Éducation

L’éducation nationale ne recrute plus, elle embauche

Professeur de philosophie

Le 29 janvier dernier, la très controversée réforme du Capes est parue au Journal officiel et entrera en vigueur à partir de 2022. Alors que l’Éducation nationale connaît une véritable crise des vocations, nombre d’enseignants voient dans la réforme non pas une solution mais une régression. Parmi les énormités pointées du doigt : le fait que la moitié des épreuves propres à chaque discipline soient remplacées par des épreuves « professionnelles », dont, à l’oral, un entretien d’embauche. Comment évaluer, dès lors, les compétences du candidat dans sa discipline ?

Rien n’y a fait, ni les alertes, ni les pétitions, ni les déclarations de diverses associations de professeurs : le projet de réforme décrié du concours de recrutement des professeurs (Capes) est paru au Journal officiel le 29 janvier 2021. Ce qui n’était hier encore qu’un projet contesté de tous bords est désormais une aberration officielle.

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Au problème effectif du recrutement des futurs professeurs, on a décidé d’apporter des solutions pyromanes. On dirait que les auteurs de cette réforme se sont demandé comment remédier à la situation en l’aggravant.

Quels sont les problèmes ? La multiplication des voies de recrutement qui n’a cessé de baisser les exigences de maîtrise des savoirs disciplinaires. La crise des vocations, due aux conditions du métier : affectation des jeunes professeurs dans les classes les plus difficiles et salaires ridicules, l’écart avec le Smic n’ayant cessé de se réduire depuis 30 ans. Le premier problème a prétendu répondre au second, qui l’a en fait aggravé, selon un cercle vicieux prévisible.

Afin que chacun puisse juger de l’énormité des nouveaux critères de recrutement qu’entérine l’arrêté du ministère de l’éducation nationale, ciblons les principales contradictions qu’il contient.

La première est de croire qu’un étudiant pourra enseigner bien ce qu’il connaît mal. Car on ne cherche plus à vérifier que le candidat possède la maîtrise nécessaire de sa discipline. On présuppose que celle-ci est acquise à Bac+4. Mais quiconque a siégé dans un jury de Capes sait que tel n’est pas le cas et que la différence à ce niveau entre un étudiant et un autre peut être considérable, c’est-à-dire rédhibitoire en termes de recrutement. Or, en remplaçant la moitié des épreuves propres à chaque discipline par de prétendues épreuves « professionnelles », dont, à l’oral, un entretien d’embauche, les jurys se privent de vérifier le niveau réel des candidats dans la matière qu’ils devront enseigner. Il faut rappeler, contre le mythe du professeur calé dans sa matière mais incapable de l’enseigner, que la maîtrise de sa discipline reste pour tout professeur le fondement de sa pédagogie, et, avec elle, de son autorité. À l’inverse, du cours approximatif à la classe indisciplinée, la pente est toujours glissante.

Un membre du personnel administratif de l’éducation nationale n’ayant aucune compétence en mathématiques peut donc présider le jury du Capes de maths.

Deuxième énormité, qui découle logiquement de la première, désormais la composition des nouveaux jurys n’impose pas qu’ils soient présidés par un expert dans la discipline. Les présidents sont notamment choisis parmi les inspecteurs généraux de l’éducation, des sports et de la recherche. Or, suite à une la réforme récente de l’inspection générale, celle-ci ne distingue plus les inspecteurs issus du professorat et ceux issus de l’administration. En droit, un membre du personnel administratif de l’éducation nationale n’ayant aucune compétence en mathématiques peut donc présider le jury du Capes de maths.

Autre innovation, les « personnels de direction d’établissements d’enseignement ou de formation » comme les « conseillers principaux d’éducations » sont membres du jury. L’arrêté ajoute, comme en annexe, que le jury peut au besoin inclure « des personnes choisies en fonction de leurs compétences particulières dans la discipline. » Notez bien qu’il s’agit de « personnes », donc pas forcément de professeurs. L’indétermination de ce terme de « personnes » désolidarise dangereusement la discipline et l’enseignement. Si l’enseignement sans la discipline est vide, la discipline sans l’enseignement est hermétique.

Conséquence immédiate de la composition de ces jurys, l’entretien oral des langues vivantes « se déroule en français ». La chose est inévitable dès lors que le jury n’est pas choisi pour sa compétence dans la discipline. D’autant qu’à l’oral les jurys comptent entre deux et quatre membres, sans présence nécessaire d’un professeur de la discipline concernée. Tous les chefs d’établissement ne maîtrisent pas l’allemand ou l’espagnol. À l’oral, il n’y a donc plus qu’une épreuve de 15 minutes pour vérifier que le futur professeur de langue vivante la maîtrise à l’oral.

