Société

Pour Samuel Paty, l’École pouvait tout

Enseignante

En recevant Charb le 21 février 2013 dans sa classe, en Seine-Saint-Denis, Wahida al Mansour savait pertinemment qu’elle prenait le risque de déranger une partie de ses élèves. Mais le propre de la liberté pédagogique est de déranger, et tous les enseignants savent cela. Samuel Paty le savait aussi, mais que faire aujourd’hui de son assassinat ? Comment en est-on arrivé là ? Car les professeurs ne sont pas des soldats, ils ne combattent personne. Bien au contraire : ils créent du commun.

Samuel Paty, un de mes collègues enseignants, a été assassiné. Il n’était pas un combattant de la liberté comme le nomment désormais tous les commentateurs avares de qualificatifs. C’était un collègue professeur qui accomplissait son travail quotidien comme des milliers de professeurs dans nos écoles, nos collèges, nos lycées et nos universités. Samuel Paty est pour moi un professeur, simplement un professeur. Pour comprendre ce que ça signifie, j’aimerais vous raconter mon histoire d’amour avec l’École qui n’aurait pas pu avoir lieu sans des dizaines de Samuel Paty.

Musulmane, femme, maghrébine de la première ou de la deuxième génération, je suis avant tout française de cœur et de raison par l’École et pour l’École. Je suis française de cœur parce que j’aime Olympe de Gouges, Louise Michel, Simone de Beauvoir, Victor Hugo, Jean Jaurès et tous les autres qui font ma France : libertaire, humaniste, dreyfusarde, résistante. Française de raison car j’ai appris la liberté à l’école. En juin 1989, je suis arrivée en France par le regroupement familial. En septembre, je suis allée à l’école pour la première fois de ma vie. J’y ai rencontré deux institutrices formidables. Mon institutrice officielle qui a compris que j’avais besoin d’un accompagnement personnalisé et m’a confiée à sa collègue institutrice spécialisée. Cette dernière s’est attelée jour après jour à m’apprendre à lire et déchiffrer la langue française avec des mots, des gestes et bien sûr des livres. J’ai donc fait mes premiers pas dans un univers dans lequel aujourd’hui, j’en suis convaincue, la raison est le maître mot.

Apprendre, ce n’est pas simple. Mais avec un professeur, ça le devient. Il fallait que je déchiffre d’autres sons, d’autres mots, d’autres façons de voir le monde, loin de mon univers familial et social d’origine. L’école a été pour moi ce lieu de la rencontre avec un autre univers : celui des mots écrits sur du papier et qui attendent qu’on les déchiffre, que l’on se les approprie. C’est à l’école que je suis devenue une autre. Comment voir l’autre et reconnaître son droit à exister si on n’a pas l’occasion d’apprendre à le connaître ? Mais, il faut du temps pour ça. Je ne l’ai compris que bien plus tard. Mon institutrice n’a su qu’en 1999 ce qu’elle m’avait offert, j’étais déjà étudiante.

Ensuite, il y a eu mon professeur d’histoire au collège qui m’a donnée envie de connaître l’Histoire. Ou encore mon professeur de mathématiques au lycée grâce auquel j’ai eu mon baccalauréat, ce qui a été un sésame ensuite pour étudier et réussir.

Des années plus tard, je suis devenue professeur moi aussi car j’avais envie de redonner à la République ce qu’elle m’avait offert. J’avais envie d’instruire, d’éduquer et de partager ma France avec mes élèves. Après la réussite au concours et comme la majorité des enseignants débutants, j’ai été affectée dans un établissement dit d’éducation prioritaire. À mon tour, je me suis engagée dans ce métier qui est devenu une vocation.

Le propre de la liberté pédagogique est de déranger, et tous les enseignants savent cela.

En tant que professeur, tout comme Samuel Paty et des dizaines de milliers d’enseignants, j’ai usé de ma liberté pédagogique sans aucun tabou ni censure, pour porter haut et fort ma conviction : l’école est l’unique lieu de la transmission de la Liberté. En effet, pour moi, de par mon histoire, le seul espace du commun a toujours été incarné par l’École. Et ça n’a jamais changé. Je ne suis pas angéliste. J’incarne au contraire la communauté enseignante dans toute sa diversité et sa complexité, qui accomplit son métier dans des situations souvent contrastées, en terme d’équipes, de moyens, et de publics. Je suis consciente que pour certains enseignants il est difficile d’aborder certains sujets dits « sensibles » en classe.

L’assassinat de Samuel Paty renforce au contraire ma conviction profonde : l’école est le lieu des possibles. Les élèves peuvent y blasphémer, peuvent y exprimer leurs convictions, peuvent y être critiques. Le professeur, lui, redonnera sens à tout cela pour permettre aux élèves de questionner au bon endroit ces représentations. Le professeur a le devoir de déplacer par la raison les convictions des uns et des autres. Il ne prêche pas la « bonne » parole, il transmet un savoir avec des outils et une méthodologie, il utilise les productions scientifiques et culturelles que la société met à sa disposition pour transcender les dogmes et ainsi construire le citoyen de demain.

En recevant Charb le 21 février 2013 dans ma classe, en Seine-Saint-Denis, je n’ai fait qu’appliquer cela. Charlie Hebdo était déjà sous les feux des intégristes musulmans. Je savais pertinemment que je prenais le risque de déranger une partie de mes élèves. Mais le propre de la liberté pédagogique est de déranger, et tous les enseignants savent cela. Comme pour n’importe quel sujet, j’avais longuement réfléchi et préparé cette rencontre. Les élèves avaient travaillé à partir des caricatures (y compris celles de Mahomet), certains avaient été choqués, gênés, révoltés car ils se sont sentis blessés dans leurs croyances. Mon rôle en tant que professeur était d’accueillir leur parole, de ne pas les juger et de leur permettre de faire un « pas de côté » pour mieux accepter cet autre rapport au monde.

