De l’« islamo-gauchisme » au « socialisme des imbéciles »
L’affaire de l’islamo-gauchisme s’installe tranquillement dans le débat public, après la « crise Vidal » du mois de février, et son affaire dans l’affaire, le soi-disant pourrissement de la recherche universitaire par l’engagement politique de certains chercheurs. Le « Tract » de Mme Heinich, Ce que le militantisme fait à la recherche, publié par Gallimard en mai avec une large couverture de presse, signe son installation durable sur la scène médiatique : ce n’était pas une de ces foucades macronistes.
C’est la première victoire de ses instigateurs : un faux débat s’institue comme LA question majeure de la société. Non, ce n’est pas la Covid, ni la crise sociale, ni la détresse des étudiants et des jeunes, ni le climat, ni même le poumon, vous dis-je, mais la « gangrène de l’islamo-gauchisme » et ses métastases : les études de genre, du racisme, l’intersectionnalité… Toutes erreurs instillées par des envahisseurs sournois. Ils sont partout : eh non ! pas les Juifs, ni (c’est tout aussi étonnant) Bruxelles, mais les Anglo-Saxons.
Les instigateurs
Difficile d’identifier le « groupe des instigateurs ». Dans une plongée archéologique se limitant aux années dix (je veux dire 2010 : il faut bien préciser le siècle, le regretté Zeev Sternhell serait remonté beaucoup plus haut…), Le Monde du 15 mars 2021 identifie un groupe obscur, « Vigilance Université ». L’offensive se précise avec l’attaque du ministre de l’Éducation nationale, M. Blanquer, le 22 octobre 2020, contre la montée de l’islamo-gauchisme dans l’Université. Encore ne s’en prend-il qu’aux étudiants de l’UNEF et de La France Insoumise.
L’affaire ne devient sérieuse que lorsqu’un groupe de « grands intellectuels » (Gilles Kepel, Pierre Nora, Pierre-André Taguieff) publie une tribune dans Le Monde du 31 octobre 2020, appelant ouvertement l’exécutif à la répression de leurs collègues : « Nous demandons donc à la ministre de mettre en place des mesures de détection des dérives islamistes, de prendre clairement position contre les idéologies qui les sous-tendent. » Par la suite, c’est ce groupe que j’appellerai « les Instigateurs ».
Le 14 février, la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Mme Vidal, s’exécute enfin. « Gangrénée », comme la société, par l’islamo-gauchisme, l’Université française doit être soumise à l’« enquête » d’une autre institution : le CNRS. Un autre mauvais larron est montré du doigt : la pensée anglo-saxonne, le modèle américain. Les mots sont forts : qui dit gangrène dit amputation, qui dit enquête dit délation : curieusement la France de Macron ne conserverait du modèle américain que le pire, le maccarthysme.
La réaction est immédiate et immense : à l’unanimité, les présidents d’Université s’indignent, le CNRS condamne sévèrement les termes du « contrat » qui lui est proposé, les enseignants, chercheurs et doctorants pétitionnent par dizaines de milliers (contre quelques centaines de soutiens aux Instigateurs.) « Une faute de com’ » : c’est à cela que les marquis de la Macronie réduisent la sortie de la ministre. De com’ mais pas de fond.
Le ministre Blanquer, supérieur hiérarchique de Mme Vidal, avait développé les mêmes condamnations sans employer de mots aussi révoltants. Et l’offensive se poursuit, tonitruante dans la presse de droite – où Le Figaro n’hésite pas à reprendre la manchette de Paris-Soir contre le judéo-maçonnisme dans l’Université – mais plus sournoisement dans l’Université elle-même, où une fiche de poste pour l’université de Créteil se trouve caviardée de mots tels que « intersectionnalité ».
Les réactions indignées des deux vénérables institutions bloquent pourtant instantanément la grossière manœuvre de division, d’autant plus aventureuse que Mme Vidal s’était montrée incapable de financer et développer ni l’une ni l’autre. Le CNRS livre immédiatement son diagnostic : « l’islamo-gauchisme ne correspond à aucune réalité scientifique » et, d’avance, parfaitement lucide sur les enjeux, il « condamne les tentatives de délégitimation des études post-coloniales, ou intersectionnelles, ou sur le terme de race ».
