Société

Les manifestations contre le « pass sanitaire » comme symptôme d’anomie politique

Sociologue

La coupure estivale n’aura pas vraiment vu désemplir les rangs des manifestations du samedi contre le pass sanitaire. La variété des thèmes de contestation qui s’agrègent dans cette mobilisation témoigne plus largement d’une altération du fonctionnement régulier des institutions de la démocratie représentative : une grande partie de ce qui ordonnait les routines de l’activité politique dans le pays semble avoir cessé d’aller de soi pour ses citoyens.

La répétition de cortèges réclamant chaque samedi le retrait de l’obligation de présenter un « pass sanitaire » dans certaines circonstances de la vie quotidienne appartient à une forme d’action politique d’un genre nouveau : la protestation hybride et récurrente. Hybride parce que si elle prend la forme traditionnelle de la manifestation, elle s’organise sans direction unique reconnue, n’est guidée par aucune stratégie de long terme, se déroule sans attendre l’accord formel des autorités et se réunit derrière un mot d’ordre auquel tout participant est libre de donner sa propre signification.

publicité

Quant à sa périodicité, elle reprend la méthode des 52 « actes » des Gilets jaunes de 2019. Mais on peut également dire qu’elle s’inspire des « marches du lundi » qui ont eu lieu en Allemagne de l’Est à partir de septembre 1989 et, en adressant un puissant « Nous sommes le peuple » aux dirigeants de l’époque, ont entraîné la chute du mur de Berlin trois mois plus tard ; ou des mouvements de rue qui ont conduit à l’insurrection civile de Tunis et du Caire de 2011 ; ou des défilés hebdomadaires qui, ces dernières années, ont exposé, au Maroc, en Algérie, à Hong Kong, au Chili, au Pérou, au Liban, au Belarus, en Birmanie ou en Bulgarie, l’illégitimité des pouvoirs en place et exigé leur départ immédiat. Sans parler des rassemblements d’échelle mondiale en soutien aux revendications de Black Lives Matter, #MeToo ou Fridays for Future.

Chaque samedi du mois d’août 2021, des publics dont les motivations n’ont pas grand chose en commun ont pris la rue un peu partout à travers la France. Certains pour dénoncer l’atteinte aux libertés individuelles et à la propriété de son corps ; d’autres pour refuser le gouvernement par la peur et la société de surveillance généralisée que les « élites » voudraient instaurer ; d’autres encore pour remettre en cause le bien fondé de la vaccination, la validité de la Science et la parole de ses « faux » experts ; d’autres enfin pour condamner l’inanité de la politique sanitaire décidée par le pouvoir en place et le mauvais sort fait aux professionnels de santé ; les derniers pour stigmatiser les errements et les mensonges de l’exécutif ou l’attitude méprisante du Président et les presser de se démettre.

Cette variété des thèmes de contestation autorise toutes les récupérations et toutes les instrumentalisations, qui se font au grand jour sans que cela ne semble gêner les participants. Cette bienveillance de rigueur n’interdit cependant pas que, parfois, les tensions entre factions rivales dégénèrent en affrontements violents. Mais, pour l’essentiel, le consensus règne pour tolérer l’expression de toutes les opinions – fussent-elles les moins raisonnables, les plus absurdes ou les plus antagoniques.

C’est peut-être en raison de la disparité des motifs qui animent cet appel à la « résistance » que celui-ci parvient difficilement à imposer sa légitimité. À en croire les sondages, un gros tiers de la population lui apporterait son soutien. Pour certains, c’est déjà considérable. Mais c’est loin des 70% d’approbation recueillis par les grandes occupations de places (à Madrid, New York, Londres ou Francfort en 2011), par les marches pour la démocratie, l’égalité et l’urgence climatique ou par les Gilets jaunes. Ce qui affaiblit l’opposition protéiforme au pass sanitaire tient également à un constat : la grande majorité des gens continue à se faire vacciner en dépit des exhortations à ne pas le faire. Sa persistance au delà de l’été est d’ailleurs très aléatoire, ne serait-ce que parce que le texte qui a légalisé l’obligation dispose que celle-ci prendra fin le 15 novembre prochain. Les foules crieront-elles victoire lorsque cette échéance adviendra ou auront-elles déjà cessé de défiler le samedi ? Les spéculations sont ouvertes.

Pour l’heure, les débats sur le sens qu’il faut attribuer à cette très inhabituelle mobilisation sont teintés d’une inquiétude, feinte ou sincère, au sujet des effets que la défiance vis-à-vis des dirigeants risque d’avoir sur la paix civile ou sur le vote aux élections présidentielles de 2022. Et, comme souvent en ce cas, le caractère hybride de la revendication est l’objet de tous les sarcasmes. On pourrait y voir, à la suite de Philippe Corcuff, un exemple de ce « confusionnisme » qui gomme la divergence entre progressistes et réactionnaires en matière d’identité et de souveraineté [1]. Et c’est vrai qu’il y a un peu de cela dans le souhait de défiler tous ensemble « pour la liberté » en suspendant les distinctions qui fâchent. Mais cette addition des contraires peut être saisie sous un autre angle : comme un indicateur de la déliquescence de l’activité politique dans le régime de la Ve République.

