques (ma mémoire exagère peut-être ce fait, mais je ne crois pas), le plus souvent de livres obscurs en rapport avec ce qui l’intéressait à l’époque. Je me souviens surtout qu’il faisait la critique d’ouvrages parmi les plus obscurs imaginables liés à la guerre de Sécession : des récits militaires, des lettres ou des journaux intimes de gens ordinaires qui avaient vécu la guerre dans de petites villes du Sud ou dans des plantations, etc.

Les lecteurs qui connaissaient bien Wilson ont probablement su bien avant moi que c’était ainsi qu’il écrivait ses grandes études sur de Grands Sujets, que tous ces essais sur ce qui me semblait être de petits livres obscurs finissaient par faire partie d’une grande étude historique (en l’occurrence dans ce cas-ci, Patriotic Gore). Ce livre ne m’a pas suffisamment intrigué pour que j’envisage de devenir historien. Cependant, un autre livre (dans lequel Wilson a inclus le célèbre long article de l’insaisissable et mystérieux Joseph Mitchell intitulé « The Mohawks in High Steel ») se composait d’essais anthropologiques, de comptes rendus de son propre (et véritable) travail de terrain – que tout chercheur universitaire professionnel aurait sûrement été fier d’avoir mené – en grande partie chez les Iroquois et d’autres tribus de l’Est des États-Unis, le tout rédigé dans sa prose inimitable.

Le New Yorker a ainsi contribué à m’orienter vers ce qui deviendrait mon propre parcours universitaire – non pas l’anthropologie, mais ce qui m’a toujours semblé être un très proche parent, la sociologie fondée sur le travail de terrain où il s’agit de côtoyer, en face-à-face, les personnes sur lesquelles vous allez écrire plutôt que de les étudier via un questionnaire ou quelque autre « instrument scientifique ». La lecture des livres de Ruth Benedict et de Margaret Mead dans le cadre du cours de deuxième année de sciences sociales au College m’avait préparé à cela.

Puis, au moment où j’étais sur le point d’obtenir mon diplôme et de devoir choisir le département pour mes études supérieures (pour rassurer mon père, qui supportait mes excentricités tant que je faisais des études, même si je ne faisais pas du droit, ce qu’il aurait préféré), je suis tombé sur un livre, Black Metropolis (et j’ai pu voir en personne les auteurs, St. Clair Drake et Horace Cayton, parler de leur livre), une impressionnante étude plus ou moins anthropologique, fondée sur toutes sortes de travaux de terrain et de données statistiques et ayant pour sujet le South Side de Chicago. J’avais toujours été attiré par l’idée de faire du travail de terrain anthropologique, mais je n’avais aucune envie de partir vivre en Nouvelle-Guinée ou tout autre endroit dépourvu du confort auquel j’étais habitué. J’ai alors compris que la sociologie faite dans ce style répondait à mon désir. Je me suis donc inscrit en sociologie, en partie grâce aux aventures de Wilson chez les Amérindiens que le New Yorker m’avait fait découvrir.

Et toute cette riche description et réflexion m’étaient livrées dans la prose la plus limpide qui soit. Le seul cours d’écriture (d’une durée de trois mois) que j’ai suivi à l’université m’a fait comprendre qu’il fallait se débarrasser des mots et des phrases superflus, que nous mettions tous là simplement parce que tous les autres semblaient écrire de cette façon. Ou peut-être, comme devait me le dire plus tard un étudiant de troisième cycle, parce que ça faisait « plus classe ». Les auteurs du New Yorker avaient chacun un style particulier (j’allais dire « façon de parler » et c’est en fait ainsi que je le ressentais).

À chaque livraison hebdomadaire du New Yorker, je recevais des piqûres de rappel de « l’écriture sans fioritures ni formules » qui venaient contrecarrer ce à quoi m’exposaient régulièrement les publications professionnelles de mon domaine de prédilection, la sociologie. Des nombreux auteurs du New Yorker qui, sans le savoir, m’ont appris à écrire, celui qui a eu le plus d’influence sur moi est sans doute John McPhee, dont la série de livres regroupés sous le titre Annals of the Former World m’a montré comment on pouvait écrire sur un sujet obscur et a priori peu passionnant comme la géologie de l’Amérique du Nord et en faire quelque chose de non seulement intéressant, mais palpitant. C’était comme une variante de ce que j’avais appris en musique : ce n’est pas ce que vous jouez qui compte, mais comment vous le jouez.