De tels oraux de concours, où candidats et membres du jury pourront avoir en partage une même absence de compétence dans la discipline de recrutement, ont tout pour virer aux jeux de rôles, si ce n’est aux marchés de dupes. C’est la porte ouverte à l’arbitraire. Le revers de cette composition composite des jurys, c’est la substitution d’un rapport de subordination administrative d’employeur à employé à l’ancienne relation pédagogique d’un candidat avec ses pairs. Quel type de professeur peut-on attendre d’un entretien qui demande au jeune étudiant de jouer le fonctionnaire docile ? Quelle place l’esprit critique pourra-t-il se frayer dans de telles conditions ? Ce dernier n’est-il plus une vertu pédagogique ? Comment empêcher que le candidat ne troque sa liberté intellectuelle qu’autorise sa maîtrise disciplinaire contre une docilité feinte ou réelle que le mélange toxique du contrôle pédagogique et de la surveillance administrative appelle ?

La troisième contradiction concerne directement la politique éducative du ministre. Alors que M. Blanquer a audacieusement réformé le baccalauréat pour l’arrimer à nouveau à l’enseignement supérieur et qu’il a en conséquence mis un point d’honneur à revoir à la hausse les programmes des élèves à tous les niveaux et dans toutes les matières, sa réforme du Capes renonce à vérifier que les futurs professeurs maîtrisent les programmes en question. On compte ainsi que les élèves acquièrent des compétences disciplinaires que leurs enseignants ne seront peut-être pas aptes à leur enseigner.

Quatrième contradiction de cette réforme, prétendre vérifier que les candidats maîtrisent un métier qu’ils n’ont encore jamais pratiqué. Là encore cela promet de beaux jeux de rôles. À l’oral, il est en effet prévu un « entretien » censé vérifier l’aptitude du candidat-étudiant à « se projeter dans le métier de professeur au sein du service public de l’éducation ». C’est idiot parce que totalement virtuel et complètement abstrait pour un étudiant qui, n’ayant par définition aucune expérience du métier, ne pourra que le singer. Must de l’innovation, une « mise en situation professionnelle en lien avec la vie scolaire ». Cet entretien est une caricature de l’entretien d’embauche dans le privé. Au lieu de renforcer la formation disciplinaire initiale, on la diminue au profit d’une pseudo formation professionnelle. La formation universitaire initiale va s’aligner sur une formation continue en trompe-l’œil, ce qui fait que les futurs professeurs vont perdre sur les deux tableaux.

Pourquoi des professeurs chevronnés, qui sont les premiers concernés et les plus compétents, ne sont-ils pas, dans l’idée des ministres, aptes à recruter leurs futurs collègues ?

Dernière contradiction, conséquence de la précédente, les candidats seront soumis à un examen concernant les « valeurs de la République, dont la laïcité ». Cette formulation représente la laïcité comme une valeur parmi d’autres, comme si lesdites valeurs constituaient autant d’articles indépendants les uns des autres, comme si la laïcité elle-même était simplement l’une d’elle. Cela trahit une mécompréhension de la laïcité puisque celle-ci n’est pas une valeur en plus ou à côté des trois autres (liberté, égalité, fraternité) mais celle qui les concentre toutes, synthèse vivante de la devise républicaine. C’est d’ailleurs ce que dit l’article 1er de la Constitution : en France, la République est laïque.

Les membres du jury seront-ils compétents en cette matière, qui est juridique autant que politique et historique ? Le risque est grand que cet entretien se transforme en catéchisme républicain et que la laïcité n’y figure plus que comme un dogme mimé. Rappelons ici que l’esprit libéral de la loi de 1905 est consigné dans son article 1er comme le rappelle Aristide Briand lui-même : « toutes les fois que l’intérêt public ne pourra être légitimement invoqué dans le silence des textes ou dans le doute de leur exacte application, c’est la solution libérale qui sera la plus conforme à la pensée législative. » Le ministère des armées a fait en 2019 une brochure très pédagogique sur la laïcité qui a de quoi surprendre bien des professionnels de l’éducation nationale.

Ce qui est désespérant, c’est que tout cela nous ramène aux vieilles lunes des IUFM d’il y a trente ans, droite et gauche de gouvernement partageant sur cette importante question les mêmes lubies catastrophiques. Des critiques de cette pantalonnade néfaste, à l’origine d’une bonne part des maux actuels de l’éducation nationale, rien n’a été retenu.

Pourquoi des professeurs chevronnés, qui sont les premiers concernés et les plus compétents, ne sont-ils pas, dans l’idée des ministres, aptes à recruter leurs futurs collègues ? Pourquoi les professeurs n’ont-ils, dans les jurys de recrutement des professeurs comme dans l’élaboration des programmes, qu’un rôle de subordonné ? Sous l’indifférence à la question de leur compétence, la constante c’est le mépris des professeurs et, à travers eux, de leurs élèves. Qu’attend-on d’un tel concours, qui place la pédagogie sous hiérarchie administrative, sinon qu’il fasse fuir les jeunes esprits qui auraient les qualités pour enseigner ? À moins que l’on ne se satisfasse de pouvoir dorénavant sélectionner des caves qui fonctionnent et éliminer les profs qui se rebiffent.


Guillaume Pigeard de Gurbert

Professeur de philosophie

Mots-clés

Laïcité