Dix ans après, l’écume des journées révolutionnaires en Égypte

Sociologue

Jour férié en Égypte, le 25 janvier célèbre l’anniversaire de la révolution de 2011, un événement inédit et littéralement extra-ordinaire. Pour comprendre cette vague, cette déferlante, on se doit d’observer non seulement les courants, les grandes forces souterraines à l’œuvre, mais aussi l’éphémère écume : la présence et la prise de parole de tous ces révolutionnaires ordinaires, qui bien vite disparurent sous la répression. Qu’a représenté cet événement pour ses centaines de milliers de participant·e·s ?

Le 20 janvier 2021, une capture d’écran circule sur les médias sociaux égyptiens. Des adolescentes se demandent sur WhatsApp pourquoi le 25 janvier est un jour férié. L’une d’entre elles suggère que cette date commémore peut-être une guerre à laquelle l’Égypte aurait participé. Personne ne sait. La capture circule rapidement parmi des trentenaires, ayant participé de près ou de loin à la « Révolution du 25 janvier ».

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Certes, l’ignorance de ces adolescentes semble caricaturale, presque incroyable. Les politiques d’effacement de la mémoire de cet événement, au sens littéral comme figuré, seraient-elles si efficaces ? Cela mérite d’être nuancé. En effet, le 25 est un jour férié en Égypte visant à célébrer à la fois l’anniversaire de la Révolution et la journée nationale de la police. En ce 10e anniversaire de la Révolution, si la journée de la police se maintient comme à l’accoutumé, les remémorations des luttes sont quant à elles empreintes de doutes et de craintes.

La révolution égyptienne, tout comme les révoltes arabes plus généralement, ont été un champ de luttes discursives. Dans le milieu intellectuel et universitaire, ces événements ont permis des repositionnements d’écoles de pensée antagonistes, la re-légitimation de certains courants théoriques, et ont redonné un nouveau souffle à la critique de certaines approches. La grandeur des événements, leur aspect inédit, extraordinaire, a nécessité de chercher des explications à leur hauteur.

Pour filer une métaphore marine, afin d’expliquer la vague, la déferlante, il fallait regarder les courants, les forces souterraines, lentes, qui produisent, rendent possible tel ou tel changement. Cette nécessité théorique et historique, pour le moins légitime, a néanmoins contribué à laisser dans l’ombre l’écume de ces journées révolutionnaires, cette manifestation éphémère de la vague : la présence et la prise de parole de révolutionnaires ordinaires dans les rues arabes, qui bien vite disparurent. Qu’a représenté cet événement pour ses centaines de milliers de participant·e·s ordinaires ?

Il y a dix ans, le 10 janvier très exactement, je quitte l’Égypte pour Paris, habité d’un sentiment amer. Observant du hublot les kilomètres de béton qui constituent Le Caire, j’écris dans un calepin de médiocres vers en arabe égyptien afin d’exprimer ma rage. Le « poème » commence ainsi : « hier, j’ai manifesté et les gens se sont moqués de moi ». En effet, les dernières manifestations auxquelles j’assiste réunissent à peine quelques dizaines de personnes. De l’autre côté de la rue, les forces de l’ordre nous assènent des doigts d’honneur et miment des lames tranchant ces cous portant des têtes un peu trop vindicatives. Et les badauds, eux, ricanent de loin. Ce pays ne changera donc jamais, me dis-je alors.

De manière inédite, le peuple prenait la parole. Soudainement constitué par ces masses, il demandait la chute du régime.

Quelques jours plus tard pourtant, le président tunisien Ben Ali quitte le pouvoir à l’issue d’un soulèvement populaire inédit. Les Égyptien·ne·s, tout·e·s admiratifs qu’ils et elles soient, se doivent de rester lucides. Le régime, les opposant·e·s, les observateurs et observatrices de tous bords semblent s’accorder sur un fait : l’Égypte n’est pas la Tunisie. Mille raisons objectives justifient l’impossibilité d’un scénario tunisien sur les bords du Nil. Même les plus révolutionnaires des Égyptien·ne·s, celles et ceux qui s’étaient mobilisé·e·s contre Moubarak des années durant, semblent faire preuve d’un pessimisme prudent.

