Société

Comment j’ai appris quelques langues « étrangères » – le français (2/2)

Sociologue

Les langues peuvent parfois entrer, comme par effraction, dans la pratique sociologique. Leur apprentissage révèle en effet l’existence d’une sociologie diffractée qui traite, selon les pays où elle est pratiquée et enseignée, de domaines empiriques assez différenciés. La confrontation aux nuances linguistiques rappelle ainsi que les langues sont autant de réservoirs de sens dans lesquels il est possible de puiser des idées. Second volet du diptyque d’Howard Becker consacré à son apprentissage des langues « étrangères ».

Quelques temps plus tard, alors que je séjournais à Paris, je suis tombé sur un ancien étudiant qui était devenu lui-même professeur : Malcolm Spector, qui, diplôme de doctorat de Northwestern sous le bras, était parti enseigner au Canada, à l’Université McGill, dans la ville bilingue de Montréal. Contrairement à la quasi-totalité des professeurs anglophones de cette université, il avait appris le français et était donc devenu bilingue. Quand je lui ai dit que j’avais commencé un livre sur la sociologie de l’art (publié plus tard sous le titre Art Worlds, et Les Mondes de l’art en français), il m’a conseillé la lecture d’un ouvrage mais en me précisant qu’il fallait apprendre à lire le français si je voulais le lire. N’acceptant ni mes justifications ni mes tergiversations, il a continué à me tanner pour que je lise ce livre. Alors, j’ai fini par acheter Le Marché de la peinture en France de Raymonde Moulin et, en parcourant la table des matières (comprenant suffisamment de cognats avec l’anglais), j’ai tout de suite su que Spector avait raison : sa lecture s’imposait.

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Ce livre a comblé un vide dans ma réflexion – la nature des arrangements économiques dans le domaine des arts – et promettait d’être utile à bien des égards. Mes recherches pour mon propre livre m’avaient déjà convaincu que l’une des principales choses qui manquaient à la sociologie de l’art, sous sa forme d’alors, était la prise en compte de ce que les spécialistes de la peinture, de la musique et d’autres domaines artistiques avaient à dire sur ces sujets. Et il m’avait également convaincu que je gagnerais beaucoup à ignorer les frontières disciplinaires (ou, désormais, les barrières linguistiques).

Donc, oui, je devais le lire, mais je ne savais pas lire le français. Mon expérience au Brésil, cependant, m’avait appris que ce problème n’était pas aussi insurmontable que je le pensais (et que continuent de le penser à peu près tous mes collègues américains), et encore moins dans le cas présent : les ressemblances familiales entre les langues romanes signifiaient que ma connaissance du portugais m’aiderait beaucoup. Je me suis donc équipé d’un dictionnaire français et j’ai lu ce gros volume de Raymonde Moulin, en cherchant beaucoup de mots dans un premier temps, mais en absorbant, pour finir, l’important enseignement du livre : dans un marché de l’art pleinement opérationnel, personne ne sait comment faire la distinction entre des jugements de valeur esthétique et des jugements de valeur artistique, une conclusion qui a eu des ramifications dans tous les domaines des marchés de l’art et dans les mondes qui se sont construits autour d’eux.

Si les experts pensaient qu’un tableau était esthétiquement supérieur, il était par définition rare (« supérieur » implique toujours « rare ») et, étant rare, il avait une plus grande valeur économique. Le livre explique comment et pourquoi les marchés de l’art fonctionnent de cette manière. Le vide théorique était comblé. Aucun de mes amis anglophones ne connaissait ce livre, ce qui le rendait suspect à leurs yeux, mais moi je pouvais l’utiliser. En fait, il est devenu une pierre angulaire de ma réflexion et de mon propre livre, Les Mondes de l’art, et une partie importante d’une autre de mes publications, What about Mozart ?, What about Murder ?, tournait également autour de l’ouvrage de Raymonde Moulin.

Des sociologues français avaient découvert l’école dite « de Chicago » et me considéraient, en raison de mon livre sur la déviance, comme faisant partie de son incarnation actuelle.