Depuis une décennie en France, une série de phénomènes pointent vers une altération du fonctionnement régulier des institutions de la démocratie représentative : dégoût de la politique [2], indifférence aux élections, doutes sur la crédibilité et la probité des dirigeants, attaques contre des élus et leurs permanences, agressions contre les journalistes. Avec un élément qui donne une tonalité un peu particulière à l’atmosphère qui règne en France : l’expression ouverte d’une inexpiable détestation pour la personne du Président. En un mot, une grande partie de ce qui ordonnait les routines de l’activité politique dans le pays semble avoir cessé d’aller de soi pour ses citoyens. Au fond, plus qu’une crise de la démocratie ou un effondrement de l’« ordre républicain », ces phénomènes reflètent ce que Durkheim aurait nommé un état d’anomie de la vie politique.

L’habitude de voter semble tout simplement s’être perdue.

Pour préciser la chose, il faut se souvenir que, pour lui, cette notion qualifie un écart inopiné de la valeur statistique de la fréquence d’une conduite qui permet d’établir la distinction entre faits sociaux normaux et pathologiques [3]. Dans ses célèbres analyses, Durkheim tient le crime ou le suicide pour des faits normaux pour autant qu’on observe la régularité et la constance dans le temps de leur taux d’occurrence. Mais, dit-il, dès lors que ce taux augmente ou diminue de façon excessive, ces faits deviennent pathologiques et appellent une explication de la cause de cette variation. L’anomie n’équivaut donc pas à la disparition totale et permanente de normes dans une société ou un groupe social : elle n’est que l’indicateur d’un dysfonctionnement dans un domaine d’activité sociale qui invite à y restaurer des formes de régulation rétablissant la stabilité des rapports sociaux coutumiers. Et cela vaut pour ce domaine particulier qu’est la politique.

Les formes de régulation des conduites civiques qui caractérisent une démocratie s’organisent autour de quelques principes fondamentaux : primauté de l’élection, opportunité de la représentation et de la délégation, prépondérance des partis, expression des opinions dans un débat public pluraliste, respect des institutions de l’État de droit. Les spécialistes admettent que l’adhésion à ces principes subit une incontestable érosion. Considérons d’abord l’élection. Jusque récemment, une abstention se situant entre 15 et 20% du corps électoral français pouvait être tenue pour normale (aux Etats Unis cette normalité se situerait plutôt autour de 50%). Elle atteint maintenant entre 60 et 65% – signe d’anomie si vertigineux qu’il est parfois perçu comme un danger pour la démocratie elle-même. En fait, l’habitude de voter semble tout simplement s’être perdue. Pour la ressusciter, certains proposent de multiplier les campagnes d’information, de faire du porte-à-porte, d’abaisser le droit de vote à 16 ans, voire de le rendre obligatoire. Avec assez peu de succès pour l’instant.

Passons au Parlement et à son travail de contrôle de l’exécutif et de fabrication de la loi. Dans le cadre du système semi-présidentiel fondé sur le vote majoritaire à deux tours en vigueur en France, le pouvoir législatif est réduit à la portion congrue. Faut-il rappeler que l’ordre du jour de l’Assemblée nationale est, en gros, fixé par le gouvernement, qui est également à l’initiative de la présentation de projets de loi et impose une discipline de vote à la majorité qui le soutient ? Le rôle résiduel que joue le Parlement est devenu à ce point évident que seuls 40% des électeurs a cru utile de se déplacer lors du scrutin législatif de 2017. À moins de transformer les modalités de la délégation afin de rendre leur voix aux citoyens, on ne voit pas comment on pourrait raviver leur estime pour des mandataires qui les en dépossèdent.

Que dire de ce troisième pilier du système représentatif : les partis politiques ? On sait que l’époque des grandes organisations de masse est révolue et que le poids électoral de ce qu’on a appelé les « partis de gouvernement » ne cesse de décliner [4]. Indice de l’anomie qui les gagne : l’ampleur de la désertion des militants. On peut se demander si les formations qui briguent aujourd’hui la direction de la France parviennent à totaliser 250 000 membres actifs. Sur près de 48 millions de votants, c’est peu.

Les formes de régulation de l’activité politique sont minées par la morgue, le cynisme ou la désinvolture des gouvernants ; et par le scepticisme, la désaffection, la suspicion ou l’apathie des gouvernés.