Car, en effet, comme en amour, les chagrins révolutionnaires sont nombreux, et toujours aussi douloureux. Mieux vaut ne pas trop y croire pour ne pas être trop déçu. N’y avaient-ils et elles pas cru lors du mouvement Kifāya en 2004-2005, puis lors des protestations d’avril 2008, ou encore au moment de la mobilisation autour de la mort du jeune Khaled Saïd, tué par la police en juin 2010 ?

Et pourtant. Ces mêmes pessimistes prudents s’échinent à organiser et à exécuter un minutieux plan de mobilisation, au Caire, à Alexandrie, et dans d’autres villes du pays. Se reposant sur des années de militantisme et des centaines de micro-mobilisations, ils et elles fondent leur action sur toute une « infrastructure de l’action collective », pour parler comme la politiste Salwa Ismail, invisible et inscrite dans la vie quotidienne des Égyptien·ne·s. À la surprise de tout le monde, surtout celle des militant·e·s, les manifestations prennent et décollent.

Dans leurs témoignages, militant·e·s comme participant·e·s ordinaires relatent une même exaltation. En recueillant ces témoignages tout au long de la décennie suivante, parfois à des moments où la répression est devenue particulièrement dure, j’ai vu une lueur briller encore dans les yeux de mes interlocuteurs et interlocutrices, et des trémolos faisaient souvent vibrer leur voix à la simple évocation de ces journées. Ayant moi-même repris un avion dans le sens inverse pour passer une partie de ces 18 jours sur la place Tahrir, je suis bien conscient de l’émotion toute particulière reliée au souvenir de ce moment extra-ordinaire. Nous étions . Nous faisions l’histoire.

À la veille de la révolution, 28 % de la population égyptienne a entre 15 et 29 ans et plus de la moitié de la population est âgée de moins de 30 ans. Cette génération n’a jamais connu d’autre système politique que celui de Moubarak. Elle est, aussi, le produit des transformations économiques, culturelles et sociales de ce temps. Tout un chacun se devait de trouver son salut dans une trajectoire bien tracée, faite pour les plus chanceux, d’études, de mariage, de procréation, de religiosité et de consommation. Pour les nombreux autres, la survie à la marge, en tentant le plus possible de se rapprocher de cette norme, devenait l’objectif.

La prise de parole publique, la contestation, si elle existait, n’était pour autant pas vue comme légitime et, surtout, s’inscrivait rarement dans un mouvement collectif. Ainsi, quand, le 31 décembre 2010, observant une manifestation sur la place Tahrir rassembler une poignée de militant·e·s, je demandai à un ami souvent critique du régime de Moubarak pourquoi il ne participait pas, il me répondit : « Tout cela ne sert à rien. Si un jour une révolution éclate, alors j’y serai ». Un mois plus tard, je le vis effectivement sur cette même place, fédérant désormais des centaines de milliers de révolutionnaires ordinaires.

L’expérience des « 18 jours », comme on nomme généralement les journées révolutionnaires qui menèrent à la démission d’Hosni Moubarak (25 janvier-11 février 2011), fut marquante pour nombre d’Égyptien·ne·s, jeunes et moins jeunes. De manière inédite, le peuple prenait la parole. Soudainement constitué par ces masses, il demandait la chute du régime. Et aussi le pain, la liberté, la justice sociale et la dignité humaine.

Mais de manière plus décisive encore, les Égyptien·ne·s occupaient l’espace public, se le réappropriaient, et défiaient les forces de l’ordre qui les avaient si longtemps humiliés. Nulle coïncidence donc, contrairement à l’image de volatilité et de chaos des journées révolutionnaires, que les cibles premières des protestataires fussent, dans l’ordre, les commissariats de police, les sièges du Parti national démocratique, les sièges du pouvoir local (gouvernorats), et, dans une moindre mesure, les symboles de consommation rêvée mais souvent inatteignable (les grands hypermarchés).

L’élan révolutionnaire laissa cependant rapidement place aux grands discours et aux luttes entre les poids lourds de l’espace politique égyptien. La vague s’écrasa contre la roche et l’écume se dispersa, puis disparut. Prises dans l’urgence quotidienne et la fluidité des événements, les foules révolutionnaires – ces quelques centaines de milliers qui participèrent aux protestations de manière récurrente, coordonnées par divers groupes militants entre 2011 et 2013 – durent faire face à la réalité de ce qui était, de leur point de vue, la défaite de la révolution.

