À bout de souffle ? La société du masque
Nul n’aurait imaginé, il y a un an seulement, nos vies si puissamment ébranlées par l’épidémie galopante. Cette lame de fond, qui nous laisse constamment démunis, sans boussole, emportés toujours plus loin des rivages connus de la vie d’avant, a non seulement bouleversé en profondeur les rythmes de la vie collective, mais toute notre existence intime et affective. Sans que nous sachions encore s’il s’agit de mutations durables ou momentanées, sinon définitives, la crise sanitaire altère à la fois nos façons de sentir et de ressentir, nos perceptions intimes de l’espace et du temps, comme nos attitudes et gestes coutumiers.
Il n’est qu’à scruter, un instant, nos scènes de rues et la mise en jeu des corps dans les interactions les plus ordinaires. Toute la grammaire habituelle de nos gestes et conduites, tous les rituels traditionnels de la rencontre, se sont trouvés affectés, perturbés, troublés par la menace virale. Qu’il s’agisse de nos façons de saluer ou de prendre congé, des mouvements et expressions qui ponctuent nos échanges, de la distance à laquelle nous nous tenons les uns des autres, même en famille ou entre amis, comme des manières de nous toucher ou de nous éviter. En très peu de temps finalement, la plupart des codes de la rencontre et des attentes qui l’accompagnent ont été contraints d’évoluer significativement. Et, avec eux et à bas bruit, les frontières même de l’intime.
Et puis l’introduction de ces comportements insolites nous a donné à voir par ailleurs, à travers notre embarras, tout l’implicite des formes normales de la sociabilité et la délicate incorporation des disciplines nouvelles. On ne peut d’ailleurs manquer d’entrevoir ici le rôle ô combien décisif de l’habitus, de tout ce savoir social incorporé qui nous permet, d’ordinaire, d’agir sans y penser.
Nul doute qu’il y ait là, pour le sociologue de la vie quotidienne ou l’historien des mœurs, un observatoire inépuisable. Ce dernier nous rappelle au premier chef à quel point, comme l’enseignait Erving Goffman, le monde social est un théâtre, dans lequel nous jouons constamment des rôles, que l’on s’efforce d’interpréter du mieux possible, sans fausse note. Un tel terrain d’étude aurait par ailleurs fasciné Harold Garfinkel, le fondateur de l’ethnométhodologie. À travers le breaching, ce principe d’expérimentation du social qu’il avait basé sur l’usage délibéré du faux-pas ou du refus de collaborer, ce dernier s’efforçait de déstabiliser les routines des acteurs sociaux et d’observer ensuite comment ils s’en débrouillaient.
Or en mettant en crise tout le cours ordinaire de notre existence, la pandémie n’a pas seulement glissé un grain de sable dans la mécanique bien huilée de l’interaction sociale, elle y a introduit des perturbations innombrables et variées, génératrices d’inconfort, de malaise, de souffrance et de désordre aussi. Et, pour cette raison même, elle est une occasion rare de voir affleurer les normes sociales dissimulées par l’habitude et la part d’arbitraire logée au cœur de nos standards de comportement, tout en signalant finalement la contingence de nos conventions et notre capacité à réinventer certaines des règles de la vie sociale et des formes prises historiquement par la civilité.
Mais venons-en à ce qui fait le cœur de notre propos : à savoir le trouble que la vie masquée introduit dans nos modes de perception, notre culture sensorielle et le régime de nos émotions. Et précisons ce fait d’importance : les remarques qui vont suivre n’émanent pas d’un historien spécialiste du très contemporain. Simplement d’un chercheur qui, flânant dans les rues parisiennes (avec Siegfried Kracauer pour modèle) et tout en chaussant ses lunettes d’historien des sensibilités, s’autorise ici à esquisser quelques analyses à partir de bribes de réalité collectées dans l’atmosphère étrange d’une métropole bien peu reconnaissable ces temps-ci et où se laisse lire, du fait d’un tel dépaysement, certains signes révélateurs des évolutions en cours.
Vivre masqués altère tout à la fois nos seuils de perception et nos modes de présence au monde.