« Islamo-gauchisme »
Il vaut pourtant la peine de revenir sur cette notion ou injure, à défaut de « réalité scientifique » : « islamo-gauchisme », dont un sondage montre qu’elle obtient quand même, comme à l’époque où Paris-soir stigmatisait « l’emprise judeo-maçonnique sur l’Université », un effet de peur sur les passants… Chacun de ses termes, « islam », « o- » et « gauchisme » est à clarifier.
« Islam ». Le français n’a pas d’autre mot pour la religion des musulmans, mais certains le télescopent avec « islamisme », « islam politique », « djihadisme », mots correspondant selon les locuteurs à toute une échelle, de l’expression publique de la foi musulmane à des positions politiques s’inspirant de l’islam, jusqu’à la volonté d’imposer ces positions par la terreur et la violence. Rappelons que si la loi sanctionne évidemment cet ultime étage, l’article 1 de la loi de 1905 comme l’article 18 de la Déclaration Universelle des droits de l’Homme légitiment pleinement les deux premiers étages.
Les opinions religieuses sont libres, la République garantit leur exercice, et n’a pas à cibler une religion plutôt qu’une autre. C’est ce qu’on appelle la laïcité. Oui, on peut en France « manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accomplissement des rites » (article 18 de la Déclaration Universelle des Droits Humains, intégrée à la Constitution). On peut en France fonder un Parti démocrate-chrétien ou démocrate-islamiste. On peut trouver obscène l’interview accordée par le Président Macron à Daniel Cohn-Bendit et Romain Goupil (La traversée, 2018) où il justifie son mode verticaliste de gouvernement par les racines catholiques de la France (« Le pape, les évêques, les fidèles »), mais c’est son droit le plus strict de justifier son style politique par une religion.
Reste qu’à l’évidence ceux qui ont forgé ce mot ont voulu jouer sur TOUTE la gamme des sens du mot islam, du simple accomplissement de rites à la terreur des attentats. Cette continuité correspond sans nul doute à une réalité psycho-sociologique, comme son antonyme, « islamophobie ». Ce dernier mot fut forgé par les administrateurs coloniaux de Delcassé qui, au début du XXe siècle, débattaient dans leurs rapports s’il fallait ou non, dans la conquête du Soudan jusqu’à Fachoda, jouer de l’hostilité des paysans animistes contre les marchands et les élites militaires musulmanes, étant bien entendu qu’une attaque contre les émirats djihadistes sahéliens pourrait combiner l’hostilité à leur domination politique avec une simple rivalité interconfessionnelle.
« Gauchisme » maintenant. Mot forgé par Lénine pour désigner les positions « trop à gauche », c’est à dire à gauche des siennes : « maladie infantile » caractérisée par le refus des compromis, les rêves de démocratie directe, conseilliste… mais aussi parfois le recours à l’action directe, au terrorisme. Nul doute que les inventeurs de l’« islamo-gauchisme » ont, là encore, inclus dans « gauchisme » toutes les positions de gauche ou écologistes, y compris à la droite de Lénine : du Parti des Radicaux de Gauche de Mme Taubira au trotskisme du NPA et de Lutte Ouvrière.
Enfin la liaison « o- ». Comme dans « anglo-canadiens », elle peut signifier la simple alliance tactique de commandos de ces deux nationalités sur la plage de Sword Beach, ou au contraire l’identité intersectionnelle des Canadiens de langue anglaise. Soit, dans « islamo-gauchiste » : des personnes de gauche tolérantes envers l’Islam ou des gauchistes se revendiquant de l’Islam.
Eh bien ! De même qu’existent les ornithorynques, mammifères ovipares, à la stupéfaction de Friedrich Engels, il a bel et bien existé des « islamo-gauchistes » radicaux aux deux sens propres possibles. Les Moudjahidines du peuple iranien de Massoud et Maryam Radjani furent à la fois gauchistes et islamistes. Et quant à l’alliance de gauchistes et d’islamistes radicaux contre l’impérialisme américain, j’ai effectivement vu, lors du Forum social mondial de Londres, un groupe trotskyste, le SWP, défiler aux cris de « Falloujah vaincra » quand une résistance sunnite, noyau du futur Daech, s’opposait à l’occupation américaine et à ses obligés chiites en Irak.