En fanfaron invétéré, j’ai commencé à parler de ma grande découverte à tous ceux que je connaissais (en reconnaissant ma dette envers Spector qui m’avait indiqué ce livre). Lorsque je l’ai dit à mon vieil ami et collègue Anselm Strauss, il m’a surpris en m’annonçant qu’il connaissait Raymonde Moulin et qu’il était sûr que si je lui écrivais et lui racontais l’usage que je faisais de son livre, elle serait ravie. Lorsque je lui ai répondu qu’il m’était impossible de lui écrire en français, il m’a dit que cela n’avait aucune importance. J’ai reçu une courte note en retour, dans un anglais très affecté, qui me remerciait et m’informait qu’une lettre plus longue suivrait. Ce qui fut effectivement le cas : la nouvelle missive m’expliquait qu’il était plus simple pour Raymonde Moulin de dire à son mari, un pharmacologue français diplômé de l’UC-Berkeley, ce qu’elle souhaitait dire et de le laisser le dire en anglais.

De fil en aiguille, nous avons entamé une correspondance, puis elle m’a finalement invité à venir passer un mois à Paris dans son centre de sociologie de l’art du CNRS. Tout en appréhendant d’éventuels problèmes de langue, j’ai accepté. Je suis finalement allé à Paris, où j’ai passé un mois durant lequel j’ai principalement fait la connaissance de Raymonde et des sociologues de l’art français qu’elle avait réunis dans son équipe, parmi lesquels des personnes qui devinrent plus tard très connues, comme Sabine Chalvon-Demersay, Pierre-Michel Menger et Dominique Pasquier, qui tous m’ont donné à lire des choses qu’ils avaient écrites. Comme je l’avais fait au Brésil, j’ai lu tous ces textes, ce qui a non seulement amélioré mes compétences en français mais enseigné beaucoup aussi sur toutes sortes de phénomènes sociaux français.

Par exemple : Dominique Pasquier et Sabine Chalvon-Demersay travaillaient ensemble sur un livre à propos de certaines figures célèbres de la télévision française, basé sur de longues interviews avec ces personnalités, et elles m’ont demandé de lire leur manuscrit et d’en discuter avec elles – une requête assez commune dans le milieu universitaire, mais là il s’agissait d’un texte en français et concernant des célébrités dont je n’avais jamais entendu parler. Je l’ai fait et j’ai beaucoup appris sur bien des choses françaises, grandes et petites.

Elles m’ont fait passer d’autres textes encore : le mémoire de maîtrise de Dominique Pasquier sur les photographies de très jeunes filles de Lewis Caroll, et le livre de Sabine Chalvon-Demersay, Le triangle du XIVe : des nouveaux habitants dans un vieux quartier de Paris, une étude sur la gentrification, comme on dirait maintenant.

Lors de mon passage au centre de Raymonde Moulin, j’ai aussi rencontré bien d’autres personnes. Des sociologues français avaient découvert l’école dite « de Chicago » et me considéraient moi, en raison de mon livre sur la déviance (Outsiders) – ainsi que Erving Goffman, en raison de son livre Asylums – comme faisant partie de son incarnation actuelle. Deux membres de ce groupe, Jean-Michel Chapoulie et Jean-Pierre Briand, avaient traduit Outsiders, et ils ont profité de ma présence à Paris pour me faire découvrir leur vaste réseau, dont faisaient partie Jean Peneff (que j’avais rencontré lors de son passage à Chicago quelques années auparavant), Henri Peretz et d’autres. Je suis devenu, involontairement et à mon insu, la mascotte et la tête d’affiche de ces groupes qui s’opposaient à d’autres factions implantées dans d’autres laboratoires du CNRS et d’ailleurs.

D’autres groupes m’ont invité à intervenir et j’ai donc rencontré beaucoup d’autres sociologues français. C’est ainsi par exemple que j’ai fait une intervention pour le groupe du CADIS (Centre d’Analyse et d’Intervention Sociologiques) d’Alain Touraine à l’occasion de laquelle j’ai rencontré Michel Wieviorka qui, à l’époque, terminait son livre fondé sur un travail de terrain mené auprès de groupes basques, italiens et moyen-orientaux politiquement actifs. J’ai lu le manuscrit et appris beaucoup de choses que je n’aurais pas su autrement, et j’ai pu l’aider à trouver un éditeur pour la version anglaise.