Au printemps 2020, tandis qu’avec la psychanalyste Elizabeth Serin je débutais la collecte « rêves de confins », qui s’efforçait de mieux saisir ce que l’expérience du confinement faisait à notre vie onirique et inconsciente, une chose retenait également – et fortement – mon attention d’historien du sensible. En ce temps-là (où, précisons-le, nous n’étions pas encore masqués et restions très démunis face à la méconnaissance du virus), nos peurs étaient focalisées comme jamais sur le toucher. Et tout d’abord sur le risque d’un contact inopiné avec le corps d’autrui, avec lequel l’on se mit à craindre une expérience tactile malvenue, involontaire, irréfléchie : une poignée de main par mégarde, des postillons ou éternuements malencontreux, un geste d’étreinte qui nous échappe, une bousculade ou un attroupement dans la rue…
Et puis, peu après, l’anxiété s’est portée sur notre environnement, sur les matières et surfaces où pouvaient subsister ces fameuses gouttes porteuses d’un virus dont on découvrait alors le caractère ultra-contagieux et létal. Subrepticement, l’ennemi viral invisible s’est infiltré au cœur même de notre univers perceptif journalier. De sorte qu’il fallut se mettre à soupçonner tout ce qui venait sous nos dix doigts, chez soi comme au dehors : poignées de porte, digicodes, boutons d’ascenseur, écrans tactiles, claviers d’ordinateurs, pièces de monnaie…
Plus pervers encore qu’à l’accoutumée, le risque mortel est venu s’insinuer sous nos gestes les plus banals et spontanés, les plus automatiques et inconscients. Et, par-là, il nous a contraints à toujours davantage d’auto-contention. Il nous a imposé en effet une méfiance accrue envers nos impulsions immédiates, une répression plus sévère de nos élans spontanés. Les contraintes sociales nouvelles qu’il a fait naître ont renforcé encore les exigences de maîtrise de soi et la rationalisation de nos comportements. Une chose est sûre néanmoins : l’occasion nous fut donnée de redécouvrir l’éminence trop oubliée du toucher dans notre existence quotidienne, ce sens dans lequel il faut peut-être voir « le sens des sens ». En ceci que la peau, rappelle David Le Breton, est la matrice de tous les autres et que le toucher reste le sens qui nous procure l’expérience fondamentale des êtres et des objets.
Ces derniers mois, par ailleurs, l’obligation du port du masque dans l’espace public et la découverte de la forte transmission du virus sous forme d’aérosols (par inhalation de particules virales restant en suspension dans l’air après avoir été expulsées par une personne infectée) ont accentué plus encore la perturbation de notre vie sensible. D’une façon largement inconsciente, vivre masqués altère tout à la fois nos seuils de perception et nos modes de présence au monde. C’est toute notre « culture sensorielle », dirait Alain Corbin, qui s’en trouve affectée. Qu’il s’agisse des modalités de l’attention portée aux différents messages sensoriels, de la balance habituelle qui régit l’organisation de leurs rapports ou encore, bien sûr, de l’usage que nous faisons de notre sensorialité dans nos manières d’être au monde.
Rendue obligatoire par les modes de transmission du virus, la vie masquée a fait croître, par exemple, le poids relatif de certains sens. À savoir : ceux de la vue et de l’ouïe, ces sens longtemps qualifiés de « nobles » parce que « sens de la distance » – distance avec la matière, distance entre les corps. En contrepartie, la méfiance s’est accrue envers les sens de proximité, lesquels régissent en profondeur nos systèmes d’émotions. Car, tout comme le toucher, l’odorat s’est trouvé à son tour largement déboussolé. D’autant que sentir et respirer sont presqu’une seule et même chose.
L’odorat, sens naguère considéré comme le plus animal, est le sens par excellence des transitions, des seuils et des marges ; il nous renseigne constamment sur le processus de transformation des êtres et des choses. Il joue d’ordinaire un rôle de sentinelle et d’orientation dans notre environnement quotidien, comme dans notre rapport aux autres et à nous-mêmes. En matière de désorientation d’ailleurs, l’étonnant est venu de ce que le port des masques chirurgicaux nous a contraints, pour beaucoup, à vivre dans la compagnie inattendue de notre propre haleine, de cette effluve intime que nous nous sommes mis à percevoir bien plus intensément qu’à l’accoutumée. Ce qui ne fut pas sans introduire, dans le rapport à soi, comme une inquiétante étrangeté.