Mais il faut reconnaître que ces configurations sont extrêmement rares. À l’inverse, il a existé un vrai « islamo-fascisme », au double sens de « o- ». D’abord parce que l’islamisme politique prend parfois la forme d’un vrai fascisme, sur le modèle de l’entre-deux-guerres, comme dans le cas de l’État islamique : parades de masse, culte du chef, organisations sociales corporatistes, antisémitisme, machisme, terreur contre les opposants…
Ensuite parce que, conformément aux traditions antisémites des organisations d’extrême-droite, les « identitaires » ont un temps soutenu les Palestiniens contre l’impérialisme américain et Israël. Ce soutien s’est estompé, comme la cause palestinienne elle-même dans les conflits sunnites-chiites. Toute l’extrême droite est maintenant unifiée autour de son cœur de cible populaire : l’arabophobie. Et par le biais de la zemmourisation des esprits et du débat idéologique, qui touche dorénavant le macronisme (la loi contre le « séparatisme islamiste »), il n’est pas surprenant que l’Université ne soit « pas indemne » de l’islamophobie.
Mme Vidal aurait donc repéré un noyautage des Universités par le SWP ou les Moudjahidines du Peuple ? Probablement pas. Faut-il alors entendre « islamo-gauchisme » dans un sens plus étendu : par exemple que des enseignants-chercheurs « de gauche » soutiennent le terrorisme islamiste ou du moins l’islamisme politique par hostilité au « système », au point de gangrener la pensée française et par là, la société ? À la rigueur le livre d’Emmanuel Todd, Qui est Charlie ?, sans soutenir le terrorisme, cloue au pilori la « France catholique zombie » coupable de stigmatiser les minorités dominées musulmanes qui seraient plus proches anthropologiquement de l’égalitarisme républicain.
À l’inverse, Christophe Guilluy, après avoir décomposé la société française en trois classes, les bobos, les immigrés et les classes populaires, ce qui implique que les classes populaires sont blanches et que la bourgeoisie non bohême des beaux quartiers n’existe pas, dénonce l’alliance de la gauche et des écologistes (représentant la classe des bobos) avec les immigrés (peut-être islamistes ?) pour chasser les classes populaires de Paris. Plus directement, Gilles Kepel croise régulièrement le fer avec Olivier Roy, l’un diagnostiquant une « radicalisation de l’islam », l’autre une « islamisation de la radicalité ». Etc.
Retraite sur des positions préparées à l’avance
Première remarque : si Gilles Kepel est un « mandarin » universitaire et médiatique, les autres intervenants opèrent dans des organismes plus périphériques qui ne les mettent pas en position de gangrener l’Université ou de se trouver menacés par sa gangrène. D’autre part, si contestables que nous apparaissent les thèses des uns ou des autres, elles sont toujours intéressantes, méritent d’être discutées, et le sont, dans des controverses parfois homériques. C’est ainsi qu’avance la science, et pas seulement les sciences « molles », et pas seulement à fleurets mouchetés. Le baron Cauchy, quoique grand mathématicien, fit exclure le républicain Gaspard Monge et barra la route au jeune gauchiste Évariste Galois.
Le cas Kepel est particulièrement intéressant, puisque c’est lui qui, suivant les traces de Cauchy, fut l’un des premiers « Instigateurs » à sommer le pouvoir politique d’épurer l’Université de ses islamo-gauchistes. Cela ne veut pas dire qu’il ait tort dans son propre domaine, pas plus que, dans le passé, les célèbres complices de l’extrême-droite comme Jérôme Carcopino ou Jacques Soustelle, qui furent aussi de grands universitaires.
On peut penser par exemple que, dans l’analyse de l’islamisme radical, Kepel ait raison au Moyen-Orient et Roy dans les banlieues françaises (quoique ces pénétrants informateurs indigènes que sont souvent les romanciers, du Turc Oran Pamuk, dans Neige, au Yéménite Habib Abdulrab, dans La fille de Souslov, nous portent plutôt à en croire Olivier Roy : même là-bas, on se révolte d’abord, et on cherche ensuite une étiquette, marxiste-léniniste ou islamiste selon le climat idéologique).
Ces querelles dans le monde de la recherche et de l’enseignement n’auraient pas mobilisé la macronie, si ce n’est comme diversion face à la critique montante de son insensibilité envers la détresse étudiante et à l’incapacité du pays de Pasteur à mettre au point un vaccin contre la Covid, sans leur résonance avec la société. D’ailleurs, dans les 24 heures qui suivirent la réfutation des propos de Mme Vidal par la Conférence des présidents d’Université et la direction du CNRS, on vit se dessiner deux manières de rectifier la « faute de com’ » par l’appel à cette résonance.