Mes intuitions à ce sujet se sont finalement concrétisées sous le terme « monde de l’art » que je proposais pour désigner l’ensemble des personnes et organisations dont la coopération permet de rendre possibles et facilement accessibles les produits finis que nous reconnaissons comme étant de l’art

Le New Yorker m’a aidé d’une autre manière encore, en portant à mon attention, de temps à autre, des livres, des événements, des idées et des objets pertinents pour mon travail universitaire en ce qu’ils me montraient une autre manière de réfléchir à ce à quoi je réfléchissais alors, une manière radicalement différente de l’approche sociologique classique. Ou bien parce qu’ils décrivaient quelque chose qui incarnait une idée que je voulais explorer, et ce d’une manière qui m’était jusqu’alors inconnue n’ayant jamais entendu parler de l’objet ou de l’événement en question.

Ainsi, dans Les Mondes de l’art, un livre sur la nature sociale de l’art (Becker, 1982), j’ai beaucoup insisté sur la nature inévitablement collective de toute œuvre d’art : le grand nombre de personnes qui devaient coopérer, directement ou indirectement, pour que l’œuvre soit. Et aussi ce qui, inversement, se passait lorsque toute cette coopération était absente et que l’œuvre devait être faite par une seule personne. J’ai pu comprendre cette situation de manière viscérale en en découvrant un exemple parfait – les Watts Towers, une sculpture monumentale (je suppose, bien que Simon Rodia, l’immigrant italien qui l’a réalisée, ne l’ait jamais ainsi qualifiée) située dans la banlieue de Los Angeles – dans l’article que consacrait Calvin Trillin à ce sujet dans le New Yorker. C’était une curiosité qui n’était jamais mentionnée dans les textes habituels sur l’art. Mais grâce à ma lecture hebdomadaire du New Yorker, j’ai pu prendre connaissance de leur existence et donc m’en servir dans ma réflexion comme exemple suprême de ce que cela peut signifier que de faire une œuvre d’art « tout seul », ainsi que Rodia se vantait d’avoir fabriqué ses Tours.

Je me souviens encore d’un détail qui m’avait particulièrement marqué dans ce reportage. Lorsque Trillin a montré à Rodia des photos d’édifices conçus par l’architecte catalan Antoni Gaudí (dont les créations ressemblaient beaucoup aux siennes), Rodia a demandé avec une pointe de suspicion : « Cet homme, il avait des assistants ? » Trillin lui a répondu que oui, il en avait beaucoup, après quoi Rodia s’est exclamé, triomphant : « Moi, je l’ai fait ça tout seul ! » Un puissant rappel que les artistes ne font jamais rien tout seuls, qu’il y a toujours de nombreuses personnes qui les aident, qui livrent les matières premières, etc., etc. Des histoires comme celle-là alimentaient les intuitions en gestation que j’étais alors en train de transformer en ce que j’avais appris à appeler des « concepts », mais qu’il semble plus pertinent d’appeler des idées, voire des indices. Mes intuitions à ce sujet se sont finalement concrétisées sous le terme « monde de l’art » que je proposais pour désigner l’ensemble des personnes et organisations dont la coopération permet de rendre possibles et facilement accessibles les produits finis que nous reconnaissons comme étant de l’art – qu’il s’agisse de tableaux, de pièces de théâtre, de symphonies, d’improvisations de jazz ou de romans.

