Les visons rêvent-ils d’humains en fourrure ?
Samedi 21 novembre 2020, les cornes de brume retentissent dans le port de Copenhague, rythmant les vrombissements de cinq cents tracteurs venus de tout le pays manifester la vigoureuse désapprobation des agriculteurs et éleveurs danois.
Le gouvernement a décrété le 4 novembre l’abattage de l’entière population des visons élevés au Danemark, premier producteur de ces fourrures de luxe éponymes. Après la détection dans des élevages d’une forme mutante du virus SARS-CoV-2, dénommée « Cluster 5 », se transmettant aux humains, les autorités sanitaires craignaient un effet désastreux sur l’efficacité du vaccin anti-Covid-19 en cours de validation rapide. Le décret gouvernemental est vite suivi d’effet, et, dans plus de mille fermes, 17 millions de visons, atteints par la maladie ou non, sont abattus. Deux semaines plus tard, sous l’effet d’une contestation populaire vigoureuse, le gouvernement danois admet avoir agi en l’absence de fondement légal. La démission du ministre de l’agriculture Morgens Jensen s’en suit le 18 novembre, mais ne résout pas la crise à laquelle sont toujours confrontés le gouvernement et le parlement qui avait ratifié le décret dans l’intervalle.
Horribilis
On a beaucoup parlé au Nord de sidération, pendant cette période que nous traversons, où les sociétés contemporaines démocratiques et dites développées sont, de fait, confrontées à des gestions de crise qui les bousculent par leurs manières autoritaires, ou tout du moins verticales. Les mesures décidées exclusivement en haut lieu et décrétées en vue d’une application sans discussion, les perturbent précisément dans leurs pratiques de libre commerce et de vacations, et dans leurs idées reçues à ce propos. L’idée notamment selon laquelle le droit de propriété et la liberté de mouvement sont fondamentaux, ou pour ainsi dire au-dessus des autres réquisits sociaux et politiques modernes, tient moins ferme sur ses fondements intellectuels.
Or voilà donc, avec l’actualité danoise, une nouvelle raison de sidération. L’effet horribilis, ou répugnant, ou encore choquant (indissociablement esthétique et éthique) de cette affaire joue un rôle important dans cette sidération. Car, de bout en bout dans cette histoire, il s’agit bien d’horreur – de choses propres à vous hérisser le poil et à vous retourner le ventre : les animaux au nombre donc de dix-sept millions, trois fois la population (humaine) du Danemark, une fois abattus, se sont révélés trop nombreux pour être tous incinérés. Ainsi, des charniers géants ont été creusés. La police et l’armée ont été réquisitionnées pour accomplir ces tâches sinistres. Sur toutes les routes du pays, des camions ont roulé en file indienne, surchargés de corps morts qui tombaient sur l’asphalte. Ce n’est pas tout. Les corps de ces millions de bêtes ensevelis, aujourd’hui, se relèvent de terre, sous l’effet du dégagement de gaz dûs à la décomposition des cadavres trop entassés, pas assez enfouis. 2020 ajoute une autre calamité à son actif, et devient « l’année du vison mutant et zombi[1] ».
Devant l’échelle du carnage au sens propre – car si l’entreprise ne se laisse pas décrire comme une boucherie sanglante, il s’agit sans contredit d’une extermination brutale de millions d’animaux vivants – devant l’échelle du carnage donc, un mot vient à l’esprit : folie. D’autant plus que cette destruction dessert totalement les intérêts économiques du pays. En Espagne, en France aussi, des visons atteints du virus, ont été abattus, mais il s’agissait des quelques milliers affectés.
Il convient en effet d’insister un peu sur la perspective quantitative ici pour sentir la folie de cette décision, qui introduit comme une rupture dans le cours normal des décisions humaines qui ont vocation à approprier, proportionner les actes à une situation donnée. Le décret danois du 4 novembre dernier introduit une rupture de plans, crée un moment de bascule obscur ou aveugle qui favorise la perpétuation d’un acte que l’agent ne regarde pas en face, ou duquel il ne mesure pas les conséquences véritables, un acte qu’on commet comme dans une semi-conscience, dans un demi-sommeil, comme un somnambule. Un coup de folie qui n’est pas sans évoquer le profil tragique d’Ajax, guerrier homérique devenu dément.
