Écologie

Après nous le déluge ?

Réalisateur et écrivain

L’été 2021 est marqué par de nouveaux événements climatiques exceptionnels, dont une vague de chaleur en Amérique du Nord fin juin début juillet qui a provoqué de nombreux feux, consumant des territoires entiers, particulièrement au Canada. La multiplication de ces images de désastres sur les petits écrans du monde nous laisse face à notre inaction, à nos impuissances. Plutôt qu’un effet de saturation face à cette médiatisation constante des dérèglements climatiques, c’est la sidération qui domine.

Après ? Mais d’abord avec, avec nous, en notre présence et sous notre action et selon nos responsabilités, les déluges commencent de couvrir la surface du globe – il faut entendre par-là tout ce qui brûle les terres et tout ce que vomissent les mers, tout ce que le dégel généralisé va libérer de miasmes nouveaux à force d’être anciens. Il n’est pas dans mon propos de redire ici, pour la millième fois, ce que se sont échinés à dénoncer tous les systèmes d’alerte météo et géologique, je voudrais simplement souligner qu’au temps des images ces débordements sont filmés, jusque par les téléphones portables des voisins, et que les images en sont diffusées désormais chaque soir et même toute la journée sur les bulletins et les chaînes d’information. Ça circule. Qui peut encore dire sous nos latitudes qu’il « ne savait pas » ?

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À ce point répété, le spectacle – car il s’agit d’un spectacle, nouveau, inédit, inouï, et fort spectaculaire – serait devenu aussi banal que les images sur le vif des villes inondées, des routes fracassées, des marques insolentes laissées par les tempêtes, s’il ne gagnait chaque mois en ampleur et en étendue. La Sibérie chauffe, le Nord-Ouest du Canada est en flammes, et depuis des années la Californie brûle. La multiplication obligée de ces images de désastres sur les petits écrans du monde entier semble ne déclencher aucun phénomène de saturation : Encore ! Encore des tsunamis, des incendies de forêts, des cours d’eau asséchés, encore, encore ! Une sidération plutôt qu’une saturation. La grande peur mais en même temps la sourde joie de voir la révolte des éléments faire vaciller toutes les puissances plus sûrement que ne purent le faire grèves et manifestations.

La médiation des images du monde par les écrans, cela a été dit et redit depuis Guy Debord, nous laisse face à notre inaction forcée, à nos impuissances. Les acteurs, sauveteurs et victimes, sont sur l’écran ; les spectateurs, dans la salle-à-manger. Il y a des pompiers, des Canadairs, il y a, il y a… il y a d’autres nous-mêmes pour s’en occuper. À ceci près qu’eux non plus ne peuvent pas grand-chose et que leur relative mais patente inefficacité ne peut que renvoyer à la nôtre. Les images du désastre jouent à contre-pied : elles manifestent la preuve visible que la catastrophe est en cours, mais elles en confirment la toute-puissance et notre toute-faiblesse. L’effarant spectacle des incendies multipliés par eux-mêmes coupe le souffle et satisfait aussi notre appétit d’images inimaginables.

Pourtant, entre l’écran domestique et la famille qui le regarde, c’est comme si le contact avait été coupé. Sommes-nous dans le même monde que les écrans ? Bien que chez moi, l’écran est ailleurs. Il est écrit dans un coin du rectangle que ce que nous voyons est « en direct », mais ce « direct », parvenant jusqu’à nous instantanément, est pourtant déjà de l’indirect, puisque cadré. Les boules du billard s’entrechoquent, mais nous ne sommes pas sur le tapis : nous le voyons dans un cadre qui le met à part. À chaque chose, sa place. Ici, le repas ; là-bas, que ce soit dans l’Aude ou le Saskatchewan, l’enfer.

Sans quitter l’horizon de Debord, comment ne pas comprendre cette situation d’observateur-impliqué-sans-être-engagé – la télé n’est pas le terrain – comme une manifestation supplémentaire du grand-œuvre de séparation que le Capital a lancé dès ses premiers gestes et qu’il a accentué depuis (le taylorisme, le travail aux pièces, le management, le credo néolibéral…) et qui, toujours, revient à couper le travailleur (comme le citoyen) de ses propres ressources, de ses capacités de pensée logique, de son expérience, de son histoire, pour en faire un être jeté dans le flou démoli de nos sociétés – alors que nous sommes pour elles des problèmes plus que des solutions ? Ce principe de séparation affecte tous les registres de ce que nous pourrions avoir en commun. La liste en est longue, peut-être interminable, ouverte sûrement à d’autres entrées.