Une contribution plus substantielle à mon travail sur Les Mondes de l’art est survenue lorsque Winthrop Sargeant, le critique musical du New Yorker, a chroniqué le livre de Leonard Meyer, Émotion et signification en musique, consacré à la compréhension des sentiments évoqués musicalement, et m’a ainsi fait découvrir un courant d’interprétation artistique que je n’aurais sans doute jamais découvert sinon. Ma formation en sociologie ne m’avait jamais indiqué ce courant de pensée dans quelque contexte artistique que ce soit. Meyer, alors professeur à l’Université de Chicago, expliquait l’impact émotionnel des expériences musicales comme étant le résultat de conventions sociales. C’est-à-dire que les auditeurs apprennent à interpréter les sons comme ayant une signification émotionnelle – un exemple simple pourrait être la façon dont un accord mineur évoque la tristesse. Une fois que les auditeurs ont appris à entendre les tonalités mineures comme étant tristes, les compositeurs et les musiciens peuvent utiliser les sons des tonalités mineures pour évoquer cette émotion. Je n’aurais probablement jamais trouvé cet indice si je m’étais contenté de ne lire que des revues de sociologie, lesquelles ne parlaient jamais de livres de musicologie. Pourquoi l’auraient-elles fait ?

L’idée de Meyer m’a donné ce dont j’avais besoin : une façon formelle de penser l’art qui coïncidait avec mes propres idées sociologiques, qui parlait du même genre de choses que celles auxquelles je pensais sociologiquement, d’une manière détaillée propre au langage musical (qu’en fait les circonstances m’avaient déjà enseigné à utiliser suffisamment bien pour subvenir à mes besoins). Prenons un exemple : il existe un concept sociologique de base qui est l’idée d’une compréhension partagée, quelque chose que nous tous (ou certains d’entre nous ou la plupart d’entre nous) comprenons comme signifiant plus ou moins la même chose ; par exemple, dans le domaine de la musique, l’idée de « tonalité mineure ». Et le terme général utilisé pour désigner les choses qui participent à cela est une convention.

J’aurais pu lire des livres de théorie de la sociologie indéfiniment et ne jamais rencontrer les fondements d’un tel lien avec les réalités quotidiennes de la création musicale. Mais voilà que c’était là, dans les pages du New Yorker. Et cette découverte m’a conduit à trouver de semblables applications de cette idée dans d’autres champs du monde de l’art : dans les ouvrages d’Ernst Gombrich et de William Ivins sur les arts visuels, par exemple, qui m’ont tous deux montré comment les peintres créaient l’illusion de la tridimensionnalité en manipulant des textures visuelles obéissant à des conventions bien établies que tout le monde savait interpréter. De la même façon, Barbara Herrnstein Smith a disséqué les signes conventionnels utilisés par les poètes pour avertir les lecteurs de la fin imminente d’un poème.

Ainsi, le New Yorker m’a mis en contact avec l’idée et l’utilisation de l’idée maîtresse des Mondes de l’art. Mais il a fait plus que cela. Il a résolu un autre problème dont je risquais de souffrir, même si j’en étais à peine conscient : le problème académique posé par le quasi-monopole intellectuel de « La Littérature ».

La Littérature sur le sujet lambda n’inclut pas le genre de travaux que je trouve souvent le plus utiles (…) lorsque je me lance dans un nouveau domaine

Les spécialistes d’une discipline donnée, en particulier ceux travaillant au sein d’un département universitaire, constatent généralement qu’une grande partie de ce que leur entourage leur dit de devoir lire se compose de « la littérature », terme vague désignant un ensemble, à la qualité variable, de recherches et d’idées publiées sur « votre sujet ». Personne en particulier n’est habilité à dire ce que doit contenir « La Littérature », mais elle est largement acceptée comme étant tout ce que toute personne qui veut être un expert sur un sujet lambda doit lire afin d’être considérée comme bien informée par les personnes qui croient en ce genre de choses, en particulier les personnes qui décident si votre nouvel article mérite d’être publié. En général, La Littérature sur le sujet lambda n’inclut pas le genre de travaux que je trouve souvent le plus utiles (comme l’article de Calvin Trillin sur les tours de Watts) lorsque je me lance dans un nouveau domaine, et qui me présentent des idées, issues d’autres sphères de l’activité humaine, que je peux emprunter pour les utiliser sur les exemples empiriques superficiellement très différents qui m’intéressent, et que je ne trouve pas, disons, dans les écrits conventionnellement acceptés sur « l’art et la société ».

