écologie

Je est un nous : à propos de la Covid-19, des chatons sur le web et d’un robot sur Mars

Philosophe

« Qui suis-je ? », « quelle est ma place dans l’univers ? » Pour répondre à ces questions, on peut tout aussi bien regarder l’arrivée du robot Perseverance sur Mars, les effets de la Covid-19… ou des vidéos de chats sur Internet. À la croisée de la santé et de l’environnement, nos corps sont devenus des écobiographes planétaires : chaque existence humaine, pour tenter de préciser qui elle est, doit faire le détour par l’expérience d’une altérité écologique, d’un « autre ». Que cet autre soit un petit animal mignon, un virus redoutable ou une brise légère soufflant sur une autre planète.

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Comment répond-on à la question « qui suis-je » ? Que dit-on lorsqu’on dit « je » ? Ces questions sont des questions personnelles. Elles ont également une portée collective. De récents événements donnent de le mesurer : un robot arrivé sur Mars, la Covid-19 et des vidéos d’animaux sur Internet.

De telles interrogations pourraient donner l’impression de n’être que des sujets de dissertation du baccalauréat, exercice scolaire sur d’antiques questions un peu désuètes portant sur l’identité personnelle ; réminiscence d’un cours de philo sur le cogito. Et elles le sont aussi.

Je me souviens ainsi de ce beau sujet de série littéraire, proposé il y a déjà quelques années. Les candidats devaient se pencher sur le problème suivant : « la réponse à la question “qui suis-je ?” admet-elle une réponse exacte ? ». Sujet difficile mais signe que nous avons la chance en France, un des rares pays où la philosophie est enseignée sur un mode thématique et problématique, et non comme histoire des idées, de donner aux bonnes questions une longue vie, traces en nous et nos institutions d’obstinations durables.

Mais après tout, l’interrogation est bonne à prendre, et pas seulement pour les futurs bacheliers.

Faut-il l’exactitude des sciences et techniques de précision qui permettent de poser un robot sur Mars, au mètre près, pour découvrir qui nous sommes ? Que peut-on apprendre de nous lorsque nous nous regardons, vivant parmi les vivants, vulnérabilisés par un virus à l’échelle planétaire, tout en étant éclairés par les virologues d’un côté et les écologues de l’autre ?

Plutôt que scientifiquement, vaut-il mieux laisser retentir en nous, sensiblement et poétiquement, des images d’êtres vivants qui disent nos appartenances, moins sur le mode de l’exactitude scientifique que sur celui de la rectitude poétique, pour élucider qui nous sommes ?

De la biographie à l’écobiographie

De telles questions ont une actualité. Elles sont notre actualité. Comment actualisons-nous la compréhension de ce nous sommes et cherchons à être ? Peut-on dire « je » sans dire « l’autre », et ce détour par « l’autre » exige-t-il pour cela de partir en reconnaissance, ici sur Terre et jusque sur Mars ?

Ces questionnements sont des coups de sonde, au propre comme au figuré, dans une conception insulaire de soi. Ils scrutent la part et la place de l’autre en nous, que cet autre soit un animal, un virus ou une brise légère soufflant sur la planète Mars. Ils explorent comment notre corps fait corps parmi une population de corps, dans la joie des vitalités partagées avec nos animaux de compagnies, dans la peur de nos corps contagieux dont la seule respiration est devenue un motif d’inquiétude, ou dans l’exaltante exploration spatiale cherchant dans l’immensité du ciel des corps qui seraient possiblement des frères.

Cette part de l’autre en nous atteste que nos biographies, y compris celles de ces modernes occidentaux tardifs que nous sommes, sont des écobiographies.

L’idée de « biographie » se comprend aisément. Elle est une forme d’écriture (graphein) de soi et une histoire de vie (bios) au sein de laquelle chacun tente d’élucider ce qui le fait être soi. La dimension de « l’éco- » (oikos) dans « écobiographie » semble moins évidente à priori. Elle est pourtant très banale. Elle suggère que pas une existence humaine ne fait exception au fait que, dans sa vie, pour chercher à préciser un peu mieux qui elle est, elle doive faire le détour par l’expérience d’une altérité écologique et d’une extériorité qui vient la susciter.