Reste que si le masque nous protège généralement de la puanteur (du moins jusqu’à un certain point), de toutes sortes d’odeurs jugées désagréables (sueurs, excréments, ordures, égouts, etc.) ou ressenties comme dangereuses (matières en putréfaction, pollutions urbaines et industrielles…), il nous a fait perdre également beaucoup de la jouissance des odeurs, de l’infinie diversité des senteurs et flagrances alentour. En particulier ceux qui nous lient, si intensément, aux parfums des autres, aux délices des jardins, à la vie aromatique des marchés… Sans oublier la somme des plaisirs qui se trouvent associés à la mémoire olfactive, dont nous savons, et grâce à la littérature surtout, la singulière puissance.
De là découle l’évident appauvrissement ces derniers mois du flux continu des impressions qui nous proviennent du dehors et des sources de plaisirs associées. S’il est impossible de calculer, chez chacun, le coût psychique insidieux induit par cette perte de saveur du monde, nul doute néanmoins que nous souffrons tous, quoiqu’en ville surtout, d’une telle atrophie de la vie des sensations, de cette mutilation sourde et attristante de la sensibilité. Sans compter la rareté des satisfactions de substitution qu’impose actuellement la quasi-extinction de la vie culturelle dans nos cités.
Au demeurant, l’expérience de la vie masquée, c’est aussi celle du déplacement des frontières du visible et de l’invisible. Car le masque agit ici comme un mur. Il défigure et fait obstacle. Il soustrait à la vue la moitié du visage d’autrui ; il ne le laisse entrevoir qu’à demi-nu. Et, par-là même, génère comme une anxiété diffuse, née de l’incertitude de l’identification. Il n’est pas rare ces derniers mois que nous peinions à reconnaître autrui dans la rue, et parfois même – fait déconcertant s’il en est – jusqu’aux personnes les plus proches. Tout se passant alors comme si des figures pourtant familières reprenaient furtivement les traits oubliés ou inquiétants de l’étranger. Surtout, et plus généralement, c’est une peur vague et inconnue qui se répand de nos jours du seul fait de cette dépersonnalisation généralisée produite par la société du masque. Car, d’évidence, tous ces visages presque anonymes font perdre à notre vie sociale de sa lisibilité. Et, par là-même, de sa prévisibilité.
Ce mur entre les corps participe d’une distanciation émotionnelle non voulue mais bien réelle et vivement ressentie par chacun dans ses relations sociales et affectives ordinaires.
Si l’opacité soudaine du monde social nous dérange si profondément, c’est aussi que nous avons gardé la très vieille habitude de traquer l’homme psychologique derrière les traits de l’homme physique. Certes, nous n’ignorons pas que le visage cache autant qu’il révèle, que certains sont même experts en dissimulation, mais nous ne cessons pas de vouloir lire chez autrui, dans le mouvement de ses traits, le caractère qu’il recèle, les desseins manifestes ou cachés qu’il exprime. Sans doute parce que nous continuons de croire que le visage est non seulement le siège de l’identité, mais aussi le miroir de l’âme. « Nulle part, l’être humain, rappelle Hans Belting, n’est aussi présent que dans son visage ». Or, rien ne nous paraît justement plus troublant que d’être confronté à un visage sans expression, que d’être face à un être masqué dont on ne peut deviner ni les intentions, ni les émotions. En un mot : l’authenticité.
Toute rencontre, rappelait Jean Starobinski, est rencontre d’un visage. Toute relation débute par un échange de regards, de paroles, d’éventuels sourires… Par-là se fait l’exploration des intentions de l’autre et se noue un rapport d’emblée marqué du sceau de la confiance ou de la défiance, de l’empathie ou de l’antipathie, du concernement ou de l’indifférence. Si, contrairement à la plupart des masques de type religieux ou cérémoniels répertoriés par la littérature ethnographique et qui couvrent généralement tout le visage, ce demi-masque nous laisse observer les plis du front, les froncements de sourcils, les mouvements des yeux ou l’acuité d’un regard (et je parierais volontiers sur l’extension symbolique ces prochains mois du domaine du clin d’œil [1]), il nous prive cependant d’éléments essentiels dans la communication verbale comme non verbale des individus.
D’ordinaire, dit-on, le visage parle. Il exprime, manifeste, trahit aussi… Mais le masque nous coupe chez autrui du mouvement de ses lèvres, de ses murmures, de ses rictus et autres moues. Non seulement il rend plus difficile encore le décryptage de ses dispositions à notre égard, chaleureuses, indifférentes ou hostiles, mais il nous coupe de la symbolique des émotions. De ce qui fait justement leur richesse infinie, leur complexité foncière, leur ambiguïté fondamentale [2] – tout ce continent que les neurosciences affectives ont par ailleurs tant de mal à aborder, tant leur approche se révèle souvent simplificatrice à l’extrême [3].