Vous ne trouverez jamais, dans la littérature officielle, de référence à des travaux publiés dans un endroit tel que… le New Yorker, grands dieux non ! Au lieu de cela, lorsque j’ai commencé à travailler dans ce domaine, on y trouvait les analyses autoritaires des critiques « sociologiques » marxistes tels que Theodor Adorno ou Lucien Goldman, lesquels faisaient le lien entre les œuvres musicales et leurs propres essais théoriques en se fondant sur des métaphores allusives : la musique de tel compositeur « reflétait » (ou un autre terme qui occultait ce qui se passait réellement) la structure de classe de la société dans laquelle cette musique était présente. Ces affirmations vagues ne précisaient pas comment cette « réflexion », cet « effet de miroir » se produisait, alors qu’il était possible de voir ce travail à l’œuvre dans la partition ou l’enregistrement de la musique que les musiciens jouaient, et qu’écoutaient les auditeurs. Les métaphores telles que la « réflexion » constituaient le seul travail d’analyse proposé.

Meyer, dont j’ai découvert le livre (vous vous souvenez ?) non pas dans quelque ouvrage de sociologie mais dans les pages musique du New Yorker, utilisait des métaphores mais sans jamais utiliser l’idée de façon métaphorique. Au lieu de cela, il en usait pour identifier des éléments de composition précis : des accords et des gammes dont le troisième degré était abaissé d’un demi-ton qui, grâce à leur utilisation répétée par les compositeurs et les interprètes dans des situations culturellement identifiées comme « tristes », la mort par exemple, en sont venus à incarner un sentiment général de « tristesse ». Il a en outre identifié d’autres éléments musicaux qui connotent la fin d’une section. Dans la musique classique, la séquence harmonique qui indique par convention qu’une section de ce qui est en train d’être joué arrive à son terme s’appelle une cadence, et les personnes familières avec ce type de musique la reconnaissent comme « la fin » (temporaire ou finale), un signe définitif qu’une sorte de fin est atteinte. Les musiciens de jazz ont par la suite appelé « II-V-I » les formes très conventionnelles que ces deux séquences de mesures ont prises dans la plupart des choses qu’ils jouaient, c’est-à-dire une séquence d’accords construite sur ces degrés (deux, cinq, un) de la gamme (quelle qu’elle soit), cadence que les musiciens et les auditeurs interprétaient comme « cette partie est terminée ».

En identifiant les éléments musicaux qui sonnaient « tristes » ou signifiaient la fin de quelque chose et, au-delà, tous les autres éléments musicaux porteurs d’autres messages émotionnels, Meyer m’a fourni le lien dont j’avais besoin entre le langage musical et les idées sociologiques. Grâce à lui, j’ai trouvé une connexion avec l’idée de base en sociologie que sont les « attentes partagées », attentes que les participants à des situations récurrentes négocient et renégocient d’instant en instant pour former le fondement de la coopération qui est la façon dont la vie se déroule de minute en minute.

(…) de temps en temps, j’ai un aperçu de ce qui se passe actuellement et je suis surpris par ce qui semble être un mode de vie professionnelle nettement plus réglementé

Et donc ? Les étudiants actuels en sociologie vivent dans un monde professionnel beaucoup plus codifié que celui dans lequel j’ai évolué. Ma génération, si je me souviens bien, passait beaucoup de temps à essayer de savoir ce que les détenteurs de l’autorité voulaient que nous fassions. Les professeurs ne prenaient jamais la peine de nous dire ce qu’ils estimaient que nous devions faire. Il nous fallait trouver par nous-mêmes ce qui était susceptible de marcher ou de nous attirer des ennuis. D’une manière générale, personne ne s’est attiré de sérieux ennuis. Tout étudiant déterminé à obtenir un diplôme pouvait passer des examens et trouver quelqu’un pour superviser une quelconque thèse et, pour finir, repartir avec son diplôme en poche. Nous avons trouvé comment écrire une thèse en lisant celles qui avaient eu la bénédiction de la faculté, dont les auteurs, membres à présent du monde de la sociologie professionnelle, étaient payés pour faire de la sociologie et démarraient ainsi une carrière universitaire.