D’abord, celle de Mme Vidal, selon laquelle l’enquête demandée au CNRS (supposé donc immunisé contre la gangrène, sans doute par la faiblesse des recrutements) serait « sociologique ». Autrement dit, c’est l’être social des enseignants ou étudiants qui déterminerait leur islamo-gauchisme. Sous-entendu : c’est le prolétariat des étudiants voire des assistants originaires des « quartiers populaires » qui, franchissant un premier « plafond de verre », inoculerait dans une Université jusque-là policée la gangrène de l’islamo-gauchisme.
Effrayés par cette ébauche d’analyse aussi vulgaire que risquée, Gilles Kepel et ses amis instigateurs, dès le 22 février, dans une nouvelle « tribune » du Monde répudiant la première, se replient sur une position mieux défendable : « Le problème n’est pas tant l’“islamo-gauchisme” que le dévoiement militant de l’enseignement et de la recherche. » Autrement dit, que les enseignants croient en ce qu’ils disent, et approfondissent, dans leurs travaux, ce qu’ils plaident publiquement à propos de la société.
Cela ferait sourire et même éclater de rire à la lecture de la liste des signataires. Allons, allons, messieurs Taguieff, Julliard, Kepel, , et bien sûr Mme Heinich, vous ne militez pas, dans tous les médias, pour ce que vous écrivez et enseignez ?? Vous n’enseignez pas ce que vous croyez ?? Les professeurs de micro-économie ne croient-ils plus au modèle libéral qu’ils enseignent ? Sauf en « histoire de la pensée », un·e enseignant·e en Sciences de l’Homme et de la Société croit en général à ce qu’il ou elle dit, et dès son doctorat tend à privilégier comme sujet d’étude ce qui le ou la préoccupe. Beaucoup de mes doctorant·e·s m’avouaient explicitement entamer leur recherche pour armer leur militantisme. L’un d’eux, mexicain, me confia même, à la fin de son doctorat (où il obtint les félicitations du jury), que son séjour auprès de moi avait été financé par le Comité Catholique contre la Faim et pour le Développement dans le but de créer au Mexique un observatoire social. Ce qui ne les empêchaient pas d’accepter de bonne grâce la rigueur épistémologique, théorique et empirique que je leur imposais, d’autant mieux que justement ils et elles espéraient, par leurs travaux, affuter de « vrais » arguments.
En réalité, selon la seconde tribune des Instigateurs, la liste des thèmes auxquels l’Université n’a pas le droit de croire ni même le droit d’étudier, est délimitée : le racisme d’État, les privilèges de la blanchité, l’intersectionnalité et même… la « construction sociale » de ce qui se donne pour naturel. Et pourquoi donc ? Soit parce que ce serait brasser des évidences (mais Alain n’écrivit-il pas « tout a été dit, tout reste à penser » ? Et j’ajouterais : tout est toujours à revérifier). Soit parce que des chercheurs et surtout chercheuses se trouveraient avoir à travailler sur leur propre situation sociale, contrairement à quelque principe de neutralité : « universitaire féministe » serait une aberration ! Un prof de philosophie peut être « positiviste », un prof d’histoire « intentionnaliste », un prof de linguistique « structuraliste »… ou pas, c’est leur droit. Un prof d’économie peut même être encore (ou redevenir, Covid aidant) « keynésien ». Mais une prof de sociologie ne doit pas être « féministe ».
Dans ce flot d’aigreurs, la plus ridicule semble l’attaque contre « l’intersectionnalité ». Ce mot signifie tout simplement la prise en compte de la diversité des appartenances sociales dans un même groupe de personnes. Dans ma prime carrière on l’appelait « surdétermination ». On peut aussi appeler ça « explication multicausale ». Dans leur langage, les économètres parlent d’analyse multifactorielle, et mettent ces facteurs en colonnes appelées « vecteurs » – ou « scalaire » quand il n’y a qu’un facteur.
Les Énarques, qui croisent des fonctionnaires issus de l’X ou de l’Insee dans les ministères et créolisent leur langage, parlent pompeusement d’analyses sociologiques « vectorielles » ou « scalaires » (voire matricielles quand ils poussent vraiment très loin l’intersectionnalité). En fait, chaque science parle un pidgin de la voisine, et les sciences sociales parlent un pidgin de la théorie des ensembles : intersectionnalité, complémentarité, inclusion, exclusion. Du moins le font-elles avec d’autant plus de précision que ce sont en réalité les mathématiques et les statistiques qui sont nées du gouvernement des sociétés.
