Éducation

Éducation prioritaire : le renoncement

Inspecteur de l’Éducation nationale, président de l’institut de recherches de la FSU

Vendredi 29 janvier, Jean Castex a annoncé une série de mesures pour les quartiers prioritaires, dont la reconduction des “vacances apprenantes” ou la création de 46 nouvelles « cités éducatives ». Le Premier ministre s’inscrit-là dans la continuité de l’expérimentation des « contrats locaux d’accompagnement » annoncés en novembre dernier par la secrétaire d’État Nathalie Elimas, et poursuit la transformation du modèle de l’éducation prioritaire. Au nom de perspectives idéologiques qui sont loin de faire le choix de l’égalité de la réussite scolaire et qui constituent un renoncement aux idéaux de démocratisation des savoirs.

L’éducation prioritaire française pourrait sembler s’inscrire dans une volonté politique unique dite de discrimination positive, celle que résumerait la formule « donner plus à ceux qui ont moins ». Mais une telle formule s’avère des plus ambiguës tant dans les finalités qu’elle ambitionne que dans les réalités qu’elle met en œuvre. Dresser le bilan de l’éducation prioritaire ne peut donc procéder d’un jugement unique qui présumerait une continuité politique depuis 1981.

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Récemment annoncée par Nathalie Elimas, secrétaire d’État chargée de l’Éducation prioritaire, la nécessité d’un changement de modèle n’a rien d’une volonté pragmatique fondée sur l’évaluation d’un espoir déçu. Elle s’inscrit dans des perspectives idéologiques qui, au-delà des affirmations rassurantes de leurs discours, sont loin de faire le choix de l’égalité de la réussite scolaire et constituent un renoncement aux idéaux de démocratisation des savoirs.

Avant de questionner les finalités, il faut remettre à sa juste place l’investissement budgétaire concédé aux écoles de l’éducation prioritaire. Le discours commun semble accréditer l’idée d’une grande générosité, parfois même d’une abondance qui reléguerait les autres territoires à la privation ! La réalité est tout autre.

Plusieurs études ont montré que les financements consacrés aux collèges de l’éducation prioritaire n’étaient pas supérieurs à ceux des autres collèges. La Cour des comptes, elle-même, notait en 2012 « une absence de corrélation entre les difficultés scolaires constatées sur le terrain et les moyens d’enseignement alloués » et observait que, parfois, « des établissements confrontés à un échec scolaire important peuvent être moins bien dotés que des établissements qui ont des taux de réussite plus élevés ».

Un élève parisien, qu’il soit à l’école primaire, au collège ou au lycée coûte plus cher qu’un élève de banlieue. Et les périodes de non-remplacement des enseignants en congé maladie sont plus longues et plus fréquentes en Seine-Saint-Denis que dans le XVIe arrondissement. Quand les élèves parisiens bénéficient d’enseignants expérimentés, ceux de la banlieue doivent souvent se contenter de contractuels dont les compétences sont des plus irrégulières.

On est loin de donner plus à ceux qui ont moins ! Et si les discours managériaux masquent cette inégalité par la promotion de quelques opérations d’excellence, les besoins réels des quartiers populaires sont loin de disposer des moyens nécessaires à une véritable démocratisation des savoirs et de la culture commune.

Le collège unique, au-delà des progrès permis, s’avérait constituer un leurre d’école égalitaire.

Le projet d’éducation prioritaire de 1981 portait une rupture fondamentale dans une période où les politiques scolaires se contentaient de croire que la massification de l’accès à l’enseignement secondaire constituerait une condition suffisante à la démocratisation du système éducatif.

La prise de conscience que l’échec scolaire constituait un problème social, la condamnation des croyances naturalisantes qui conditionnaient la réussite scolaire à l’existence de « dons[1] » ou les analyses de la sociologie critique montrant les fonctions reproductrices de l’école ont contraint à une interrogation de la responsabilité politique de l’inégalité scolaire. Et cela d’autant plus fortement que le collège unique, au-delà des progrès permis, s’avérait constituer un leurre d’école égalitaire[2] et que l’échec scolaire obérait de plus en plus fortement l’accès à l’emploi.

La conception républicaine d’une égalité formelle était ouvertement mise en doute par le projet socialiste de la fin des années 1970 : « Une école formellement égalitaire profite aux favorisés. Il s’agit au contraire de donner plus à ceux qui, actuellement, sont exclus de l’école en apportant en priorité des moyens supplémentaires aux zones et aux catégories scolairement défavorisées[3]. » La volonté d’agir vite conduisit Alain Savary à engager la politique d’éducation prioritaire par la prescription réglementaire, sans qu’elle soit affirmée par un cadre légal issu de débats parlementaires.