Tout cela nous inquiétait, bien sûr. Après tout, nous étions des étudiants. Mais il nous était facile de constater que des travaux de toutes sortes étaient acceptés et que leurs auteurs quittaient les bancs de l’école dans de bonnes conditions. Je ne suis plus aussi profondément impliqué dans ce monde désormais. Mais de temps en temps, j’ai un aperçu de ce qui se passe actuellement et je suis surpris par ce qui semble être un mode de vie professionnelle nettement plus réglementé.

Voici deux exemples. Il y a plusieurs années, Robert Faulkner et moi-même (Faulkner et Becker, 2009) avons fait appel à nos vieux souvenirs d’années passées dans le monde de la musique pour nous lancer dans une étude de sa version contemporaine. Qu’advenait-il des musiciens qui jouaient dans les bars et pour les bals et les fêtes, les bar-mitsvas et les mariages ? Nous avons envisagé ce monde comme une version à échelle réduite de ce qui se passe dans toutes sortes de situations, où l’on met en place, sur le champ et sans grands débats, des manières de diriger des personnes pour faire ce qui doit être fait et pour que se fasse ce qui doit être fait.

Pour les musiciens participant à ce genre d’engagement, le travail était assez simple : il s’agissait de monter sur le podium et (c’était souvent comme ça), bien que nous ne nous connaissions peut-être pas et que nous n’ayons jamais joué ensemble (cas limite), nous jouions pendant plusieurs heures, même si nous n’avions pas de partitions. Notre problème de recherche était simple : comment faisions-nous cela ? Cela n’a rien d’évident, mais la réponse est, bien sûr, une déclinaison de ce que la sociologie de base propose : nous déterminions rapidement, sur la base de notre expérience passée, ce que nous avions suffisamment en commun pour nous permettre d’utiliser ce que nous savions et pouvions jouer, puis nous améliorions notre coopération au fur et à mesure.

Faulkner et moi-même avons fait beaucoup de travail d’observation et mené de nombreux entretiens, puis nous avons analysé ce que nous avions appris, analyse publiée sous le titre Do you know ? The Jazz Repertoire in Action (Qu’est-ce qu’on joue maintenant ? Le répertoire de jazz en action). Notre maison d’édition, University of Chicago Press, avait pris les précautions habituelles : elle avait fait valider le livre auprès de lecteurs compétents qui ne donneraient leur accord que si l’ouvrage répondait aux normes professionnelles. Nous espérions que nos collègues de cette discipline le trouveraient intéressant et à la hauteur de leurs attentes.

Un collègue, qui enseignait un cours pour les nouveaux étudiants diplômés dans son très prestigieux département, a demandé aux quinze nouveaux venus de sa classe de lire un livre par semaine et d’écrire un court essai (3-4 pages) sur chacun : leurs impressions, ce qu’ils avaient appris, ce qu’ils y avaient trouvé de bien, ou de moins bien. À la fin du trimestre, ils ont rendu leurs copies et ce collègue a, entre autres choses, appris quelque chose sur leur degré de sophistication professionnelle. Il a appris ce qu’il voulait à partir de cet exercice et il nous a ensuite envoyé les essais concernant notre livre pour que nous les lisions et les digérions.

Il va de soi que cela nous intéressait. Le contraire aurait été étonnant ! Mais nous ne savions vraiment pas à quoi nous attendre. Les comptes rendus, pour la plupart, étaient positifs. C’était un monde qu’ils ne connaissaient pas et qui satisfaisait leur curiosité. Ce n’était pas un sujet classique et ils n’avaient donc rien à quoi le comparer. Certains s’intéressaient beaucoup à la musique, d’autres non.