Ce fut aussi l’occasion de quelques malentendus typiques. Alain Touraine, directeur du CADIS donc, et grand lecteur, m’a demandé, après mon intervention (en anglais) devant son équipe, qui était mon romancier américain préféré. J’ai immédiatement dit la vérité : Mark Twain. Il a été surpris et l’a dit. Quand je lui ai demandé quel auteur il pensait que je citerais, il a dit Faulkner. (Comme je l’ai appris plus tard, les lecteurs français connaissent Twain grâce à ce qu’ils considèrent à tort comme ses livres pour enfants, Tom Sawyer et Huckleberry Finn, par exemple.)

Avec un peu d’imagination, on peut glaner beaucoup d’idées sociologiques à partir de petits incidents.

Au fur et à mesure que je m’impliquais davantage dans des activités liées à la sociologie en France, on me demandait de faire des choses qui dépassaient mes compétences linguistiques et avec lesquelles je n’étais pas à l’aise, mais les gens insistaient beaucoup et je voulais les satisfaire, alors… voici deux exemples qui illustrent ma réaction habituelle à de telles invitations, réaction qui consiste à accepter les requêtes qui m’obligent à faire des choses dont je sais qu’elles m’aideront à mieux comprendre comment faire de la sociologie.

En 1999, l’Université Pierre-Mendès-France à Grenoble m’a invité pour recevoir un doctorat honoris causa. L’invitation venait d’Alain Pessin, un professeur émérite qui avait lu et aimé mes travaux. Mais tout cela était à une condition : il exigeait de manière certes informelle mais très réelle que je participe à deux colloques, sous la forme de deux articles, devant se tenir, un, au début, et l’autre, à la fin de la période de dix jours entourant ma remise de diplôme honorifique.

L’une des conférences portait sur la sociologie de l’art, un intérêt que Pessin et moi partagions, et l’autre sur le travail d’Erving Goffman, mon contemporain de troisième cycle (et depuis lors un ami), dont le travail intéressait de nombreux sociologues français. Pas de problème, je pouvais écrire ces deux présentations. Mais Pessin insistait pour que je présente ces articles en français ! Je savais qu’il m’était tout aussi impossible de les rédiger en français que de les présenter oralement dans cette langue. Il m’a dit que je pouvais écrire les articles en anglais et qu’il les traduirait, mais il n’a rien proposé pour résoudre le problème de la présentation orale. Il insistait également pour que je joue du piano dans le cadre des festivités, ce que j’ai accepté de faire à condition qu’il trouve un bon contrebassiste pour m’accompagner. Ce qu’il a fait, en la personne du formidable Benoit Cancoin.

Je me suis donc plié à toutes ces exigences et, lorsque Pessin m’a soumis les textes traduits, tous nos amis français m’ont fait répéter jusqu’à ce que je puisse les livrer de manière intelligible. Et je l’ai fait !

Mais, évidemment, le fait que j’aie pu le faire a indiqué à qui voulait bien le savoir que je pouvais le refaire pour peu qu’on insiste suffisamment. Je ne veux pas dire par là que je fus soudain submergé d’invitations et de demandes pour produire des textes et des discours en français, non. Cela a signifié par exemple que de temps à autre, nos amis et connaissances parlaient en français aux autres personnes présentes dans la pièce, en partant du principe que je les comprenais. Supposition qui est devenue de plus en plus vraie, même si cela a pris pas mal de temps. Ou que des amis ont commencé à nous enseigner des mots d’argot totalement étrangers aux conversations académiques (ou à des cours de langue formels). Je me souviens très bien la fois où une personne avec qui nous nous apprêtions à sortir d’un café a estimé que nous étions prêts à apprendre à dire « on se casse ». Et aussi la fois où j’ai appris au sujet des accents régionaux, par exemple que les gens du sud du pays prononcent les « t » d’une manière différente des Parisiens : dans le mot « maintenant », par exemple, ils prononçaient le premier « t ». Ce n’était pas le cas des Parisiens.