Quel problème y a-t-il donc à s’intéresser à l’intersectionnalité ? Peut-on analyser le vote Trump sans prendre en compte que certains électeurs sont à la fois ouvriers et blancs, certaines électrices à la fois femmes et blanches ? Peut-on analyser le mouvement des Bonnets rouges sans prendre en compte que des paysans exploités par l’agro-alimentaire sont en même temps petits propriétaires, petits entrepreneurs et Bretons ? Quel problème y a-t-il à étudier la situation de celles qui sont « femmes ET arabes » ?
Eh bien, en réalité, aucun … si ce n’est qu’il faut déjà s’intéresser aux situations : « être femme OU arabe ». Derrière l’attaque contre « l’intersectionnalité », ce sont les études de genres, de racisme et de racisés, de (dé)colonialisme qui sont exclues, isolément ou intersectionnellement, scalairement ou vectoriellement, du champ de la recherche et de l’enseignement. Mais je viens de prononcer un mot affreux : « études ».
Études contre disciplines
Car bien sûr, le grand souci avec ces problématiques, c’est leur saveur… américaine ! Mais attention, pour nos Instigateurs de la seconde tribune, pas question de sombrer dans l’anti-américanisme primaire des politiques (il faut se réserver la possibilité d’être invité dans les universités US). Non, le problème, c’est l’organisation « anglo-saxonne » de la recherche en « studies » (études), opposé à la noble et rigoureuse tradition française des « disciplines ». Cette structuration en disciplines qui a maintenu si haut le drapeau la science française, alors que sombraient dans l’ignorance et la superstition les « études » américaines ?
Désolé, mais directeur de recherche au CNRS, j’ai toujours préféré les études de la réalité à ces « disciplines »… qui à mon époque excluaient par exemple l’écologie politique du champ de l’Université. C’est l’étude de la réalité (du racisme, des violences faites aux femmes, des gaz à effet de serre) qui permet à la pensée scientifique de servir le bien commun – sans exclure les domaines « désintéressés », pour l’honneur de l’esprit humain.
C’est d’ailleurs une très vieille histoire française, que la lutte entre « études » et « disciplines ». Un corps immense comme l’Université est aussi une Grande Organisation, qui tend à scléroser son organigramme de façon à standardiser son recrutement tout en normalisant, délimitant les compétences pour éviter jalousies et empiétements. Et en France la structuration universitaire s’est plusieurs fois rigidifiée en disciplines si étanches que le pouvoir politique a dû créer, à côté, des institutions plus souples pour ouvrir de nouvelles voies.
Face au système trivium-quadrivium de la vieille Sorbonne, François 1er crée le Collège de France pour prendre en compte le nouvel humanisme européen de la Renaissance. En 1868, Victor Duruy et Ernest Renan fondent l’École Pratique des Hautes Études (tiens, tiens !) pour introduire en France les méthodes allemandes d’enseignement par la recherche. En 1947, les réfugiés juifs, résistants et communistes qui avaient fondé à New-York l’École Libre des Hautes Études avec le soutien de la fondation Rockefeller, créent la 6e section de l’EPHE qui deviendra l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. Avec un financement de la Fondation Ford, celle-ci créera la Maison des sciences de l’Homme… que le pouvoir macronien cherche actuellement à noyer dans l’Université. Il y a bel et bien une gémellité entre « études » et inspirations, au moins organisationnelles, étrangères, notamment américaines, à la racine pourtant de plusieurs brillantes « écoles » françaises : Les Annales !
Quant au CNRS, fondé en 1936 sur le constat que l’Université, telle qu’elle était organisée avec ses interminables doctorats, ne pouvait pas faire beaucoup de recherche, c’est aujourd’hui le second centre de recherche mondial, organisé non en disciplines, mais en vastes sections ou « instituts » regroupant des laboratoires se chargeant, avec une large autonomie, d’études particulières se jouant des frontières de disciplines.
La tendance aujourd’hui est à l’interfécondation profonde des équipes de l’Université, du Collège de France, du CNRS, de l’EHESS, et de multiples autres institutions de recherches (Inserm…) ou d’enseignement (Grandes écoles). L’appel des Instigateurs au retour aux « disciplines » contre les « études » apparaît donc ubuesque, même si elle reflète l’ultime espérance de quelques vieux mandarins (dont certains furent des Annales !)
