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Jeux olympiques, Jeux interdits

Journaliste

L’empereur du Japon Naruhito va déclarer, ce 23 juillet, l’ouverture de Jeux Olympiques fermés à double tour. Après avoir causé le report d’un an de l’évènement, le contexte pandémique a conduit le comité d’organisation à opter pour le huis clos. Les athlètes sont, quant à eux, priés de se tenir à carreau.

L’Été de Kikujiro est gâché. Ce sont, en effet, des « Jeux interdits » qui s’ouvrent, ce 23 juillet, à Tokyo. Après avoir varié durant dix-huit mois au gré des convulsions de la pandémie, l’évènement s’est finalement résigné au huis clos : une première dans l’histoire de l’olympisme. Les Jeux de la grippe espagnole s’étaient tenus normalement à Anvers en 1920. Le Japon, où la maîtrise du risque est culturelle, ne déplore pourtant « que » 15 000 victimes du virus pour une population de 126 millions d’habitants mais face à une recrudescence des contaminations, Tokyo, « cette ville née, selon Albert Londres, de l’union d’un typhon et d’un tremblement de terre », a préféré déclarer un nouvel état d’urgence pour toute la durée de la compétition.

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Dans l’Empire du Soleil Levant, l’urgence en question se résume à une légère réduction de l’activité et à une incitation au télétravail, un tour de vis calculé au millimètre qui a toujours permis de garder le contrôle sur le virus. En revanche, la décision radicale du huis clos est inédite puisque depuis l’automne dernier, les stades japonais n’ont jamais cessé d’accueillir du public (jusqu’à 10 000 spectateurs au Tokyo Dome où se disputent les matches de base-ball), sans qu’il y ait eu la moindre incidence sur la situation sanitaire. Ce sera même encore le cas durant la période des Jeux, ceux-ci étant donc l’exception qui confirme la règle.

Interrogé sur cette bizarrerie, le directeur général de Tokyo 2020, Toshirō Mutō, en a apporté l’explication : « Les événements privés ont leurs propres normes. Nous suivons les normes du gouvernement imposées pour les Jeux. » Bref, un renoncement plus politique que scientifique, dont certains jugeront qu’il marque le déclin d’une civilisation des nuances. D’autres pointeront à l’opposé l’indécence de l’épilogue foutraque du Championnat d’Europe de football dans le pays le plus endeuillé du Vieux Continent. Mais retrouver – quoi qu’il en coûte – l’ivresse de Wembley était semble-t-il une priorité au Royaume-Uni, où le Brexit accomplit visiblement son œuvre de désinhibition.

Le Japon n’a décidément pas une histoire olympique facile. Celle-ci commence dans l’entre-deux-guerres. Alors que le pays se relève à peine du terrible séisme du Kanto, qui, en 1923, a fait plus de 100 000 victimes, Tokyo candidate à l’organisation des Jeux olympiques de 1940, année du 2 600e anniversaire du couronnement de Jinmu, premier empereur du Japon. Le parallèle avec 2020 est saisissant : les Jeux de la XXXIIe olympiade étaient censés être eux aussi ceux de la résilience, neuf ans après la catastrophe de Fukushima.

Dans les années Trente, le virus qui va tout mettre par terre, c’est le fascisme. Hitler et Mussolini sont au pouvoir et après avoir envahi la Mandchourie, le Japon a quitté la Société des Nations. Ce serait malgré tout dommage de ne pas tenter sa chance, les Jeux olympiques de 1936 ayant bien échu à Berlin. Le lobbying japonais est intense, au point d’obtenir le soutien du Duce en échange du vote nippon pour Rome, quatre ans plus tard. Et l’archipel parvient à ses fins : Tokyo est désignée. Le Comité international olympique (CIO) ne déçoit jamais. Dans la foulée, le Japon envahit la Chine et l’armée impériale commet l’irréparable : le massacre de Nankin. Mais Tokyo s’accroche à ses JO dans l’espoir de normaliser ses relations avec Washington et Londres. Le CIO barguigne. Finalement, sous la menace du boycott, Tokyo se retire. Les Jeux de 1940 n’auront de toute façon pas lieu pour cause de seconde guerre mondiale. Et le Japon, pays vaincu, devra patienter un long moment pour revenir dans le giron de l’olympisme : Tokyo ne vivra les Jeux qu’en 1964.

Pour les historiens du sport, Tokyo 1964, ce sont les dernières épreuves d’athlétisme disputées sur une piste en cendrée avant que le tartan ne s’impose. Image sépia pour le moins trompeuse car les Jeux de la XVIIIe Olympiade furent en réalité les premiers de l’ère moderne. Le legs laissé par l’événement fut, en effet, considérable. Le Shinkansen, le TGV japonais, date de cette période. Le monorail qui vous conduit en vingt-quatre minutes chrono du terminal international d’Haneda au cœur de la mégapole également. Vingt-deux nouvelles autoroutes et deux lignes de métro furent encore construites à cette occasion.