Mais une critique est apparue dans chacun des comptes rendus. « Tout le monde sait que la recension de la littérature est censée se trouver dans le premier chapitre, mais la leur n’apparaît que dans le tout dernier chapitre ! » Ils savaient, pour ainsi dire, que nous le « savions pourtant bien », alors pourquoi avions-nous fait pareille chose ? Ils étaient déconcertés par cette violation flagrante de ce qu’ils avaient appris, avant même d’avoir obtenu leur diplôme, comme étant l’une des exigences fondamentales de tout écrit sociologique : « EN PREMIER LIEU, recenser la littérature ! »

Quelques années plus tard, j’avais terminé un autre livre – Evidence (2017) – et, avant de le publier, je l’ai envoyé à un certain nombre de collègues dont je respectais l’opinion pour voir quels changements je devais, selon eux, apporter. L’un d’entre eux m’a appelé un peu inquiet du fait que je n’avais pas respecté ce qu’il pensait être une règle cardinale. « Howie, m’a-t-il dit prudemment, je pense que je dois te dire que tu as commis une grosse erreur. Le premier chapitre doit contenir une liste de ce qui suit dans le livre. Tu sais, “Dans le chapitre 1, je fais ceci, dans le chapitre 2, je fais cela, dans le chapitre 3, etc.” » J’ai répondu que je savais que certaines personnes faisaient cela mais que je ne comprenais pas en quoi c’était nécessaire. Il a expliqué que l’auteur devait faire cela parce que certaines personnes ne voudront pas forcément lire le livre en entier, mais seulement les parties qui pourraient les concerner. Il faut donc qu’elles puissent identifier ces parties. Ce à quoi j’ai répondu que je savais que certaines personnes aimaient faire cela, mais que je n’avais pas écrit le livre de cette manière et voulais que tous les lecteurs commencent par le début car je l’avais écrit d’une manière qui posait un problème que le reste du livre devait résoudre, et je voulais que le livre soit lu dans cet ordre. Si les lecteurs ne souhaitaient pas faire ainsi, ai-je ajouté, ils n’étaient bien évidemment pas obligés de le faire, cependant je n’avais pas l’intention de leur faciliter la tâche. J’imagine qu’il a dû croire que j’étais atteint de démence sénile ou de quelque chose dans le genre, car il n’a pas donné suite. Ou alors il s’est tout simplement souvenu à quel point je peux être têtu.

Cet épisode m’a un peu contrarié, car j’étais certain que le collègue en question enseignait effectivement à ses élèves à lire les livres de cette façon et aussi à les écrire de cette façon le moment venu. Et j’avais un peu l’impression qu’il contribuait à la délinquance des mineurs !

J’ai toujours été méfiant à l’égard de « la littérature ». Et je ne suis pas le seul, même si la plupart des spécialistes des sciences sociales la considèrent comme acquise, et ne cherchent pas à savoir qui décide quels ouvrages doivent y figurer et à quel titre, ni s’ils devraient y prêter attention. L’article de Harvey Molotch intitulé « Going Out » (1994) explique, d’une manière qui ne devrait plus jamais rendre l’explication nécessaire, pourquoi tout lecteur devrait se méfier de ce principe. Mais les institutions et les coutumes sociales sont plus fortes que le bon sens, comme nous le montre Molotch, de manière touchante et convaincante. Le démon que nous combattons, chacun à notre manière, est le refus de s’engager dans le monde de la vie ordinaire, la vie des gens sur lesquels nous écrivons partout où ils mènent leur existence. Si tout ce que nous connaissons se résume à l’université, aux salles de cours et tout ça, comment faire de la sociologie décente ? D’où le titre « Going Out » (« Sortir de chez soi »). La sociologie que nous ferons sera meilleure si nous sortons dans le monde des autres et si nous apprenons à connaître les lieux, les gens et les activités dont nous parlons dans notre prose « théorique » abstraite, en détail, d’après ce que nous avons vu avec nos propres yeux.

J’avais développé un goût pour ce genre d’activité – voir d’autres endroits et d’autres personnes, différents de ceux et celles que je fréquentais dans mon quartier et sur mon lieu de travail. Le New Yorker n’a pas tout fait, mais il y a certainement contribué. Je continue à ce jour de le lire dans ce même esprit tout comme il continue de me donner satisfaction.

