Sciences

Les cerveaux, malades de la Théorie

Chercheur et praticien en neurologie

Il était un Ours confiné qui, devenu ami avec un Jardinier, décida d’écraser la mouche qu’il avait sur le nez avec un pavé plutôt que de déranger son sommeil. Le raisonnement de l’animal n’est pas faux en soi, mais il ne suit pas une délibération qui soit pondérée. Car si se forger une théorie est soumis à des biais cognitifs, il faut veiller à ce qu’elle reste réfutable et révisable, sans quoi elle devient un dogme. Si nous cédons au scepticisme asymétrique, dont le résultat est illustré à l’extrême par les théories du complot, alors nous devenons l’Ours de la fable.

Certain Ours montagnard, Ours à demi léché,
Confiné par le sort dans un bois solitaire,
Nouveau Bellérophon vivait seul et caché.
Il fût devenu fou ; la raison d’ordinaire
N’habite pas longtemps chez les gens séquestrés
Il est bon de parler, et meilleur de se taire ;
Mais tous deux sont mauvais alors qu’ils sont outrés.
Jean de La Fontaine, L’Ours et l’Amateur des jardins, 1678

Tant de choses ont été dites et écrites sur les effets du confinement sur nos cerveaux ! Mais pour l’essentiel cependant, c’est bien Jean de La Fontaine qui en a tiré la conclusion la plus définitive : « la raison d’ordinaire n’habite pas longtemps chez les gens séquestrés ».

Dans la fable, l’Ours « confiné par le sort dans un bois solitaire », parvient à s’en échapper et vient à la rencontre de l’amateur des jardins, pour le malheur de ce dernier. L’Ours en fuyant le confinement a échappé à la folie (sans quoi « il fût devenu fou »), mais in fine son raisonnement s’avère tout de même bancal. Comme quoi le confinement a tout de même opéré dans le crâne de l’animal.

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Dans Le Raisonnement de l’ours, le philosophe Vincent Descombes promeut le développement d’une raison pratique, tenue à égale distance de la raison instrumentale asservie à l’intérêt immédiat (une raison qui est aveugle) et de la raison pure tenue éloignée de l’humain (une raison qui « n’a pas de mains »). Le raisonnement de l’ours est fautif lorsqu’il explose la tête du jardinier, non parce qu’il est faux mais parce qu’il ne suit pas une délibération qui soit pondérée [1].

C’est la fameuse balance bénéfices contre risques, dont il a été tellement question ces derniers mois, qui témoigne de cette délicate pondération. Écraser la mouche sur le nez du jardinier à l’aide du pavé présente des inconvénients que les avantages ne compensent pas. La théorie que l’Ours, bon émoucheur, s’est forgée, selon laquelle le jardinier souhaite plus que tout ne pas être importuné dans son sommeil, s’impose à tous, jardinier compris.

Dès l’amorce du premier confinement, nous avons assisté à une explosion de théories, à propos de tout et de n’importe quoi. Ainsi, le régime de l’incertitude induit-il nécessairement la formulation d’hypothèses à propos de ce qui nous arrive, de ses causes, de ses conséquences et de ses remèdes. Ces hypothèses reposent sur des théories. Se forger une théorie est fortement soumis à des biais cognitifs, comme l’illustrent, à l’extrême, les théories du complot dont Pierre-André Taguieff a montré les mécanismes du succès sur les réseaux et dans l’opinion [2].

Si toutes ne sont pas conspirationnistes, une théorie quelle qu’elle soit mobilise les facultés interprétatives à partir d’une collection de données, ces dernières pouvant relever de statuts très divers, une information relayée dans la presse ou sur les réseaux, l’opinion d’une personne « de confiance », l’avis d’une autorité (établie comme telle), etc. Sans présager de son adéquation avec la réalité, une théorie doit rester adaptable, réfutable et révisable, sans quoi elle devient un dogme. Le dogme est la pathologie de la théorie.

Taguieff souligne le scepticisme asymétrique des conspirationnistes, qui doutent de toute théorie labélisée « officielle », pour adhérer sans réserve à des théories alternatives qui mettent à l’épreuve pourtant leur crédulité. Ce qu’il appelle le « sceptico-dogmatisme » est cette tendance à appliquer une pensée critique sélective, au détriment de la remise en question d’une théorie érigée en vérité définitive.

La science « déçoit » car elle n’a rien du merveilleux mais repose sur le principe de l’auto-scepticisme systématisé, ou « révision par les pairs ».

Il n’est alors pas étonnant que, dès les premières semaines de la pandémie, nous ayons assisté à une polarisation du débat dans un registre où, habituellement, la règle de l’évaluation scientifique fait consensus : la thérapeutique. Il est néanmoins sidérant que la position dogmatique de l’efficacité « révélée [3] » (révélée car précédant même la réalisation des essais cliniques), d’un traitement contre la Covid-19, soit encore prégnante un an plus tard, dans l’opinion et chez certains intellectuelles et intellectuels, en dépit de l’accumulation de preuves scientifiques de son inutilité [4].

Car, en effet, une théorie de la connaissance et la philosophie des sciences peuvent elles-mêmes être instrumentalisées et mises au service de ce scepticisme à géométrie variable (ici la démonstration de Florian Cova). On en trouve une illustration dans un article d’Isabelle Stengers qui, tout en se montrant extrêmement critique vis-à-vis de « La Science » et ses défenseurs, tombe dans l’aveuglement et la crédulité la plus extrême dès lors qu’il s’agit d’évaluer la valeur des recherches menés par le « rebelle de la science » autoproclamé qu’on connait [5].