À la détermination du propos ne succédait donc pas l’inscription pérenne des finalités dans la politique scolaire française. Ainsi s’ouvrait la possibilité de réinterprétations successives au gré des volontés ministérielles dont certaines, délaissant l’enjeu d’une démocratisation de l’accès aux savoirs, considérèrent comme suffisante une offre scolaire capable d’une ascension sociale méritocratique limitée à quelques élèves issus des milieux populaires.

Cette politique dite d’excellence mêlera dès 2006 la lutte contre la stigmatisation des écoles de quartiers populaires par le développement de partenariats culturels et sa réduction à quelques parcours scolaires exceptionnels permettant à des jeunes de banlieues d’accéder à des formations élitistes. Les « cordées de la réussite », les « internats d’excellence » devaient renforcer l’alibi rhétorique d’une prétention égalitaire qui désormais se contentait de produire quelques réussites exceptionnelles pour mieux se dédouaner de son incapacité à produire une véritable démocratisation.

On peut douter que l’école parvienne à lutter efficacement contre des inégalités territoriales qui s’inscrivent dans l’ensemble des éléments de la vie sociale et économique, qu’il s’agisse de l’accès à l’emploi, à l’habitat ou à la santé, d’autant que le contexte est à la réduction des services publics. Mais, a minima, on pourrait néanmoins espérer que le système scolaire n’y ajoute pas ses propres effets ségrégatifs. La libéralisation de la carte scolaire voulue par Nicolas Sarkozy au nom d’une prétendue mixité sociale a creusé les écarts et, quoiqu’ayant eu des effets quantitativement limités, renforcé le sentiment de ségrégation.

Mais, au-delà des perceptions, ce sont les résultats scolaires eux-mêmes qui sont affectés : le bilan des “réseaux d’ambition réussite” (RAR) créés par Gilles de Robien en 2006 est celui d’une évidente dégradation. L’énoncé rassurant affirmant « un même principe de réussite pour tous les élèves de l’éducation prioritaire et un même niveau d’exigence pour tous les élèves de l’École de la République » n’est guère, malgré les moyens consentis, qu’une figure discursive qui ne résiste pas à l’examen de la réalité.

Nous ne pouvons pas, au nom d’une ambition scolaire exigeante, nier la réalité d’un écart culturel et de son impact sur les apprentissages.

Au constat du décalage entre culture populaire et culture scolaire, la tentation pourrait être grande d’une telle volonté d’adaptation des ambitions scolaires qu’elle prendrait le risque du renoncement. Des enseignants ont pu céder à la tentation d’une sacralisation de cette culture populaire et croire ainsi affirmer leur refus de contribuer à la culture bourgeoise. Bourdieu avait souligné les paradoxes d’une telle attitude : « Cette manière en définitive très confortable de respecter le « peuple », qui, sous l’apparence de l’exalter, contribue à l’enfermer ou à l’enfoncer dans ce qu’il est […], procure tous les profits d’une ostentation de générosité subversive et paradoxale, tout en laissant les choses en l’état[4]. »

Pour autant, nous ne pouvons pas, au nom d’une ambition scolaire exigeante, nier la réalité d’un écart culturel et de son impact sur les apprentissages. Mais la prise en compte de cet écart ne suppose pas une hiérarchisation qui considérerait cette culture populaire comme un handicap socio-culturel qu’il faudrait compenser ou comme une histoire à laquelle on enjoindrait de renoncer. À défaut, les initiatives culturelles, notamment celles offertes par le mécénat, restent des objets de consommation sans qu’une véritable articulation soit construite pour qu’ils prennent sens dans les apprentissages scolaires.

Les difficultés d’accès à la culture scolaire ne procèdent pas d’une irrémédiable opposition de culture. Leur dépassement nécessite une confrontation dialectique permise par l’expérience sociale objective et subjective de la culture commune. En naîtront des résistances, des enthousiasmes, peut-être des quiproquos, sans aucun doute des difficultés mais elles constituent le risque nécessaire pour que la volonté de démocratisation des savoirs s’inscrive dans des perspectives d’émancipation intellectuelle, culturelle et sociale.

La volonté de motiver les élèves conduit parfois à des stratégies de réussite illusoire où la conception de la tâche se préoccupe davantage de la dynamique de l’activité que des apprentissages qu’elle est censée porter. L’élève reste ainsi à l’écart d’une mobilisation subjective et sociale des savoirs pour se contenter de réaliser des tâches concrètes, hétéroclites, incapables de permettre une véritable appropriation et ne permettant pas une expérience scolaire de développement et d’émancipation[5].