Cette désertion n’est pourtant en rien une dépolitisation. Elle est en effet plus que largement compensée par le fait qu’un nombre considérable de citoyens s’engage dans des pratiques politiques autonomes au sein d’associations ou de collectifs ou dans un activisme qui se développe à l’écart des partis et des syndicats et s’empare de la rue pour s’exprimer. C’est dorénavant dans ces organisations que, comme les analyses de Politique de l’activisme [5] le montrent, la socialisation politique s’accomplit. Un autre aspect de l’anomie qui affecte la vie partisane se découvre, en France, dans l’engouement que les professionnels manifestent pour la candidature personnelle à la Présidentielle sans solliciter le soutien de l’appareil d’un parti, voire en s’en détournant de façon ostensible.

Le quatrième marqueur d’anomie politique est le brouillage des oppositions idéologiques. À quoi pourrait bien ressembler le débat public dans une « démocratie sans partis [6] » défendant des points de vue inconciliables sur la redistribution des richesses ou le modèle de production ? Le refus de se classer dans un camp clairement défini se diffuse. Il informe les discours de ces dirigeants qui affirment que les solutions aux problèmes d’une collectivité ne sont « ni de droite ni de gauche [7] » tout comme l’action des activistes en matière d’environnement, d’évasion fiscale ou de discrimination de genre ou d’origine. Rien d’étonnant à ce qu’il prévale aussi dans celles menées contre l’obligation du pass sanitaire.

La cinquième forme de régulation des conduites politiques dans les démocraties contemporaines est le respect des institutions de l’État de droit, qu’elles soient nationales (indépendance des juges, droit d’appel, sanction des exactions policières), internationales (Cour de Justice de l’Union Européenne, Tribunal Pénal International, OMS, OMC) ou multilatérales (Convention de Genève sur le statut des réfugiés, Traité de Non Prolifération des armes nucléaires, Accord de Paris sur le climat, Convention d’Istanbul contre les violences envers les femmes).

Sur ce plan, l’anomie se mesure au degré de banalisation des discours qui, en France comme ailleurs, prônent, au nom de la récupération de l’indépendance nationale, la dénonciation de ces Traités et Conventions qui ont donné force de loi à l’abandon de la violence, de l’arbitraire et de l’indignité comme modes de résolution des conflits. Toutes policées qu’elles soient, ces proclamations alimentent l’intolérance et le mépris d’autrui, en contribuant à l’indécence et l’agressivité des conversations.

Même s’il est impossible de quantifier le phénomène, on peut soutenir que les formes de régulation de l’activité politique en démocratie représentative peinent désormais à remplir leur fonction. Elles sont minées par la morgue, le cynisme ou la désinvolture des gouvernants ; et par le scepticisme, la désaffection, la suspicion ou l’apathie des gouvernés. Les manifestations du samedi contre l’obligation du pass sanitaire reflètent cette dégradation. Elles mettent en lumière le fait que les rafistolages effectués pour colmater les failles du système institutionnel de la Ve République ne parviennent plus à le maintenir à flots. Ces manifestations ne mettent donc pas en péril les institutions de la République : elles sont un autre symptôme de l’atrophie des pratiques de la démocratie dans ce système à l’agonie mais auquel personne ne semble vraiment vouloir donner le coup de grâce.


[1] Philippe Corcuff, La grande confusion, Paris, Textuel, 2020.

[2] Ulysse Rabaté, « Politique de la dépolitisation », AOC, 1.7.2021.

[3] Emile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, 2007 (1895).

[4] Igor Martinache et Fréderic Sawicki (dir.), La fin des partis, Paris, PUF, 2020.

[5] Albert Ogien, Politique de l’activisme, Essai sur les mouvements citoyens, Paris, PUF, 2021.

[6] Une éventualité discutée par Hélène Landemore, Open Democracy, Princeton, Princeton University Press, 2020.

[7] Philip Pettit, « Depolitizing Democracy », Ratio Juris, 7 (1), 2004.

Albert Ogien

Sociologue, Directeur de recherche au CNRS – CEMS

Mots-clés

Covid-19Vaccins

Notes

[1] Philippe Corcuff, La grande confusion, Paris, Textuel, 2020.

[2] Ulysse Rabaté, « Politique de la dépolitisation », AOC, 1.7.2021.

[3] Emile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Paris, PUF, 2007 (1895).

[4] Igor Martinache et Fréderic Sawicki (dir.), La fin des partis, Paris, PUF, 2020.

[5] Albert Ogien, Politique de l’activisme, Essai sur les mouvements citoyens, Paris, PUF, 2021.

[6] Une éventualité discutée par Hélène Landemore, Open Democracy, Princeton, Princeton University Press, 2020.

[7] Philip Pettit, « Depolitizing Democracy », Ratio Juris, 7 (1), 2004.