Sans être vraiment importantes, ces deux anecdotes indiquent comment on apprend à reconnaître la façon dont, dans ces deux cas, les variations régionales dans le discours ou les variations dans le formalisme influencent le type de relation avec les personnes qui vous parlent ou s’expriment ainsi devant vous.

Je ne me suis pas soudainement retrouvé avec une immense connaissance de la structure et des pratiques sociales françaises, grandes et petites. Mais j’ai néanmoins commencé en effet à remarquer des distinctions – entre des types de personnes, de lieux et de situations – que je n’avais pas remarquées auparavant. J’ai commencé à apprendre ce que les enfants apprennent lorsque des événements leur montrent des différences sociales qu’ils ne reconnaissent pas encore, mais que, bientôt, ils sauront reconnaître et nommer, et auxquelles ils pourront répondre de manière appropriée. Après tout, les gens n’ont pas l’habitude d’annoncer toute la signification sociale de leurs gestes, ils les font simplement, et vous, vous faites vos déductions et les vérifiez au fur et à mesure. (J’avais eu un avant-goût de cette expérience au Brésil, mais là c’était plus intensif et cela a duré beaucoup plus longtemps, en fait, cela continue encore aujourd’hui.)

On apprend conjointement les nuances linguistiques et les distinctions sociales et, avec un peu d’imagination, on peut glaner beaucoup d’idées sociologiques à partir de petits incidents. Un jour, je marchais dans une rue, près de plusieurs institutions universitaires importantes, avec un spécialiste en sciences sociales chevronné quand, soudain, il m’a dit, sans explications, que nous devions traverser la rue. Je l’ai suivi, mais une fois sur le trottoir d’en face, je lui ai demandé pourquoi nous avions dû traverser, et il a simplement répondu que sinon il aurait croisé quelqu’un qu’il ne souhaitait pas saluer.  J’ai vite trouvé de qui il s’agissait et pourquoi il ne voulait peut-être pas « saluer » cette personne. Et c’est ainsi que j’ai enrichi d’un certain nombre de détails ma compréhension croissante de la façon dont la France et l’Amérique diffèrent, et pas seulement en termes de langue. J’ai appris, par exemple, que le monde des sciences sociales en France était très petit et que Paris était à cet égard une ville étonnamment petite. Deux sociologues américains qui ne voulaient pas se croiser accidentellement pouvaient s’éviter indéfiniment – les USA sont un vaste pays et les institutions universitaires y sont disséminées –, mais pas à Paris, qui est le centre d’un grand nombre d’institutions et groupes locaux. Et tout le monde passe forcément par Paris à un moment ou un autre.

La sociologie traite de domaines empiriques assez différents selon les pays.

En plus de ces petits apprentissages issus de la vie quotidienne, j’ai beaucoup appris lors d’activités académiques plus classiques. J’assistais à des réunions et des cours en français (bien sûr !). Surtout, au fur et à mesure que je rencontrais des gens, inévitablement, ils me faisaient passer des articles publiés ou non publiés, sur toutes sortes de sujets. J’ai rencontré des gens travaillant sur des sujets auxquels jamais je n’avais songé auparavant, non pas parce que ces sujets ne m’intéressaient pas, mais parce que – eh bien, il y a tant de choses intéressantes et on ne saurait les connaître toutes, n’est-ce pas ? Mais si quelqu’un que je rencontrais par hasard et qui avait écrit sur un de ces sujets voulait me donner un article à lire, ma foi, pourquoi pas ? Et ces sujets étaient très différents de ceux des articles que des chercheurs américains me donnaient à lire. Une autre leçon importante. La sociologie traite de domaines empiriques assez différents selon les pays.

Ce séjour a aussi eu pour conséquence ma lecture des livres et des articles écrits par mon nouvel ami Alain Pessin. C’était un type intelligent et intéressant, et nous avions collaboré à un dialogue (qui finira par être publié) dans lequel nous discutions des similitudes et différences entre le concept de « champ » de Pierre Bourdieu et mon idée du « monde », tels que ces deux termes s’appliquent aux activités des artistes et des personnes avec lesquelles ils réalisent leur travail artistique.