Il y a de l’oikos dans le bios. En nous, urbain ou rural, la qualité d’un vent, le bruissement d’une source, la rugosité d’une écorce, la rencontre fortuite d’un animal sauvage (que celui-ci soit immense ou minuscule comme pouvaient l’être les sangsues de nos enfances), un paysage ou une morsure de soleil ou de neige, sommeillent. Ces expériences sensibles nous habitent suffisamment pour entrer dans la compréhension que nous avons de nous-mêmes. Suffisamment aussi pour contester ce qui l’empêche, l’entrave ou le mutile, notamment la culture productiviste néolibérale et son économie de l’attention.

Ici, à cet endroit, nous proposerions volontiers au lecteur ou à la lectrice de se livrer un instant à ce que Corita Kent appelait des « exercices d’attention » :
Si je m’arrête un instant, que je ferme les yeux et que je pense à un vivant non humain ou à un milieu naturel qui compte dans ma vie parce qu’il fait aussi ma vie, quelle lente et consistante image vais-je laisser remonter ? Que dirai-je de ma vie et de ce monde s’ils en étaient amputés ?

Cultivant une sensibilité profonde, cette écologie de l’attention laisse poindre une expérience vécue d’appartenance, d’ordinaire pudiquement tue et injustement méprisée alors qu’elle est notre vie même, et lui donne sa consistance.

Ces images – celles pour moi, des sangsues, ces animaux dégoûtants mais tellement élégants que j’aimais, enfant, voir nager dans l’eau, celles de ces animaux que nous filmons, photographions et dont nous tirons le portrait pour aussitôt les partager sur les réseaux sociaux, et tant d’autres images qui peuplent nos intérieurs, notre littérature, le cinéma ou la peinture – nous aident à nous déchiffrer. En nous confrontant à elles, nous parvenons à épeler un peu mieux la dimension relationnelle de notre être. Elles creusent nos appartenances et explicitent nos interdépendances, brisant une conception insulaire de soi.

Ces images qui nous habitent nous habilitent. Tout à la fois, elles enrichissent notre vie intérieure et nous préparent aux relations avec le monde, les autres, tous les autres, y compris les non humains dont a besoin notre transition écologique et solidaire.

Répondre à la question « qui suis-je ? », ce serait ainsi raconter une histoire (d’où je viens, où je cherche à aller, ce qui me tient en cette vie et qui me fait rêver) mais, en le faisant, s’allouer le détour par « l’autre », les autres, y compris les non humains et les écosystèmes. Pourquoi est-ce important de le dire, de le souligner et de le soutenir ? Parce que nous pensons que nous n’éviterons pas les catastrophes écologiques et sociales qui vont de pair sans un remaniement profond de la compréhension que nous avons de nous-même et de nos manières d’être avec (tous) les autres.

Notre hypothèse est qu’une écologie de fondation qui travaille sur les causes de ces catastrophes, plutôt que sur leurs conséquences, comme le ferait une écologie de réparation, trouve dans l’écobiographie de quoi la rendre envisageable, désirable et soutenable. Elle nous rendrait attentif et attentionné à ce que notre culture de l’accélération et l’économisme ambiant écrasent, négligent ou invisibilisent – à savoir tous ces liens sensibles, toute cette force des liens faibles qui nous font tenir vivant humain parmi les vivants.

Ces liens, la pandémie de Covid-19 nous aura aidé à les redécouvrir lorsque, pendant le premier confinement, nous portions doublement attention aux métiers du soin comme à cet autre soin discret que représente pour nous la présence de ces autres vivants avec lesquels nous vivions mais que nous n’entendions plus : les canards du Trocadéro, les orques dans la baie de Cassis, le courage des oiseaux. L’écobiographie attire l’attention sur ces essentiels.

D’un vent sur Mars, d’une bête à picots et de vidéos de chats

Loin de n’être qu’abstraite méditation de bureau, l’actualité récente donne à l’écobiographie une épaisseur et une ampleur inouïes, peut-être insoupçonnées.

J’y ai déjà fait allusion. Trois événements allant du plus intime au plus vaste donnent corps à cette idée : la confirmation par la CNN que 6,5 milliards d’images de chats circuleraient sur le Net et que 15 % du trafic total serait lié aux échanges de médias autour de cet animal, la pandémie de Covid-19 et le son léger d’une brise légère envoyé depuis la planète Mars par le rover Perseverance le 22 février 2021. Quoi de commun entre ces trois informations, qui sont aussi des évènements, en ce qu’ils engagent nos existences ?