Les ouvriers ont été expatriés, remplacés par des travailleurs venus d’ailleurs, des usines ont fermé, d’autres ont été transférées vers d’autres cieux, ont employé d’autres « personnels ». Nous voyons sur nos écrans se manifester, semaine après semaine, la disparition de l’histoire des luttes sociales. Séparé de son outil, de son lieu de travail, de la mémoire des batailles qu’il a pu mener, l’ouvrier a été peu à peu privé de sa propre histoire, donc, et de son expérience personnelle, devenue intransmissible. Une vie pour rien.

Rendre le monde inhabitable, invivable, ingouvernable et même incompréhensible, voici le brillant résultat auquel le Capital a fini par parvenir.

Le taylorisme, principe de découpage d’une tâche en une série de gestes séparés, fait que le travailleur ne peut plus percevoir ni ressentir la logique des enchaînements, et moins encore le but de l’opération. Comme dans le génial One Week de Buster Keaton (1920), la porte est posée avant les escaliers. La finalité d’un travail (construire une Ford T par exemple), sa pertinence, son utilité sociale, son but effectif, la succession des raccords qui le permettent, tout cela échappe, on le sait bien, à qui est rivé à son poste de travail sur la chaîne ; l’unité de ses actions lui échappe, il est constamment confronté à sa propre dislocation, à l’éclatement de ses repères.

Le sachant ou non, mais le voulant à coup sûr, il s’agit bien pour l’encadrement et la direction des industries d’égarer la main d’œuvre. L’ouvrier qui ne comprend plus rien devient une sorte de machine. Revoir pour le plaisir Les Temps modernes, de Chaplin (1936). Un monde en miettes. Seule la hantise du profit peut se satisfaire d’une pareille défaite de la mise en forme du monde et des relations entre vivants.

Rendre le monde inhabitable, invivable, ingouvernable et même incompréhensible, voici le brillant résultat auquel le Capital a fini par parvenir. Maintenant que c’est aux trois-quarts fait, que les plus déments milliardaires ajustent des fusées pour Mars, que le secours du numérique et de la numérisation de toute chose a démontré son incapacité à contrer des phénomènes aussi élémentaires que la fonte des glaciers et la submersion des icebergs — et ceci à une tout autre échelle que celle des big data — que reste-t-il à l’armada des spéculateurs et profiteurs de la croissance des inégalités ? Ouvertement dit, à maximiser les profits, c’est-à-dire à minimiser les vies. Basta.

Même constat pour tous les autres registres de la vie de chacun : que devient son travail ? Pourquoi habite-t-il ici et pas plus près de son usine ou de son bureau ? pourquoi ses voisins lui sont-ils encore inconnus ? Pourquoi ne comprend-il plus ce que ses enfants apprennent à l’école ? Et que fait-on du fermier accroché à sa ferme ? On le mène plus ou moins brutalement à la ruine, au départ, à la mort. Il se trouve, parenthèse, que le cinéma, encore lui, a témoigné de cette dissolution des liens, de l’abrasement des histoires collectives, de la déréliction des familles jetées sur les routes : Les Raisins de la colère, de John Ford (1940), suffit à en témoigner. Tout y est, et aussi la rage impuissante du fermier expulsé (Henry Fonda).

Séparer chaque vie de ce qui naît et grandit avec elle. Faire le vide autour de chaque vivant. Isoler, délier, défaire, décomposer, diviser, les mêmes opérations élémentaires qui sont celles de l’analyse, de la distinction, de la capacité de nommer et de différencier, sont, dans un étrange parallélisme, celles de la destruction des liens familiaux et sociaux, des habitudes et des compétences acquises. Comme disait l’autre : vous avez votre master d’anthropologie ou de lettres classiques, vous êtes au chômage, allez donc faire le garçon de café, il y a des besoins sur les trottoirs. Qui ne souhaite vivre selon une certaine logique des choix, selon quelques-uns, au moins, de ses goûts et préférences ? Qui rêve du destin d’une boule de loto bousculée dans une sphère translucide ? Mais non : l’orientation sera celle commandée par le marché, voilà tout.