Mais ce n’était pas le seul (ni même le principal) domaine d’intérêt scientifique d’Alain Pessin. Il avait beaucoup écrit sur les mouvements et organisations utopiques et avait mené d’importantes recherches sur le terrain ; et en accord avec cette belle tradition à laquelle s’adonnent les professeurs du monde entier, il m’avait donné (à l’instar de Gilberto Velho au Brésil) les livres qu’il avait écrits sur le sujet.

Ce fut là encore un cas où le hasard m’a jeté sur la voie de quelque chose que je n’aurais jamais cherché à connaître par moi-même. Ses livres m’ont fasciné, en raison notamment de leur mélange de profondeur historique et de détails ethnographiques. Mais ce qui m’a le plus frappé, évidemment, c’est son utilisation de l’idée de « monde social », telle que je l’avais formulée à propos de l’art et des artistes, pour analyser le développement des utopies, ces communautés idéalisées destinées à pallier les carences de groupements sociaux dans le monde réel.

Contrairement à des traitements plus conventionnels de la pensée utopique et des communautés auxquelles elle donna parfois lieu, les livres d’Alain Pessin (1999 et 2001) adoptaient, eux, l’idée du « monde de l’art », idée qui mettait l’accent sur l’œuvre et l’activité de toutes les personnes impliquées (et non uniquement les penseurs et philosophes qui énonçaient les visions et les idées de base, ce qui intéressait la plupart des chercheurs) pour donner un sens à ce qu’il savait des communautés utopiques. Il a commencé par dresser la liste de toutes les personnes réellement impliquées dans la création et le maintien d’une telle communauté. Tout d’abord, bien sûr, le philosophe ou le penseur politique qui avait rédigé le texte fondateur, énonçant les principes sur lesquels il souhaitait fonder sa nouvelle communauté. Mais ce n’était que le début. Aux penseurs succédaient les planificateurs, qui organisaient les espaces que les membres fondateurs de l’utopie occuperaient, et les architectes, qui concevaient les bâtiments qui seraient construits dans ces espaces, et ainsi de suite.

Malheureusement, Alain est mort, de manière inattendue, avant que nous ayons eu le temps d’approfondir tout cela. Mais j’ai décidé d’écrire, en guise de contribution à un événement dédié à sa mémoire, un article sur ce que j’avais appris de lui, et de le rédiger directement en français.

Le français a commencé à m’être imposé par d’autres biais encore. Alain Garrigou, politiste, était tombé sur mon livre Outsiders et m’avait invité à participer aux Entretiens Franklin, une série de réunions annuelles bilingues français/anglais pour lesquelles il avait trouvé un financement et qu’il dirigeait en partenariat informel avec des personnes de l’Université de Leicester (en Grande-Bretagne) qui se consacraient à l’œuvre estimable de Norbert Elias et (pour certaines d’entre elles) à l’étude du « hooliganisme footballistique », une spécialité étrangement britannique. Garrigou était originaire de Bordeaux, il avait de bonnes relations avec les viticulteurs du coin et les réunions annuelles étaient toujours bien approvisionnées en bon vin.

Une des conséquences de mes liens avec Alain Garrigou a été d’être invité, avec lui et son bon ami Jack Goody, l’éminent anthropologue britannique, à participer à l’émission « La Suite dans les idées » de Sylvain Bourmeau, sur France Culture. J’ai essayé d’y échapper en disant que je n’arrivais pas à suivre le débit rapide radiophonique de Sylvain Bourmeau. Mais lui et Alain Garrigou ont insisté, et je n’étais pas sûr que le français de Jack Goody fût forcément meilleur que le mien… alors, que diable ! Et sans trop savoir comment, j’ai réussi à aller jusqu’au terme de l’émission. Et du coup, cela a fait de moi quelqu’un sur qui Sylvain Bourmeau a décidé qu’il pouvait compter. Et cela a ensuite donné lieu à une demi-heure d’antenne avec moi comme seul invité (émission avant laquelle il m’avait promis de m’aider à mener l’entretien en français, même si j’étais peu convaincu d’en être capable).