C’est pourquoi les Tokyoïtes considèrent que leur ville, en partie ruinée par les bombardements de 1945, a véritablement puisé les ressources de sa renaissance dans l’organisation des JO. C’est dire qu’elles étaient leurs attentes à l’idée de recevoir à nouveau le plus grand événement planétaire, dont ils avaient promis de faire une vitrine de la high-tech. L’objectif était triple : parvenir au même niveau d’héritage sur les plans environnemental, économique et social, sans toutefois s’égarer dans une frénésie de dépenses, la facture post-Fukushima s’avérant un puits sans fond. Le huis clos est donc plus qu’un coup dur, et pas seulement pour l’ambiance ; en termes de finances, il s’apparente à un hara-kiri car le budget de l’organisation reposait en partie sur la billetterie (3,5 millions de tickets à rembourser) ; au-delà, il risque d’abaisser encore un peu plus le mouchoir sur une flamme olympique qui vacille sous l’effet de la digitalisation croissante du sport. Fait exceptionnel : face aux contraintes qu’ils leur ont été imposées, lesquelles rendent impossible tout travail de reportage, plusieurs médias français ont d’ailleurs fait le choix de n’envoyer aucun journaliste sur place.

Comprenez : « Pas de Black Lives Matter chez nous ! »

Avant d’opter pour le huis clos, l’organisateur a longuement tergiversé, interdisant dans un premier temps la venue de spectateurs étrangers, puis édictant une étiquette extrêmement stricte pour les spectateurs japonais, invités à se contenter d’applaudir et à se dispenser de toute manifestation verbale, nonobstant la distanciation. Il règnera donc finalement un silence de mort autour de ces Jeux dépouillés à l’extrême-orientale mais qui, rassure le discours officiel, « mettront en avant les vraies valeurs du mouvement olympique », sans toutefois préciser lesquelles.

La commission des athlètes du CIO a certes proposé de réécrire le serment olympique pour y inclure le principe de non-discrimination. Mais, dans un spectaculaire triple salto, la même commission recommande simultanément l’interdiction de manifester toute opinion – y compris en faveur de la non-discrimination – sur les terrains et les podiums des Jeux. Cette recommandation fait suite à une enquête effectuée auprès de 3 547 athlètes portant sur la règle 50 de la charte olympique qui traite de la liberté d’expression. Deux tiers des interrogés ont confirmé qu’il n’est pas approprié de d’exprimer son point de vue sur un site olympique.

La justification est savoureuse. Quand un athlète monte sur un podium il le fait devant les caméras du monde entier. L’endroit est donc particulièrement choisi pour faire passer un message. Mais cet athlète a aussi des sponsors et sa motivation peut ne pas être uniquement politique. Autrement dit, en levant un poing ganté de noir sur le podium du 200 mètres à Mexico en 1968, quelques mois après l’assassinat de Martin Luther King, les sprinters américains Tommie Smith et John Carlos avaient peut-être d’autres visées que la seule défense des Droits de l’Homme. Comme aurait dit ma grand-mère, il vaut mieux entendre cela que d’être sourd. « Cette séquence a été un apport incommensurable pour des générations de sportifs noirs », rectifie Dave Zirin, journaliste et auteur de The John Carlos Story: The Sports Moment That Changed the World, qui estime que l’activisme actuel des sportifs peut être directement relié à Smith et Carlos. Comme celui, par exemple, de Colin Kaepernick, la star du football américain, qui, en 2016, fut le premier à poser un genou à terre afin de dénoncer les violences policières envers les minorités.

Or, c’est précisément après ce geste que la commission des athlètes a éprouvé le besoin de se repencher sur cette fameuse règle 50. Comprenez : pas de Black Lives Matter chez nous ! Voilà qui ravira la partie de la classe politique française qui, dans un bel élan collectif de malhonnêteté intellectuelle, somma les Bleus de respecter la police française avant les matches de l’Euro. Il est toujours fascinant de voir des gens déployer plus d’énergie à combattre la dénonciation d’un fléau plutôt que le fléau lui-même. On peut d’ailleurs imaginer l’incommodité qui dut s’emparer du député d’origine italienne Éric Ciotti devant le spectacle d’une Squadra azzurra chantant son hymne à tue-tête avant de mettre genou à terre.

Il sera malheureusement passé au-dessus de la tête des pleutres que Smith et Carlos, même bannis et suspendus à vie, ont écrit l’histoire de l’olympisme et même l’histoire tout court. Tout comme le Polonais Władysław Kozakiewicz qui, après avoir décroché l’or du saut à la perche, à Moscou, en 1980, en établissant un nouveau record du monde, adressa un magistral bras d’honneur au public soviétique qui l’avait copieusement sifflé durant tout le concours. Un mois plus tard sera fondé le syndicat Solidarność, par lequel débutera l’effondrement du bloc communiste. Mais on a le droit, bien sûr, de préférer des Jeux interdits que l’on consomme entre deux spots publicitaires pour des sites de pari en ligne.

C’est un sacré défi que devra relever Paris dans trois ans : réinventer les Jeux Olympiques pour démontrer qu’ils ont encore une signification et un futur dans un monde où trois jeunes joueurs qui ratent un malheureux tir au but déclenchent désormais un déferlement de haine raciale dans une capitale qui, il n’y a pas si longtemps, était un modèle d’inclusion. En attendant, il n’y a pas que l’été de Kikujiro qui est gâché…

 


Nicolas Guillon

Journaliste

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