Le nouveau socialisme des imbéciles
À quoi rime alors cette attaque contre les « studies à l’américaine » pour sauver l’offensive ratée contre l’islamo-gauchisme universitaire ? Mais bien sûr, au-delà de la rancune d’une nation scientifiquement en déclin, à rallier… une partie de la gauche ! Cette gauche-même que l’on accuse par ailleurs de soutenir l’islamisme pour contrer l’impérialisme américain.
De fait, l’anti-américanisme garde un certain prestige à gauche, depuis Ridgeway-la-peste, la guerre du Viêt-Nam et les interventions de la CIA contre Mossadegh, Castro ou Allende. Au moins, pendant la guerre du Viêt-Nam, la gauche française acclamait les étudiants et professeurs américains du Flower-Power mobilisés contre la guerre. Aujourd’hui, une partie de la gauche semble avoir oublié ce qu’elle devait à l’Amérique : le 1er mai (1886 : première grève générale pour la journée de 8 heures), la journée internationale de femmes du 8 mars pour l’égalité, la première et la seconde vague du féminisme, la première vague de l’écologie, etc…
Elle préfère ignorer ce que la victoire de Joe Biden doit à la mobilisation particulière des femmes et des racisés, et ce que la politique de Joe Biden est en train de dynamiter dans la vulgate sociale-libérale et austéritaire, de François Mitterrand à François Hollande. Il est vrai que cette « gauche » est la moins impliquées dans le syndicalisme, le féminisme ou l’écologie, et qu’elle préfère invoquer un « printemps républicain » sans classe, ni genre ni racisés… Mais enfin on peut toujours essayer.
Cet anti-américanisme de gauche résonne effectivement avec une certaine hostilité à la prise en compte du féminisme ou de la lutte des racisés (sans même parler d’écologie), malgré leur intersection évidente avec la lutte des classes, y compris chez des chercheurs qui furent respectés (voir la navrante trajectoire de Stéphane Beaud et Gérard Noiriel).
Il ressemble surtout à la structure de la judéophobie de gauche du temps jadis, fondée, non sur l’hostilité à la politique de l’État d’Israël, mais sur la surreprésentation des juifs dans les branches tertiaires (elle-même imposée par l’antisémitisme chrétien du Moyen-âge, qui leur refusait les autres occupations). Le Juif, c’était le financier, le commerçant rapace, l’intellectuel corrupteur apatride, comme les Américains sont les puissants, les impérialistes, les manipulateurs, le « soft-power ».
Peu importait qu’il y ait des juifs pauvres, que Marx et de nombreux dirigeants du mouvement ouvrier fussent juifs : le Juif était un ennemi plus direct, plus distinct, plus visible et en en même temps plus invisible, plus mondialiste, plus élitiste… Bref comme maintenant les Américains. Et l’on sait désormais officiellement, avec le rapport Duclert, jusqu’où cet « anti-anglo-saxonisme de gauche» peut mener : jusqu’à la complicité de génocide, comme au Rwanda.
August Bebel, ouvrier-tourneur et président du Parti Social-démocrate allemand de la grande époque (1900), auteur de La femme et le socialisme et de… Die mohammedanisch-arabische Kulturperiode, appelait cela le « socialisme des imbéciles ».
AOC a reçu le mercredi 23 juin cette réponse de Nathalie Heinich à cet article :
Réponse à Alain Lipietz
Je peux comprendre qu’on ne soit pas d’accord avec mes positions, et suis ouverte à la discussion – mais pas lorsque les arguments qui me sont opposés relèvent du contre-sens ou de la faute de raisonnement, comme dans l’article d’Alain Lipietz consacré à mon « Tract » Ce que le militantisme fait à la recherche. C’est la raison pour laquelle je tiens à rectifier certaines de ses affirmations qui déforment lourdement mon propos.
Tout d’abord, l’auteur de cet article conteste la pertinence du terme « islamo-gauchisme », que j’utilise, en ignorant les travaux (notamment ceux de Pierre-André Taguieff) qui ont clairement établi ce à quoi il réfère, et sur lesquels je m’appuie. Donc, de deux choses l’une : ou bien A. Lipietz ignore ces publications, et il aurait dû se renseigner avant de prétendre donner des leçons à ses collègues ; ou bien il les connaît, et il commet cette classique faute intellectuelle consistant à négliger ce qui ne va pas dans le sens des positions que l’on défend. Ignorance, ou mauvaise foi ? Je laisse l’auteur de l’article choisir la qualification la plus appropriée.