En 2015, année marquée par les derniers espoirs de redressement d’une trajectoire révolutionnaire et les nombreux doutes sur les effets du soutien des révolutionnaires au renversement du régime des Frères musulmans, Issam, un militant au cœur des mobilisations de janvier 2011, me livra son constat : « Nous ne menions pas la danse, c’est la danse qui nous menait ». Les révolutionnaires n’avaient pas su, ou pu, développer l’élan premier vers quelque chose de plus constructif et décisif. Issam n’eut d’ailleurs pas le temps d’aller plus loin. Peu après, le jeune homme était raflé chez lui.

Honorer ce passé révolutionnaire, c’est aussi, sans doute, savoir le dépasser pour saisir ce qui aujourd’hui frémit.

« Était-ce un cauchemar ou un rêve ? » C’est ainsi que s’ouvre le témoignage de plus de 300 pages d’un révolutionnaire ordinaire, plutôt inconnu, de la ville d’Alexandrie. Il me le livra sur une clé USB par une après-midi moite de l’été 2019, comme on confie une relique précieuse, que l’on voudrait sauvegardée, « au cas où ». Il souhaitait que cette trace, cette histoire de vaincu(s), soit consignée quelque part. Si cet homme entre deux âges n’était peut-être pas connu du grand public, il n’était en revanche pas inconnu de la Sûreté (al-‘amn). Un an plus tard presque jour pour jour, comme d’autres qui partageaient notre table ce jour-là, il fut arrêté, disparu jusqu’à ce qu’il réapparaisse devant un tribunal de la sûreté de l’État, faisant face à une panoplie d’accusations. Ce bourgeois de bonne famille, cycliste et végétalien, féru de recyclage était désigné comme terroriste. Il ne fut pas le seul, d’autres suivirent.

La réalité égyptienne aujourd’hui est faite de répression et d’effacement de la mémoire révolutionnaire. Le régime actuel semble faire preuve de nominalisme dans sa lutte contre l’élan de 2011. Visiblement, tout ce qui s’apparente à cet événement doit rester dans le passé.

De leurs côtés, les révolutionnaires, mais surtout les participant·e·s ordinaires à cet événement, semblent s’accorder sur l’échec de l’événement. Cela ne signifie pas, en revanche, qu’ils et elles doutent de la justesse de l’élan originel. Bien au-delà des cercles révolutionnaires, il est probable qu’aujourd’hui, en Égypte, la critique continue de se faire à partir des sentiments de justice et de dignité formulés et intériorisés en 2011. L’élan de 2011 avait été imprévisible, comme tout soulèvement. Il provint d’espaces autres que les espaces habituels de la politique. Il est bien probable que d’autres espaces autres puissent encore exister, qu’ils puissent être en gestation. Honorer ce passé révolutionnaire, c’est donc aussi, sans doute, savoir le dépasser pour saisir ce qui aujourd’hui frémit.

Un peu comme les rêves et les cauchemars, les détails du souvenir semblent s’effacer avec le temps qui passe, mais l’émotion reste toujours vive. Qu’avons-nous vraiment fait sur la place Tahrir ? Que s’est-il passé durant les journées de décembre 2012 à Alexandrie ? On ne le sait plus vraiment. Mais celles et ceux qui, par leurs engagements divers, défendent ces idéaux et leur donnent des vies ultérieures, sont légion.

Il y a quelques semaines, dans une banlieue chic du Caire, je prenais un café avec l’une de ces révolutionnaires qui, par son action quotidienne, fait vivre cet élan et en promeut d’autres. Tout en parlant de l’anniversaire des dix ans qui approchait à grands pas et de la vague de sollicitations médiatiques saisonnières l’accompagnant, elle leva les yeux au ciel, dépitée. En effet, comment parler intelligemment de ce qui s’est passé il y a dix ans en Égypte, d’une part, et comment parler intelligemment de ce qu’il en reste aujourd’hui. Car toute commémoration s’appuie sur la construction d’une mémoire. Mais lorsqu’on fait taire les uns après les autres celles et ceux qui pourraient maintenir vivante cette mémoire, on se condamne à transformer l’anniversaire en enterrement.

Ainsi, en ce dixième anniversaire, peut-être devrions-nous nous poser la question suivante : comment laisser les Égyptiens parler, sans toujours les faire parler, ou, pire encore, les réduire au silence ? Bien que les voies des révolutions demeurent impénétrables, nul besoin que les voix des révolutionnaires continuent, elles, d’être inaudibles.


Youssef El Chazli

Sociologue