Ces trois évènements partagent un même questionnement quant à ce qui, de l’humain, fait son humanité. L’écobiographie, qui se donne dans l’intime, y devient publique sinon politique, avant d’accéder à une ampleur cosmique et, osons le mot, métaphysique.

Ils le font à des échelles fort différentes. Au niveau du plus intime et singulier, une relation avec un animal trouve dans la force d’exposition des réseaux sociaux une publicité sans précédent. Elle rend prégnante comme jamais la proximité que nous entretenons avec ces êtres vivants, qui sont loin de n’être que des machines et dont la présence nous rend nous-mêmes plus vivants.

Avec les réseaux sociaux, qui publicisent l’intime, l’écobiographie y conquiert une portée publique (plus d’un sixième des flux Internet sont consacrés à des vidéos d’animaux tout de même !). Nous pensions vivre une relation privilégiée avec un animal, peut être un bout de nature ou même un arbre, qui ne regarderait que nous et qui aurait avantage à être tue. Nous pensions cela, parce que nos sociétés extractivistes encouragent une forme d’anesthésie de soi qui décourage, en l’assimilant à de la sensiblerie ou de la mièvrerie, l’envie de s’épanouir dans ces étranges communautés hybrides que nous formons avec les autres vivants non humains, dont nos animaux de compagnie.

Pour les approches instrumentales, la nature et les êtres de nature s’utilisent, soit pour les exploiter, soit pour les contempler. Or les réseaux sociaux, en créant des communautés de l’intime, rendent visibles et sensibles ce qui, éthiquement, compte pour nous dans le secret de nos vies. La « société d’exposition » qu’encouragent les réseaux, comme dit Bernard Harcourt, si elle brouille la frontière entre l’intime et le public, fonctionne sur le désir ou du moins l’envie de s’exposer. Il est plus que notable que ce soit en compagnie de nos animaux qu’on le fasse. Cela opère, même si c’est au risque du caricatural ou du stéréotype, comme un amplificateur de lisibilité de la dimension écobiographique de nos vies.

Cette conscience sentie de vivant parmi les vivants, l’épreuve de la Covid-19 lui a donné également une consistance sensible. Mais cette fois-ci, elle est éprouvée collectivement, à l’échelle planétaire. L’actuelle pandémie, que l‘on a cru pouvoir analyser comme le triomphe de la « vie nue » dans l’impression, au moins dans les premiers temps, d’une biopolitique réduisant nos vies à leur seule survie, se comprend tout autrement. On peut l’interpréter doublement, dans une perspective écobiographique.

D’une part, la multiplication des zoonoses nous situe à l’intersection de la santé humaine et de la santé vétérinaire, dans une perspective de santé globale. Elle pourrait avoir pour raison profonde l’oubli de la dimension écobiographique de nos existences, en ne considérant les autres vivants que comme des flux à gérer, des matières à exploiter. Ce que, soit dit en passant, encourage l’expression « Covid-19 » qui contribue, par une diplomatie sémantique, à empêcher de parler des raisons écologiques et sociales à l’origine de l’apparition de ce virus. Depuis 2008, l’OMS, sous la pression de la Chine, refuse de nommer les virus, au nom d’une lutte contre les discriminations, en fonction de leur lieu d’apparition, ici Wuhan, au profit d’une approche moléculaire (H1N1 ou autre).

Cette occultation sémantique participe de l’oubli de notre condition écobiographique. Elle laisse penser que notre situation dans l’espace, dans les milieux, serait neutre tout autant que celle d’un point dans un plan géométrique. C’est à traiter la nature uniquement géométriquement, comme des surfaces à gérer et à exploiter (des surfaces agricoles aux grandes surfaces commerciales jusqu’aux conquêtes spatiales), qu’on s’anesthésie. On s’arrache à la dimension sensible qui nous attache à des milieux et aux êtres qui y vivent (humains et non humains), finissant par croire que leur exploitation ne nous affecte pas – ce que l’écopsychologie nous a appris à démentir fortement, en démontrant l’impact de la crise écologique sur les psychés et la santé mentale.