Ainsi, au sein d’un dossier bizarrement en défense d’un potentat local, homme de pouvoir davantage que de science [6], Isabelle Stengers refuse de « marcher pour La Science ». Dans l’opposition qu’elle fait entre « vous croyez… nous savons », elle entend faire raison d’un dogmatisme autoritaire qui prétend imposer une vérité cachetée du sceau de la Science, avec la majuscule. Or le dogmatisme n’est pas du côté de la science. La science « déçoit » car elle n’a rien du merveilleux et qu’elle est sujette à révision, reposant sur le principe d’un auto-scepticisme systématisé (la « révision par les pairs »).

Le scepticisme asymétrique, dont la crédulité asymétrique est l’autre versant du dogmatisme, est nécessairement étranger à l’approche scientifique. Lorsqu’Isabelle Stengers laisse gentiment entendre que l’hydroxychloroquine « … ne marchait pas si mal » (sous-entendu, nous nous privons d’un traitement efficace), en se référant à un article de la revue de Didier Raoult, elle témoigne de cette crédulité orientée, qui donne à une information, pour peu qu’elle aille dans le sens de la démonstration, un statut supérieur à celle qui pourrait éventuellement relever du « Système », avec une majuscule…

Un travail récent a montré quelles pourraient être les origines cognitives des idéologies dogmatiques. La chercheuse Leor Zmigrod de l’université de Cambridge (Royaume-Uni) est repartie des données publiées d’une étude parue en 2019 dans la revue Nature Communication : plus de 500 personnes avaient complété une très grande série de tests cognitifs (37 tests différents) et de personnalité (22 tests) dans le but d’établir des corrélations entre les propriétés cérébrales et les traits de personnalité. Zmigrod s’est penchée sur les tendances idéologiques telles qu’elles pouvaient être exprimées par les sujets en réponse à un questionnaire portant sur des sujets politiques et sociétaux. Seize attitudes idéologiques ont été ainsi distinguées, depuis le conservatisme social jusqu’à la religiosité, en passant par le patriotisme et le dogmatisme, et confrontées à cinq facteurs cognitifs principaux et douze facteurs de personnalité.

L’objectif de la chercheuse était de trouver quels étaient les traits cognitifs et psychologiques qui étaient associés aux différentes postures idéologiques. Un sous-groupe de 334 personnes, issues de la première population étudiée, s’est prêté à ce travail complémentaire. Entre autres résultats, Leor Zmigrod souligne l’association significative des attitudes idéologiques dogmatiques avec la combinaison de certains traits cognitifs et comportementaux : l’impulsivité et la difficulté à recueillir des éléments pertinents en vue d’une décision (« slow and impaired accumulation of evidence from the decision environnement »), ainsi qu’une plus grande facilité à prendre des risques éthiques.

Bien que l’environnement politique et idéologique américain, où ont été réalisés ces travaux, soit évidemment singulier et non généralisable, cette étude suggère que l’évolution d’une théorie qui se fige en dogmatisme pourrait témoigner de propriétés cognitives qui ne sont pas sans rappeler notre ours : défaut de pondération des décisions impulsives. Le pavé est déjà parti.

Les positions dogmatiques ne sont pas sans effets pratiques, malheureusement. Les soignants ont été accusés de ne pas vouloir soigner des malades, alors qu’un traitement simple, peu onéreux, inoffensif, existait. Pour des motifs peu avouables, certainement liés à des conflits d’intérêts, ils faisaient alors la preuve de l’inhumanité d’une médecine corrompue par la technique. L’opposition entre « technicité » et « humanité » est un leitmotiv dogmatique. Pourtant, une médecine véritablement humaniste consiste à traiter les malades en fonction des connaissances les mieux éprouvées, et non en suivant un dogme, quel qu’il soit.


[1] Vincent Descombes, Le Raisonnement de l’ours et autres essais de philosophie pratique, éditions du Seuil, 2007.

[2] Pierre-André Taguieff, Les théories du complot, PUF, collection « Que sais-je ? », 2021.

[3] Le motif de la « révélation » et du génie isolé et antisystème relève du registre du « merveilleux » et non de la science.

[4] Dernière en date et pas des moindres, la revue Cochrane, qui est une référence en matière d’impartialité et d’indépendance dans les jugements, a conclu à l’absence même de nécessité de poursuivre l’exploration d’une possible efficacité de l’hydroxychloroquine dans la COVID-19.

[5] Isabelle Stengers, « Que nous apprend la pandémie ? Pour un atterrissage des sciences », dans la revue Esprit, « Science sans confiance », n° 472, mars 2021.

[6] Il y est présenté comme un « scientifique reconnu, de renommée internationale », ce qui témoigne d’un défaut critique vis-à-vis de la fabrique bibliométrique.

Laurent Vercueil

Chercheur et praticien en neurologie, Responsable d'unité au CHU de Grenoble

Mots-clés

Covid-19

Notes

[1] Vincent Descombes, Le Raisonnement de l’ours et autres essais de philosophie pratique, éditions du Seuil, 2007.

[2] Pierre-André Taguieff, Les théories du complot, PUF, collection « Que sais-je ? », 2021.

[3] Le motif de la « révélation » et du génie isolé et antisystème relève du registre du « merveilleux » et non de la science.

[4] Dernière en date et pas des moindres, la revue Cochrane, qui est une référence en matière d’impartialité et d’indépendance dans les jugements, a conclu à l’absence même de nécessité de poursuivre l’exploration d’une possible efficacité de l’hydroxychloroquine dans la COVID-19.

[5] Isabelle Stengers, « Que nous apprend la pandémie ? Pour un atterrissage des sciences », dans la revue Esprit, « Science sans confiance », n° 472, mars 2021.

[6] Il y est présenté comme un « scientifique reconnu, de renommée internationale », ce qui témoigne d’un défaut critique vis-à-vis de la fabrique bibliométrique.