J’étais maintenant quelqu’un « dont on avait parlé dans le New Yorker »

J’ai eu un dernier lien, assez inattendu, avec le New Yorker. J’ai en effet vécu l’expérience totalement imprévue d’être le sujet d’un portrait dans l’hebdomadaire. Un jour, j’ai reçu un coup de téléphone d’Adam Gopnik, un de leurs écrivains de longue date dont j’admire, il est vrai, le travail, m’annonçant qu’il trouvait mon travail intéressant depuis longtemps et qu’il voulait faire mon portrait. Dianne et moi avons pensé qu’il s’agissait sûrement d’une blague d’un de nos amis et nous n’avons pas vraiment cru qu’il était celui qu’il prétendait être. Il avait prévu un voyage en Californie mais, lorsque nous lui avons dit que nous étions à Paris et que nous y séjournions un certain temps, il nous a dit que c’était encore mieux, qu’il venait justement faire un reportage sur la fermeture de la Samaritaine. Nous avons donc fixé une date.

Le jour J, nous avons attendu de savoir qui « c’était vraiment », croyant toujours à une farce. Quand on a sonné à la porte et que je l’ai laissé entrer, j’ai vu que ce n’était pas une blague, c’était vraiment le type qui écrivait pour le New Yorker. Nous avons eu une longue conversation qui a couvert beaucoup de terrain, puis nous sommes allés au Café Lea, un restaurant du coin, pour y faire un très bon déjeuner, l’occasion pour lui de constater que je parlais effectivement un peu le français, et nous avons discuté encore longtemps.

Il était clair qu’il connaissait mon travail, ce qui, d’une certaine manière, ne m’a pas surpris. Il avait écrit un livre important avec l’historien de l’art et conservateur en chef du MoMA de New York, Kirk Varnadoe – livre qui était à l’origine le catalogue de l’exposition « High and Low », en 1990, et je suppose qu’il était tombé sur mon ouvrage Les Mondes de l’art, non sans lien avec le sujet.  Mais il s’est avéré qu’il en savait beaucoup plus que cela.

L’article qui en a résulté a été quelque peu décevant, en raison d’une bizarrerie dans la manière de faire du journal comme cela arrive parfois au New Yorker. Adam avait prévu, m’a-t-il dit, d’écrire un long article qui aurait parlé longuement de ce sur quoi j’écris mais, à la dernière minute, le rédacteur en chef (David Remnick) a dit qu’il avait besoin d’un article court pour le prochain numéro et que ce que Gopnik avait préparé comme point de départ ferait très bien l’affaire. Nous étions tous les deux déçus, mais c’était comme ça (Gopnik, 2015).

Et ce fut ainsi. Sauf qu’il s’ensuivit une subtile et en fait assez petite amélioration de ma réputation. J’étais maintenant quelqu’un « dont on avait parlé dans le New Yorker ». Cela ne relève d’aucun statut officiel, et il n’existe pas de protocole précisant « ce que cela signifie » que de voir cela se produire. Il n’empêche, beaucoup de gens lisaient le magazine et avaient donc vu l’article, et encore plus de gens en avaient entendu parler et, je suppose, le mentionnaient à l’occasion. Des interviewers n’appartenant pas au monde universitaire (par exemple, le New York Times) ont vu que j’avais donné une bonne interview et se sont mis à m’appeler de temps à autre. Ainsi, toutes proportions gardées, je suis devenu « quelqu’un ». Je n’en ai tiré aucun avantage substantiel. Mais, bon, quand même…

Je continue de lire le New Yorker et d’y glaner des faits bizarres, des idées sérieuses et toutes les choses que j’y ai toujours apprises. Il incarne d’ailleurs mes lectures en général – tout ce qui semble intéressant, une catégorie qui englobe assez souvent la sociologie classique mais beaucoup d’autres choses aussi. (Et pas toujours en anglais, mais c’est là une autre histoire, que je raconterai plus tard, ici ou ailleurs.)

traduit de l’anglais par Hélène Borraz


Howard Becker

Sociologue, Professor at the University of Washington