D’autre part, la pandémie nous a fait vivre, sur un mode moins ludique que dramatique, la dimension écobiographique à une échelle collective inédite.

Vulnérabilité des vivants humains vécue, éprouvée et pas seulement pensée, à l’échelle planétaire. Nous avons toutes et tous enregistré, par la médiation de l’air que nous respirons comme premier espace d’hospitalité mais aussi par la découverte que porter atteinte aux écosystèmes nous met en danger, que nous sommes interdépendants. Que notre autonomie de sujet humains émancipés doit se penser, non pas moins, mais mieux, dans la conscience de nos appartenances à la nature.

La pandémie de Covid-19 serait alors l’épreuve d’une écobiographie politique. Intériorisation biopsychologique du fait d’être solidarisé à l’échelle planétaire par un problème commun, renforcée par le confinement qui, bon gré, mal gré, incite à y penser, saurons-nous être solidaires ?

À l’échelle globale, nous nous racontons, nous les humains, d’un savoir vécu, comme vivants vulnérables soudain embarqués, alors que nous croyions avoir largué les amarres pour une toute autre aventure, dans une destinée partageable avec les pangolins et les chauves-souris, dont il y a peu encore, en philosophe, on se demandait : « what is it like to be a bat? ». Nos corps à la croisée de la santé et de l’environnement sont devenus des écobiographes planétaires.

Enfin, l’épopée du robot Perseverance envoyé par la NASA sur Mars illustre, et son nom n’est pas accidentel, combien les humains se débattent obstinément avec la question de ce qu’ils font là, sur Terre ou sur Mars.

Atterrir ou amarsir ?

L’écobiographie peut se déployer sur les trois registres bien connus de la littérature que sont le comique, le tragique et l’épique.

Elle peut se vivre en mode comique et ludique, celui de ces relations avec le vivant qui détruisent nos personnages engoncés et nous relancent dans d’autres manières d’être, ce dont les désopilantes vidéos de chat sont l’expression.

Elle peut se vivre sur le mode tragique d’une pandémie qui, avec l’ombre de la mort, redonne à nos vies la conscience de leur précarité.

Et elle se donne également sur le mode épique, car nos existences travaillent à se préciser via leurs multiples conquêtes, qu’elles soient les petites épopées enfantines de dompteurs de sangsue ou les aventures spatiales d’un robot scientifique. On ne sait plus, on n’ose pas dire que faire se poser un vaisseau sur Mars reviendrait à « atterrir », achevant là un ultime coup de boutoir de l’anthropocentrisme. Mais on n’ose pas dire, pour autant, « amarsir ». Certes, de telles missions relèvent d’une conquête spatiale aux enjeux géopolitiques et économiques à grande échelle. Mais elles ont aussi une portée métaphysique, celle d’une quête du vivant humain, eu égard à d’autres vivants possibles peuplant l’univers.

Cette mise à mal de l’anthropocentrisme et la quête d’autres formes de vie, dans notre système solaire et dans d’autres galaxies, réveillent des questions anthropologiques concernant la part de l’autre que soi, qu’elle soit en soi ou en dehors de soi, en leur donnant un écho cosmique. Mais, si l’on a salué à grands bruits la performance technologique que représente cette incroyable prouesse, ce bruit masque une abyssale question métaphysique, celle de la question « qui suis-je ? » ; qui sommes-nous, humains, dans l’infini du ciel étoilé ?

Elle a également masqué un sentir tenace mais ténu : la prouesse poétique consistant à entendre, prise sans emprise, via les capteurs de Perseverance, le bruit d’une brise légère soufflant un matin de février 2021 sur Mars. Le laisserons-nous résonner longtemps encore en nous ?

Mémorisant la légèreté de ce souffle, nos écobiographies y découvriraient leur ampleur inédite. Sa précarité et son retentissement en nous murmurent, d’un murmure immense, que là-bas, le vent qui donne sur Mars, augmente ici notre sensibilité.

 

NDLR : Jean-Philippe Pierron a récemment publié Je est un nous. Enquêtes philosophiques sur nos interdépendances avec le vivant, aux éditions Actes Sud.


Jean-Philippe Pierron

Philosophe, Directeur de la Chaire Valeur(s) du Soin, professeur de philosophie à l'Université de Bourgogne