Folie archaïque ?
Ajax est une tragédie de Sophocle écrite au milieu du Ve siècle avant Jésus Christ. La scène se situe dans le camp grec pendant la longue guerre de Troie. Ajax incarne le personnage du vaillant, aguerri et terrible guerrier grec, archaïque dans sa conception de la guerre et de l’honneur, couvert de gloire et donc de sang. La pièce dramatise la réaction d’Ajax face à une décision des chefs des armées qu’il récuse et qu’il pense contraire à l’honneur. Emporté par son désir de vengeance, il se résout à massacrer de nuit l’armée grecque entière. Mais sa fureur, par un aveuglement surnaturel causé par Athéna qui protège les Grecs, se détourne sur le bétail. Et toute la nuit, Ajax décime le cheptel des grecs. Quand il reprend ses esprits, le spectacle de son carnage le désole profondément et le plonge dans une prostration irrémédiable. Le héros archaïque, après la démesure de sa folie meurtrière à laquelle il s’est abandonné tout entier, constate son déshonneur, avant de se suicider.
Voyons. La folie tragique d’Ajax, est-elle « folie » parce qu’elle prend pour cible des bêtes à corne, incapables de se défendre, carnage inutile ? Ou est-elle folie parce que meurtrière ? Ajax s’élançait de nuit contre des guerriers endormis, donc désarmés, par conséquent dans l’incapacité momentanée de se défendre. Selon cette dernière perspective, la folie sanctionne ou qualifie la démesure de l’objectif (prenant pour cible toute l’armée grecque) et sa déraison (qui se reconnaît à la disproportion entre l’acte meurtrier et la situation) – par où s’identifie précisément le caractère archaïque du comportement d’Ajax.
Quant à nous, près de vingt-cinq siècles plus tard, il nous semble d’abord difficile de comprendre les raisons des Anciens qui paraissent toujours mettre en avant la responsabilité des dieux dans leurs agissements tragiques. À première vue, c’est Athéna qui déclenche la folie meurtrière d’Ajax. N’est-elle donc pas la responsable ? Si c’est le cas, alors il est impossible de voir une concordance des temps et des récits entre le paradigme de la folie meurtrière d’Ajax et la décision sidérante du gouvernement danois d’abattre 17 millions de mammifères élevés en captivité.
Mais l’on doit sans doute, à l’inverse, insister sur la responsabilité directe du héros, de l’agent, s’agissant de son acte, la déesse n’ayant que détourné le cours de la fureur d’Ajax qui était déjà folie, la faisant s’abattre sur d’autres objets vivants, notons-le, grâce à un truc : elle obnubile son esprit de visions illusoires : lui, massacrant le troupeau, se voit décimant les soldats et l’état-major des Atrides. Et plus il repait ses yeux de ces images fausses, plus il se leurre, s’enrage, s’enfonçant de plus en plus irrémédiablement dans le carnage géant.
Athéna, certes, sauve les grecs, ses protégés. Mais plus profondément, le coup d’Athéna sert à dessiller Ajax lui-même – et nous avec – en le sortant brutalement de la logique infernale et archaïque de tout ce qui est dû à l’honneur. Si en effet il avait accompli son action telle qu’il la planifiait, il aurait massacré ses rivaux, et n’en aurait eu aucun remords, puisque c’est ce qu’il considérait être dû à l’honneur. Mais voilà, le coup d’Athéna fait dévier le cours projeté de l’action et lui fait contempler ses actes avec une distance sans précédent. Revenu à lui, il reste là, « abîmé dans son malheur, n’ayant ni mangé ni bu, sans mouvement au milieu du bétail égorgé ».
L’archaïsme d’un anthropocentrisme hypertrophié
Peut-être que la rumination entêtée des tracteurs et les appels solennels des cornes de brumes à Copenhague, ou les gaz putrides dégagés par les charniers à travers tout le pays en ce mois de novembre 2020, ont jeté l’actuel gouvernement danois dans un même état de prostration extra-lucide quant à la disproportion, la hâte, l’illégalité de la décision d’éradiquer toute une population animale. La prise de position par rapport à cette actualité étonnante est pourtant ambiguë, il est temps de le noter ici, car pour le formuler de manière abrupte, il est fort douteux que les tracteurs et les cornes de brumes ce samedi de fin novembre manifestent l’indignation et la solidarité des humains – leur empathie ?! – avec ces petits mammifères, élevés en masse pour leur fourrure, autrement dit destinés à l’abattoir.