Quelques années plus tard, il m’a appelé pour me demander de faire autre chose encore, de beaucoup plus ambitieux : cinq émissions d’une demi-heure que nous enregistrerions en deux après-midi et qui seraient diffusées sur cinq jours. Des entretiens entièrement en français. J’ai insisté une fois de plus sur le fait que j’en étais bien incapable, mais il n’en a pas tenu compte. Nous l’avons fait et, en l’écoutant plus tard, j’ai constaté que ce n’était pas si mal que ça.

Je ne raconte pas ces histoires pour me vanter (même si en me relisant je vois bien que je donne cette impression) mais pour apporter la preuve que n’importe qui peut accomplir de telles choses si on l’y emmène avec légèreté, graduellement, simplement et de manière inévitable, comme ce fut le cas pour moi. Et le but de toutes ces vantardises n’est pas de dire que tout le monde devrait faire de telles choses, mais que tout le monde devrait accepter de telles intrusions fortuites, et savoir qu’elles ont des conséquences heureuses.

Le hasard donne souvent de meilleurs résultats que la plus minutieuse des planifications.

Ces histoires sont les miennes et ne seront jamais celles d’un autre. Le récit de ce que j’ai vécu n’est pas destiné à convaincre quiconque qu’il faudrait en faire autant, mais qu’il faut considérer ce que les langues peuvent apporter, et envisager l’apprentissage des langues comme quelque chose d’amusant et capable d’enrichir non seulement une vie, mais aussi, de manière imprévisible, sa pratique sociologique. Ma conclusion à tout cela est simplement que le hasard donne souvent de meilleurs résultats que la plus minutieuse des planifications.

Le principal cadeau, et certainement le plus important, que le hasard peut offrir à un chercheur, est la possibilité d’échapper à l’idée fausse qu’il se fait des possibilités qu’amène toute situation. Ne connaître que ce qui fait actuellement l’objet d’une intense concentration de recherche et de réflexion chez ses collègues, et dans son propre pays, limite la réflexion d’une manière impossible à voir, d’une manière qui coupe le chercheur des idées nées d’autres situations et d’autres histoires nationales. Plus on expose son esprit à des alternatives, plus on peut mettre ses idées et ses suppositions à l’épreuve en les confrontant à de nouveaux matériaux qui ne seront probablement pas identiques à ceux observés dans son pays, et meilleur en sera le résultat. Les chercheurs en sciences sociales ne peuvent pas, pour toutes sortes de raisons, mener de véritables expériences, mais ils peuvent, en revanche, parcourir le monde à la recherche de lieux où la société et l’histoire ont essayé différentes combinaisons de situations, de personnes et d’événements, pour voir ce qu’ils ont à nous dire.

Et pour ce faire, il faudra probablement apprendre de nouvelles langues : parfois la langue d’une société différente, située dans une autre partie du monde, parfois, et tout aussi souvent, la langue d’une profession ou d’un métier ésotérique. Si vous voulez étudier comment les musiciens font de la musique, vous devez devenir, au moins de façon rudimentaire, un musicien avisé. La musique est leur langue, c’est ce qu’ils utilisent pour faire ce que vous voulez comprendre et expliquer, et vous ferez un meilleur travail, et ce sera plus facile, si vous apprenez la langue dans laquelle ils le font. Robert Faulkner et moi (2014) avons profité de notre connaissance de la langue utilisée par les musiciens (connaissance glanée au cours d’une autre partie de notre existence), pour écrire un livre qui explique certains processus sociaux inhabituels que l’on trouve dans cet univers professionnel précis.

Ce même phénomène se retrouve dans n’importe quel type de milieu professionnel – tous présentent des processus spécifiques et dignes d’intérêt qui ne se produisent pas ailleurs, mais vous ne pouvez pas les étudier sans connaître la langue utilisée pour en parler. Si vous acceptez la proposition d’Everett Hughes selon laquelle tout dans la société est le travail de quelqu’un, alors… oui, chaque étude (il pourrait tout aussi bien s’agir de menuisiers ou de plombiers) impliquera probablement l’apprentissage d’une langue nouvelle, quelle qu’elle soit.

traduit de l’anglais (américain) par Hélène Borraz


Howard Becker

Sociologue, Professor at the University of Washington

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