Pendant que j’écris ces trois lignes, des mines sont creusées, des barrages édifiés, des conteneurs chargés sur de gros porteurs, des arbres abattus, des abeilles rendues absurdes, des déchets persistants dans leur radioactivité… Voilà qui fait de nous des êtres privés de liberté, des prisonniers au service des intérêts de quelques-uns des plus gros dominants. On exploite à tour de bras. Les femmes et les hommes, les forêts et les sols, les mers et les rivières. Écrivant à la fin de la dernière guerre mondiale, Hannah Arendt voyait juste : le modèle du camp de « concentration », et notamment du camp de toile comme en gère l’O.N.U. depuis la Naqba, ici et là, ce modèle est devenu général. La tente aura remplacé les quatre murs familiers. On n’en finit pas de sortir de chez soi, d’être expulsé, transféré, relogé, abrité. L’antique lien entre ce qui se nomme encore la demeure et celles et ceux qui l’occupent, souvent depuis plusieurs générations, ce lien est défait, dénoué, l’errance est devenue domiciliaire.

Rien, le constat est affreux, rien n’échappe à la frénésie cumulative des Prédateurs d’aujourd’hui. Et j’ai toujours beaucoup de mal à comprendre et à accepter que tant de mes contemporains ne cassent pas la baraque où – tout juste et non sans mal – ils survivent.

Où en sommes-nous ? La politique, partout dans le monde remplacée par la corruption, le clientélisme, le gangstérisme et la dictature, est devenue un épouvantail, un énigmatique souvenir du passé, une ruine muette. Le mot « démocratie » tourne encore dans nombre de bouches d’ordre, mais jamais, nulle part, nous n’en avons été aussi éloignés. Les dominants en brandissent encore le drapeau, mais il se voit de plus en plus que ce n’est que pour en dissimuler la lamentable dépouille. Voilà, pour moi, qui restaure la nécessité d’un gauchisme. La politique autrefois dite « traditionnelle » n’existe plus nulle part dans les faits. Elle est remplacée, globalement, par l’exercice de la force pure, sans contradiction ni contrôle, absolue et fière de l’être. D’une part.

Et d’autre part, la climatologie a pris les allures d’une opposition globale à une catastrophe globale. Nous voyons les médias dominants recourir plus souvent aux climatologues qu’aux politologues, lesquels, il est vrai, n’ont plus rien à dire de neuf. La nature se soulève jour après jour, ou bien s’affaisse. La « bonne » place de l’homme sur cette terre est maintenant gâchée. Que valent les hésitations d’un dictateur (je ne parle pas du P.C.C. mais de tous les autres) devant les variations d’un virus ? Les plans d’investissement et de relance frénétiquement promis par les agents du Capital néolibéral, que peuvent-ils devant la flambée des villages et villes au Canada, et même au Nord du Canada, région historiquement d’assez grand froid ? Les experts en perdent langue.

Le Tout-puissant numérique n’aura encore créé qu’un monde imaginaire passant pour vrai, mais inconsistant devant les déchaînements de la nature.

Cette fois, le slogan mao des années 50, qui valait ce qu’on voulait : « une étincelle peut mettre le feu à toute la plaine », est à prendre au premier degré. Que dire du climat qu’il ne dise lui-même, on ne peut plus clairement ? Nous sommes dans la plus stérile des réitérations. À force de tourner en boucle, les médias dominants perdent la tête. Voilà qu’on nous vend du Zemmour, il est vrai encore assez timidement, comme si « aller jusque-là » revenait à clouer le cercueil de la politique dite « traditionnelle », ce qui ne saurait se faire autrement que dans la plus grande discrétion. Nos chroniqueurs ont besoin de marionnettes pour animer le cirque. Zemmour à lui seul fait un peu dernière cartouche. Aussi longtemps que son raccord avec l’Action Française des années 30 n’est pas officialisé, il sera un interlude.

Au moins, il nous reste à reconnaître ce qui crève les yeux, qu’un lien puissant, énergique, radical, noue les soubresauts du néolibéralisme et le mouvement vers le Nord des Sahara du Sud. Cette bascule est en effet le nouveau terrain politique, qui s’est déplacé du social vers l’idéologique et de celui-ci vers les sciences atmosphériques et la virologie. Nous commençons à comprendre que la lutte indispensable et constante contre les effets puants du néolibéralisme ne se limite pas – tout en les incluant – à l’emploi, aux salaires, aux conditions de travail, à la fermeture d’usines, à la dignité des employés, à la rescousse aux femmes menacées de mort, bref, à tout ce qui nous occupe en manifestations, pétitions, protestations ; qu’elle s’est déplacée désormais du côté des forêts pillées, des terres spoliées, des mers polluées, des animaux hagards, des « réserves naturelles » qui fondent comme neige au soleil. Autrement dit, jusque chez nous.