Ces petits mammifères n’étaient-ils pas de toute façon condamnés, quantités vivantes négligeables ou plutôt négligées, ignorées ? Qu’ils soient abattus un peu plus tôt ou un peu plus tard, sur le temps long ou tous en même temps, quelle différence ? Ce n’est pas d’abord pour s’indigner de leur traitement, ni de leurs souffrances, que les cornes de brumes ont retenti et les moteurs de tracteurs ont vrombi des heures dans la capitale danoise. Les intérêts économiques en jeu, la répulsion à l’endroit d’une gestion jugée trop autoritaire de la crise ont d’abord provoqué cette contestation massive. Mais cette péripétie remarquable offre une occasion parfaite pour s’interroger sur le caractère idéologique, linguistique et économique de la frontière érigée entre le genre humain d’un côté et tous les autres genres animaux de l’autre.
Sans « sombrer » dans l’anthropomorphisme, la question de ce qui se passe dans le cerveau des bêtes vouées en « temps normal » à l’abattage pour être mangées ou pour être dépossédées de leur peau, resurgit, aiguë. La disqualification de cette question au nom du biais épistémique qu’introduit l’anthropomorphisme dont il faut se méfier, et d’une lucidité vaccinée à l’égard d’une sensiblerie embarrassante, n’est pas recevable. Cette disqualification est motivée par un anthropocentrisme désormais vieilli, qui se dissimule, car il ne peut plus se prévaloir d’arguments véritablement solides, à l’heure de toutes les prises de conscience anthroposcéniques et des mesures objectives de la gravité extrême de la crise climatique à laquelle la Terre est confrontée.
L’esprit de méthode, qui vise notamment à identifier et éviter des biais dans les procédures de jugements, en vue justement d’établir des vérités factuelles ou objectives, recommande en réalité de varier les points de vue. Les travaux contemporains des éthologues nous aident à le faire, à nous y exercer. Par exemple, l’éthologue Fabienne Delfour n’hésite pas à défier la frontière linguistique qui inhibe les possibilités de se rapporter à l’animal comme un autre en publiant Que pensent les dindes de Noël ? (Tana, 2019) où elle invite à « oser se mettre à la place de l’animal ». Il s’agit d’envisager l’animal comme un individu, certes pas de la même espèce que nous, mais tout de même sujet de droit en son genre. En revanche, il ne s’agit pas d’envisager l’individu animal comme une personne (notion morale où se niche précisément l’anthropomorphisme), ce qui n’empêche absolument pas de considérer un animal, très simplement si l’on peut dire, comme un agent doté d’états mentaux et affectifs.
Cette expérience de pensée, on la fait quotidiennement si l’on est en contact avec des animaux, notamment domestiques, qui sont des animaux sortis du lot, singularisés. Or attention et empathie sont garanties pour un animal bien singularisé (par un nom, des comportements propres auxquels on s’est habitué et que l’on peut ainsi identifier). Pour l’animal sorti du lot, un double processus d’identification (identification d’un individu en tant qu’individu et identification affective avec cet individu) devient possible. Ce qui est rendu impossible lorsque l’on considère des millions d’exemplaires anonymes d’une même espèce.
Anthropodéni, ou les ruses de l’anthropocentrisme
Pourquoi ne pose-t-on pas davantage la question de savoir ce que ressentent, comment vivent, ce que perçoivent les animaux d’élevage de leur environnement ? On a pu établir que certaines espèces partagent avec le genre humain des émotions spécifiques, comme le deuil ; ces études, ces observations ont été faites, notamment par l’éthologue Frans de Waal[2], chez des espèces dites proches de nous comme les grands singes.