Le fait est que ces visages barrés, qui s’animent en haut mais demeurent fixes en bas, faussent l’échange social en nous empêchant de donner sens sereinement à la situation de face-à-face. Et puis, pour des êtres masqués, qu’est-ce au final que faire bonne ou piètre figure ? Perdre ou sauver la face ? Ou encore faire grise mine ?
Bien sûr, certains ne sont pas sans se réjouir des possibilités de retrait offertes par la vie masquée. Dans ces configurations sociales indécises, il est bon parfois de pouvoir s’abriter derrière lui, de se soustraire à ceux qui, chaque jour, tentent de nous dévisager, comme de se fondre quelques instants dans la foule anonyme. Pour sûr, nos chances d’être percés à jour sont moindres dans un monde perpétuellement masqué. Certains diront aussi, parmi les misanthropes et autres personnes peu sociables, qu’on y gagne à coup sûr en tranquillité et en liberté.
Et puis, pour l’observateur issu des sciences sociales, il est aussi frappant d’observer l’agency des acteurs sociaux in vivo. Qu’on songe, par exemple, aux modes de contournement de la contrainte : le masque porté sous le nez ou sur l’oreille, à défaut de surveillance policière, la licence laissée généralement dans la rue aux fumeurs, voire à ceux qui téléphonent, de s’en débarrasser au moins quelques instants…
Très intéressante aussi, la possibilité qui est la nôtre d’observer les jeux de mimétisme et de distinction qui constituent, d’après Georg Simmel, le cœur même de la vie sociale. Révélant la réactivité et la plasticité du capitalisme marchand, nous avons vu très vite apparaître, dans les commerces puis dans la rue, des masques différents, distinctifs, stylisés, certains directement façonnés par l’univers de la mode. Ce qui, très tôt, a permis à ceux qui en ressentaient le besoin de sortir de l’indistinction sociale généralisée, de s’émanciper de la masse uniforme des gens, en réaffirmant, jusque dans le port du masque, la singularité de leur personne et de leur style de vie. Chics ou vulgaires, rares ou banals, les masques, eux aussi, sont désormais classés et, donc, classants.
Ceci mis à part, prédomine malgré tout un sentiment d’ensemble au fil des semaines : à savoir l’impression de vivre, à bout de souffle, dans un hôpital à ciel ouvert. Et non pas au beau milieu d’un carnaval géant où l’on profiterait de la vie masquée pour vivre plus, pour se jouer des interdits et des hiérarchies, pour s’émanciper des identités figées et se libérer de l’ennui des tâches ordinaires… Dans ces vagues successives de morts qui nous assaillent depuis tant de mois maintenant, nul ne pourrait vraiment parvenir à trouver la force de profiter de cette séquence improbable pour tenter de retourner toute cette tristesse en joie, en joie contagieuse, exubérante et festive. Bien que la vie masquée, ce soit aussi cela, historiquement : les vertus vivifiantes de la fête, la vie trépidante du carnaval et des jeux de séduction, l’effervescence collective comme moyen de régénérer la vie communautaire dans un relâchement momentané des mœurs.
Au lieu de quoi, le masque a renforcé ici la distance des êtres. Entre citadins, la réserve est encore plus forte qu’hier. Ne serait-ce que parce que l’espace que l’individu maintient entre lui et les autres, cette sorte d’entour du corps que le célèbre anthropologue Edward T. Hall appelle la proxémie, s’est agrandi. Or ce mur entre les corps, non pas nouveau (Norbert Elias en a conté la longue érection [4]), mais brutalement renforcé, participe d’une distanciation émotionnelle non voulue, largement subie, mais bien réelle et vivement ressentie par chacun dans ses relations sociales et affectives ordinaires. De là, chez beaucoup, des solitudes accrues, un sentiment renforcé d’exil intérieur.
Chacun le constate : tandis qu’une forme d’anxiété collective latente et résiduelle gagne souterrainement nos sociétés, le refroidissement soudain de nos relations et cette forme de désensualisation généralisée de l’existence sociale s’accompagnent, à l’échelle des sujets, d’une souffrance sourde et diffuse, dont le coût psychologique est déjà considérable. Et pas seulement, soyons-en sûrs, chez les plus fragiles d’entre nous.
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