C’est d’autant plus vrai que le recentrage sur les savoirs fondamentaux privilégie des apprentissages instrumentaux. Or, si forte soit la volonté des enseignants de « donner du sens » aux apprentissages, elle ne pourra être efficiente qu’aux conditions d’une formation didactique de haut niveau qui fait de plus en plus cruellement défaut. L’affirmation réitérée, autant par des travaux de recherche que par des rapports institutionnels, d’une nécessité de recentrer les actions de l’éducation prioritaire sur les apprentissages restera une perspective vaine s’il n’est pas engagé un investissement majeur dans la formation.

Et il ne s’agit pas seulement d’un développement quantitatif mais d’une rupture profonde avec une conception de la formation qui se centre davantage aujourd’hui sur l’accompagnement des réformes successives que sur le développement des compétences professionnelles et la construction d’un haut niveau de maîtrise didactique et pédagogique.

L’annonce d’une expérimentation ponctuelle limitée à trois académies cache mal une volonté de transformation globale et radicale de l’éducation prioritaire.

La gouvernance de l’éducation prioritaire et ses injonctions successives ont souvent contribué à perturber les pratiques enseignantes y compris par des exigences contradictoires. Les discours accompagnant la parution d’une nouvelle circulaire, quand ils discréditent les actions antérieures pour légitimer les nouvelles prescriptions, sont loin de permettre des progressions qualitatives.

Les textes réglementaires affirment la contractualisation locale comme une élaboration collective des projets, « fruit d’un travail collectif des équipes pédagogiques » disait la circulaire qui instituait les contrats de réussite en 1999. Mais la réalité est tout autre, engluée dans des prescriptions multiples, obsédée par la limitation budgétaire de la dépense publique et témoignant très insuffisamment d’une réelle confiance dans la capacité des équipes à construire des projets collectifs. La contractualisation ne procède pas d’un accord mutuel engageant les acteurs.

La contextualisation des problèmes dans l’action réelle est une condition de l’élaboration collective. Or, même quand une forte détermination collégiale existe, elle se heurte trop souvent à des demandes qui obéissent parfois davantage à des stratégies de communication, des rationalisations budgétaires ou des présupposés idéologiques qu’aux besoins d’accompagnement d’un travail coopératif des équipes ancré dans la réalité de leurs pratiques. C’est la conception même du pilotage qui doit être repensée. Mais sous des discours ne cessant de proclamer la confiance, les pratiques managériales se sont enfermées dans l’imposition de modèles et parfois avec autoritarisme.

Dans un tel contexte, l’annonce d’une expérimentation ponctuelle limitée à trois académies cache mal une volonté de transformation globale et radicale de l’éducation prioritaire. On peine à croire qu’une secrétaire d’État à l’Éducation prioritaire ait pu être nommée aux seules fins de piloter une expérimentation. Et on a tout lieu de craindre que s’ébauchent les desseins habituels des politiques scolaires libérales qui, sous les couverts d’une rhétorique de la réussite et du mérite, renonceront une fois de plus à une véritable démocratisation des savoirs et de la culture commune, pour se suffire de quelques réussites singulières voulues pour masquer la préservation des inégalités et la reproduction des positions sociales.

 


[1] Lucien Sève, Les « dons » n’existent pas, L’école et la Nation, 1964.

[2] Dominique Paty, 12 collèges en France : enquête sur le fonctionnement des collèges publics aujourd’hui, La Documentation française, 1981

[3] Libérer l’école : Plan socialiste pour l’Éducation nationale, 1978, p.43

[4] Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Le Seuil, 1997, p. 91.

[5] Sur ces questions, voir les nombreux travaux du laboratoire ESCOL de l’Université Paris 8 (Élisabeth Beautier, Bernard Charlot, Jean-Yves Rochex …).

Paul Devin

Inspecteur de l’Éducation nationale, président de l’institut de recherches de la FSU

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Notes

[1] Lucien Sève, Les « dons » n’existent pas, L’école et la Nation, 1964.

[2] Dominique Paty, 12 collèges en France : enquête sur le fonctionnement des collèges publics aujourd’hui, La Documentation française, 1981

[3] Libérer l’école : Plan socialiste pour l’Éducation nationale, 1978, p.43

[4] Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Le Seuil, 1997, p. 91.

[5] Sur ces questions, voir les nombreux travaux du laboratoire ESCOL de l’Université Paris 8 (Élisabeth Beautier, Bernard Charlot, Jean-Yves Rochex …).