Mais Frans de Waal lui-même insiste sur le fait que ces études montrant une très grande proximité des comportements sociaux entre les grands singes et les humains servent a contrario à prendre la mesure de l’anthropocentrisme invétéré du regard humain, et de ses effets. Cette réflexion est une invitation de fait à décentrer le regard, et à se disposer mentalement à saisir davantage les ressemblances que les différences, à envisager ces ressemblances comme étant plus riches en enseignements pour nous les humains – quant à nos comportements sociaux – que l’insistance sur les différences. Et si généralement on ignore la proximité affective entre divers animaux et les individus humains, cette ignorance est le fruit non seulement d’un désintérêt (trop occupés que nous sommes de nous-mêmes) mais d’un déni.
C’est pour insister sur cette idée que Frans de Waal a forgé un néologisme, invitant à reconsidérer nos réflexes de pensée par rapport au spectre de l’anthropomorphisme : l’anthropodéni. Ne pas voir nos similitudes avec les animaux est une forme d’anthropodéni. Il s’agit donc ici, à l’occasion de cet épisode particulièrement marquant d’un massacre en masse d’animaux en Europe à la fin de l’année 2020, d’identifier ce qui passe en contrebande avec l’état mental dans lequel met la crainte de faire de l’anthropomorphisme, doublée d’une sorte d’injonction morale déguisée de choisir son camp : le camp des humains ; de montrer sa solidarité, sa fraternité humaine, de ne faire montre, en dernier ressort, d’aucune attitude « séparatiste » par rapport à l’espèce humaine, pour ainsi puiser dans un champ lexical contemporain.
Et de fait, il semble naturel de se trouver davantage d’affinités et de communauté d’intérêts avec les autres humains, même si très vite l’on s’aperçoit que l’étendue de cette communauté est sujette à de grandes variations, et qu’il n’y a rien d’évident à se sentir frères ou sœurs en humanité en général. Mais c’est le cadre même imposé par la vie en société, et soutenu par une vision philosophique rationaliste, qui charrie cette image universaliste de l’humanité car, pour reprendre la formule de Spinoza, « rien de plus utile à l’homme que l’homme[3] ».
Comme un écho lointain à cette tradition « humaniste » en sciences politiques, insistant donc sur la rationalité à voir une distinction réelle entre les humains (ayant la raison en commun) et le reste du règne animal, on voit aujourd’hui le président de la République française appuyer le suspens d’un « engagement » écologique résolu ou offensif par une prise de position qui, de fait, fait réfléchir en raison de son caractère abrupt, et de la difficulté qu’il y a à la remettre définitivement en question, tant il s’appuie en réalité sur une longue tradition en théorie politique : « Je l’ai déjà dit, je ne suis pas pour un droit de la nature qui serait supérieur aux droits de l’homme[4]. »
Si donc on a assez peu d’éléments sur la proximité affective entre la dinde et l’humain, ou sur les possibilités d’imitations affectives entre le vison et l’humain, la raison en est, semble-t-il, que l’on a plus souvent la première dans son assiette et le second sur le dos, ou dans son esprit l’image du second identifié à un manteau de fourrure lui-même porteur de valeurs ou de paradigmes sociaux plus ou moins tenaces : réussite (un vison ça coûte cher), tradition patriarcale (avoir un vison réalise l’aspiration sociale de témoigner visiblement de la réussite matérielle du mari et de l’importance sociale de la famille), transmission (le manteau de vison de la Femme-mère-grand-mère qui se transmet de génération en génération).
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Mais enfin, si l’on s’attarde, et si l’on décentre le regard, comment refuser de reconnaître des capacités cognitives, même minimales, aux bêtes d’élevage ? Comme le fait valoir Spinoza, toutes les choses sont animées quoique à des degrés divers[5]. Ceci invite à une expérience de pensée très particulière, si on reconnaît à chaque animal, une « animation » propre, c’est-dire un esprit propre, singulier : à l’instar des androïdes de la nouvelle de Philip K. Dick intitulée « Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?[6] » (1968) – où des androïdes fabriqués par des hommes et servant d’esclaves, se révoltent pour se libérer du joug humain et vivre « leur vie », à la puissance et la sensibilité propres mais bien vivantes –, on essaiera d’imaginer quel type de pensées ou de perceptions à travers le voile de leur sensibilité asservie, oppressée, occupent les esprits des visons abattus en temps normal pour leur fourrure, quand ce n’est pas en raison de la grande peur actuelle infligée par le virus du SARS-CoV-2. Ne rêveraient-ils pas d’humains en fourrure de synthèse ?