Deuxièmement, il me reproche de « militer » dans les médias tout en récusant la légitimité du militantisme des chercheurs. C’est qu’il n’a pas lu mon texte, ou ne l’a pas compris (pourtant il n’est pas long : est-il donc si difficile de se concentrer sur quelques dizaines de pages ?). Je n’y fustige nullement le militantisme en tant que tel (que je pratique à l’occasion, comme beaucoup) mais seulement celui qui s’exerce dans l’enceinte académique, en lieu et place de la production et de la diffusion du savoir. Si A. Lipietz confond la collection « Tract », qui publie des textes d’intervention, avec une revue scientifique, c’est qu’il connaît bien mal le monde universitaire – dommage pour un économiste. Et si, au cas où il aurait la curiosité de lire mes travaux de recherche, il y trouvait une trace de militantisme, qu’il nous le fasse savoir : j’attends impatiemment le résultat de ses investigations. C’est précisément pour cette distinction des « arènes », politique et scientifique, que je plaide dans ce « Tract » au nom de l’autonomie de la science, mais A. Lipietz semble pratiquer si spontanément leur confusion qu’il n’identifie même pas mon argument. Dommage pour sa crédibilité.
Troisièmement, il me reproche de critiquer la notion d’« intersectionnalité » en tentant de montrer en quoi elle correspond à des réalités dignes d’être analysées. Là encore il n’a pas compris mon argument : je n’ai pas dit qu’il n’existe pas de discriminations croisées selon plusieurs paramètres, mais simplement que c’est un lieu commun des sciences sociales, et que ceux qui brandissent cette notion ne font que découvrir la lune. Mais peut-être A. Lipietz ignore-t-il que la recherche n’a pas pour but de conforter des convictions mais de découvrir ce qui n’est pas encore connu, ou de fournir un nouvel éclairage ? C’est toute la différence entre l’idéologie et la science – mais il répliquera, n’en doutons pas, que la distinction entre les deux est réactionnaire.
Quatrièmement, il remonte dans toute l’histoire des institutions universitaires pour démontrer que les découpages académiques sont des conventions stérilisantes, et qu’il faut donc accueillir à bras ouverts les nouveautés telles que les « studies », qui recomposent les savoirs autour des objets – de préférence objets de discriminations – et non plus des concepts, méthodes, corpus de connaissances propres aux disciplines. Fort bien. Mais ce faisant il ne répond pas à mon argument sur l’abêtissement et l’inculture des sciences sociales qu’entraînent ces recompositions. Et il accorde à toute nouveauté une valorisation de principe qui rappelle quelques souvenirs au pire désolants, au mieux ridicules, telle la « science prolétarienne » invoquée naguère par le tristement mémorable Lyssenko pour ringardiser la « science bourgeoise », coupable d’immobilisme – mais peut-être A. Lipietz ignore-t-il ce glorieux épisode de l’histoire des sciences ?
Cinquièmement enfin, il met ma critique des modes importées des campus américains (les studies, la cancel culture) sur le compte d’un « anti-américanisme de gauche », qui négligerait ce que nous devons aux Américains : dommage qu’A. Lipietz n’ait pas lu mes travaux, car il y constaterait l’importance que j’accorde à des auteurs d’outre-Atlantique, dont l’un fait d’ailleurs l’objet de mon dernier livre. Et surtout, ce soi-disant anti-américanisme s’apparenterait à une « judéophobie de gauche », c’est-à-dire à ce « socialisme des imbéciles » qu’était, selon Bebel, l’antisémitisme. Voilà une classique mais néanmoins remarquable faute de raisonnement, consistant à élargir une critique sur un point précis (les studies) à une critique de la catégorie entière à laquelle appartient ce point (les Américains), et à inférer d’une analogie structurelle (anti-américanisme de gauche = judéophobie de gauche) l’appartenance de cette critique à la catégorie de l’antisémitisme. Voilà ce qu’on appelle, typiquement, un sophisme – lorsqu’on est poli – et – lorsqu’on l’est moins – une imbécilité, doublée ici d’une insulte.
Si l’antisémitisme est le socialisme des imbéciles, n’est-ce pas parfois l’accusation d’antisémitisme qui joue aujourd’hui ce rôle ?
Nathalie Heinich