La dimension commune à ces catastrophes en cours est de mettre l’accent sur nos impuissances. Il y a longtemps que l’humanité ne s’était sentie tant dépourvue. Le monde numérique est en mesure de simuler des tsunamis par des truquages réalistes, on en voit dans les films, dans les jeux vidéo, dans les publicités même, mais aucun calcul, aucune numérisation, aucun big data, aucune centrale nucléaire n’est à même de résister au réel d’une secousse tellurique ou d’un tsunami. Bien qu’il conforme sans cesse nos réalités, nos manières de vivre et de penser, le Tout-puissant numérique n’aura encore créé qu’un monde imaginaire passant pour vrai, mais inconsistant devant les déchaînements de la nature, qui sont précisément l’effet, entre autres, de la numérisation du monde. Les banques alors seront ensablées, les Bourses chauffées à blanc, les chargés d’affaires iront en boubou rejoindre les derniers agioteurs dans leurs piscines vidées au nom d’une discipline collective.

Déplacement du front des luttes, c’est ce qu’il faut bien admettre désormais. Nous ne sommes plus de part et d’autre d’une barricade, nous sommes la barricade bientôt emportée par la levée des eaux. Quel slogan lancer au ciel quand je vois un bout de glacier de la taille de la Principauté de Monaco s’abîmer dans les eaux glacées qui, autrefois, l’avaient formé ? La carte du monde exige quelques changements, elle aussi ! Il ne s’agit plus de « s’indigner » (c’est déjà fait) mais de se montrer dignes d’affronter ce présent qui se parle toujours au futur et nous menace. Le nommer « catastrophe » ne suffit pas. Le lexique lui aussi doit changer, a changé. Or, Marx l’avait bien annoncé, si les révolutions des siècles passés se vêtaient encore des symboles de la précédente, ce ne sera pas le cas cette fois. Rien dans notre histoire, sans remonter à la préhistoire, rien n’avait préfiguré l’inédit absolu qui se présente, qui nous met au présent.

Les bonnes vieilles questions sont à ranger dans les Muséums. Le « Que faire ? » de Lénine se pose toujours et s’est même aiguisé, mais la réponse a cinquante ans de retard. La politique des dites « grandes puissances » réduites à une grande impuissance prend des mesures qui, peut-être, auraient été efficaces il y a un demi-siècle. Non seulement la prise de conscience est tardive, paresseuse, cynique (continuer à exploiter ce qui disparaît), mais elle ne peut plus embrayer sur le Réel qui commence à s’imposer (pourquoi est-ce que je songe tout à coup aux Aventures d’Arthur Gordon Pym, d’Edgar Poe, et notamment à sa toute fin où se profile… la Mort ?).

La littérature a déjà testé les limites du monde habité. Elle en est revenue horrifiée. Nous y sommes. Redisons-le : « Le monde va changer de base ». Paroles prophétiques. Mais qu’en est-il de la suite ? « Nous ne sommes rien, soyons tout ! » : voilà qui risque d’être renversé en son contraire : nous nous croyions tout, nous ne sommes rien. Nous avons su, nous, gauchistes non-islamistes, que la volonté de puissance qui conduit à « tout » accaparer est du côté de l’insatiable appétit du Capital, prédateur aveugle, machine qui tourne toute seule, qui détruit sans savoir, sans comprendre, sans même considérer les ravages qu’elle fait.

Par nature, par besoin, parfois par ruse, le pouvoir ignore ses limites et terrifie ses opposants en leur faisant croire que, de limites, il n’en a pas. La force des faibles ne tient qu’à revenir à la charge, reposer les questions, interroger les réponses, pour qu’au bout de ces sommations les puissants soient contraints de fixer les limites de leur pouvoir, les frontières de leurs territoires, eux qui ne pensent qu’espaces vierges à conquérir. Rendre évident que l’ubris capitaliste est aveugle, sourde et balbutiante et qu’elle ne rêve que de rabaisser les beautés du monde à son niveau lamentable, oui ! Ce constat vient fort tard, mais peut-être pas trop tard.

D’ailleurs, si la maison brûle, le poste de télé sera le dernier meuble que nous tenterons de sauver. Parce que ce sera ici, et que nous n’aurons plus le temps de repousser le chaos ailleurs. Nous serons dans le réel du direct. Ici et maintenant.


 

Jean-Louis Comolli

Réalisateur et écrivain

Mots-clés

CapitalismeClimat

Notes