Ainsi, quand Charb leur a dit : « Je pense sérieusement que toutes les religions sont des conneries » lors de la rencontre, il n’y a pas eu de réaction de rejet de la part de mes élèves. Charb a dit qu’il était athée et que chacun avait le droit de croire ou de ne pas croire. La rencontre fut constructive d’un savoir partagé entre un caricaturiste, des enseignants pour des élèves en France au XXIe siècle. Charb était sous protection mais aucun de nous n’a fait attention aux deux policiers présents à ses côtés. Aucun de nous n’imaginait que moins de deux ans après, il serait assassiné car il osait dessiner.

Le 7 janvier 2015, c’était un mercredi, je n’étais pas en classe. J’étais abasourdie, sous le choc, je n’ai pas voulu y croire. J’ai retrouvé mes élèves le lendemain. Ils ont tous répondu présents. Ceux qui avaient rencontré Charb étaient là. Ceux qui n’étaient pas d’accord avec Charlie et ceux qui s’en moquaient. Ils partageaient tous ma tristesse. J’ai pleuré avec eux. On a regardé la vidéo de la rencontre avec Charb. J’ai partagé avec eux ma douleur et mon incompréhension. Ils ont écouté silencieux. Ça ne pouvait pas arriver en France.

Et pourtant Charlie avait été attaqué. Certains de ses journalistes étaient sous protection. Mais leur assassinat, non ! pas en France ! Comme beaucoup, je n’imaginais pas ça possible. Et puis les larmes à plusieurs, la marche du 11 janvier réconfortante et révoltante contre ces morts injustes. On s’est tous et toutes dit « on défendra désormais la liberté d’expression ». Ce jour-là fut un choc pour moi. J’ai quitté le métier d’enseignante quelques mois plus tard.

Mon école sortira de cette épreuve généreuse et encore plus audacieuse.

À l’occasion de la crise sanitaire du printemps dernier, la nation toute entière a enfin pris conscience de l’importance de la mission des enseignants. Le métier de professeur ne s’improvise pas. Il est désormais plus que nécessaire de renforcer, d’accompagner et de valoriser ce métier.

La crise sanitaire a aussi été l’occasion pour tous les pourfendeurs de l’école de dénoncer son laxisme et son angélisme, notamment au moment des résultats du baccalauréat 2020. Je souhaiterais juste leur dire que, en 1996, je n’avais certainement pas le niveau pour avoir un baccalauréat général mais que j’avais envie d’apprendre. Mon professeur l’avait compris, alors il m’a encouragée et portée jusqu’à l’obtention de cette clef. Je voudrais dire à tous ceux qui étaient offusqués par le taux de réussite au baccalauréat par temps de COVID que ces bacheliers méritaient pleinement leur diplôme et qu’il leur appartient désormais de s’en saisir pour construire la France de demain. Ce sésame leur permettra de choisir de poursuivre leurs études ou d’entrer dans la vie active, et donc de s’émanciper d’une contrainte.

Depuis, d’autres attentats, d’autres assassinats, et le tour de Samuel Paty le 16 octobre dernier, m’a ramené comme beaucoup de collègues à janvier 2015. Les enseignants restés en classe ont continué depuis janvier 2015, tout comme Samuel, à transmettre les savoirs nécessaires à la compréhension du monde et à la formation des citoyens.

Je voudrais donc dire merci à Samuel. Cher collègue, je te dédie ces quelques lignes pour te dire combien ta mort m’a remuée. Un soir de vacances scolaires, je t’imagine quittant ton établissement soulagé de pouvoir te reposer et imaginant déjà ton retour en classe le 2 novembre. Je ne t’imagine à aucun moment pensant ne pas revenir car un fanatique te guettait sur ton trajet quotidien pour rentrer chez toi. J’ai aussi enseigné, j’ai aussi travaillé avec mes classes et montré les caricatures de Mahomet en classe. Je suis sidérée par ton assassinat. Que faire de ça ? Comment en est-on arrivé là ? Je ne sais pas mais c’est arrivé et tu es parti. Le silence doit s’imposer pour te rendre hommage. Ta mort est si sidérante que tous les mots ne sauraient effacer cette mort injuste.

On entend ici et là que tu es mort en héros, en martyr de la liberté. Pour moi, ta mort doit rester silencieuse. Tu n’es pas un soldat. Un soldat sait qu’il peut mourir en faisant son métier. Toi, non. Tu incarnais notre école et sa liberté. Tu réparais par la raison pour permettre à chacun de dépasser la haine, Tu as été décapité car professeur en France ce 16 octobre 2020. Qui aurait pensé revivre le 7 janvier de la sorte. Tous les médias en parlent en boucle mais ça ne te ramènera pas parmi les tiens et dans ta salle de classe le 2 novembre. Mais désormais chaque enseignant pensera à ton courage et ta liberté et aucun ne pourra renoncer.

Mon école sortira de cette épreuve généreuse et encore plus audacieuse. Elle retrouvera sa liberté d’expression après un temps de deuil indispensable. Ton école, notre école continuera à œuvrer pour le meilleur de chaque enfant de la République. C’est le meilleur hommage que tu mérites. Ne pas renoncer. Ton école devra poursuivre ton travail, continuer à déconstruire et reconstruire la pensée commune de nos élèves. Les professeurs ne sont pas des soldats, ils ne combattent personne. Bien au contraire ils créent du commun. Ils autorisent le dialogue, ils autorisent les désaccords. Ils incarnent la paix.


Wahida El Mansour

Enseignante, Professeur de Lettres Histoire en lycée professionnel