Écologie

Face à la toute-urgence écologique : la révolution verte

Économiste

À l’issue d’un été marqué par de nombreuses catastrophes (canicules, inondations et incendies d’une ampleur sans précédent), véritable révélateur de la crise climatique, et plus largement des crises écologiques, tout plaide pour une nouvelle manière d’envisager la temporalité écologique dans laquelle nous nous trouvons. Nous sommes aujourd’hui entrés dans un état de « toute-urgence », qui appelle à créer les conditions d’une véritable révolution verte.

Un été de révélations ! Apocalypse, en grec… Des canicules insoutenables, du Canada à la Sibérie, déclenchent des incendies gigantesques. Une partie de l’Allemagne et de la Belgique est ravagée par des inondations sans précédent historique. La Turquie, la Grèce, la Kabylie partent en fumée. Puis la Chine, l’Inde, le Japon, et à nouveau la Turquie, connaissent des inondations dévastatrices. Ces « évènements extrêmes » signent le basculement du climat, annoncé depuis plus de trente ans : conséquence des émissions humaines de gaz à effet de serre. Les experts du GIEC publient leur 6e rapport le 9 août. Il annonce l’accélération de ces évènements. Mais, pour la première fois depuis leur premier rapport (1990), la réalité semble dépasser leurs pronostics. Il ne s’agit plus de mettre en garde contre des évènements extrêmes dans le futur, mais de les expliquer en direct. On ne se demande plus si la Plaine du Var ou la forêt de Fontainebleau connaîtront de pareilles catastrophes, mais quand. Pour le Var : quelques jours après. Nous sommes entrés dans la toute-urgence climatique.

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Cet été d’apocalypse s’inscrit dans une catastrophe d’une immense ampleur, qui a contraint l’économie mondiale à se mettre en pause pendant un an et abandonner tous les dogmes de la rigueur monétaire et budgétaire : la pandémie de la Covid, survenue, semble-t-il, comme une de ces paniques frappant la Bourse de manière inattendue : un « cygne noir ». Et pourtant, la chronologie des avertissements est exactement la même que pour le climat. C’est en 1989 que la conférence de Washington sur les « maladies infectieuses émergentes » annonce le retour inéluctable des grandes épidémies infectieuses, conséquence de l‘érosion de la biodiversité sous l’action humaine. Nous sommes entrés dans la toute-urgence écologique.

Interrogé par un journaliste scientifique, le « chef-épidémiologiste » de la Chine rappelait qu’à côté des « cygnes noirs », il y a les « rhinocéros gris » : ils sont là, dans le salon , et on refuse de les voir. « Pour le grand public, le surgissement de la Covid est un cygne noir, concluait-il. Pour les spécialistes, c’est un rhinocéros gris. » La toute-urgence écologique était prévue depuis longtemps.

Cette « toute-urgence » appelle à un branle-bas de combat : une révolution verte. « Révolution », au sens de « la révolution néolithique », de la « révolution industrielle » ? Ou au sens de la « Révolution Française » ? C’est à penser ces notions, « toute-urgence » et « révolution », à leur temporalité, qu’appelle le présent texte.

Impératif, urgence, toute-urgence

En 1992, j’étais rapporteur pour l’Unesco d’une équipe internationale suivant la préparation et le déroulé du « Sommet de la Terre » de Rio de Janeiro, en tant que processus de négociation. Trois grandes conventions internationales étaient en préparation : sur le climat, la biodiversité et la forêt. Cette dernière fut perdue en route, sans doute parce qu’elle appelait à une action trop immédiate et concrète. La reconnaissance de la menace climatique était alors toute récente. Le débat scientifique avait eu lieu aux États-Unis, sans grandes conséquences pratiques, dans les années 1980. En 1987 paraissait le rapport Our Common Future de la Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l’ONU présidée par Mme Gro Brundtland, avec sa fameuse définition de la « soutenabilité » : satisfaire les besoins des générations présentes, à commencer par ceux des plus démunis, sans compromettre ceux des générations futures. C’est peut-être dès ce moment-là que « nous avons perdu la Terre[1] ».

Mais non, la conclusion du traité sur le climat en 1992 permettait encore de voir venir. Mon rapport était truffé du syntagme : « les générations futures ». Un consensus émergeait pour la neutralité carbone à l’horizon 2050, soixante ans plus tard. À relire le rapport du Giec 1990, c’était largement jouable, à condition de s’y mettre tout de suite, paisiblement. Tout y était déjà décrit et daté, selon un cône de scénarios entre le fil de l’eau et l’action volontariste. On savait. Des décideurs en costume trois-pièces pouvaient, entre deux whiskys, prendre les décisions qui s’imposaient pour éviter cela. Le rapport du Giec les énumérait, et déjà, secteur par secteur, on entrait dans les détails, comme dans le rapport onusien Énergie pour un monde soutenable[2]. C’était l’époque de « l’impératif écologique » : si vous voulez éviter cela, et il le faut, alors il faut faire ceci.

À l’époque, les mesures préconisées par la communauté scientifique étaient encore peu coûteuses. Les décideurs ne les ont pas prises. « L’emploi… la compétitivité… notre mode vie… ne sont pas négociables », disaient-ils. Or on ne négocie pas avec le climat, mais entre les humains. A Johannesburg, le dixième anniversaire de Rio marqua une victoire morale : on continuait d’affirmer l’impératif écologique. Mais les dogmes du modèle de développement « libéral-productiviste », stabilisé au niveau mondial dans les années 80, rendaient cet impératif inopérant. Finance et industrie capitaliste se liguèrent avec les pouvoirs publics, nationaux ou internationaux, pour « continuer comme avant ». La menace qu’ils faisaient planer sur l’écosystème terrestre n’était d’ailleurs pas encore leur fléau le plus menaçant, au regard de l’explosion des inégalités[3].

En 1997, à Kyoto, une partie de l’Humanité se décidait pourtant pour un protocole d’action contraignant. Une partie seulement : l’Union européenne, sous l’impulsion notamment de la française Dominique Voynet, membre des Verts, alors présidente du Conseil européen de l’environnement, plus quelques autres pays « développés ». Mais les plus grands pays pollueurs, USA et Chine, se tinrent à l’écart, avec le remarquable argument : « Que l’autre commence ! » En 1998, mandaté par l’OCDE pour un rapport sur le XXIe siècle, je proposais un protocole pour contourner cet argument (que l’autre commence…). Le Chief-editor de The Economist me dit en souriant « Bien sûr, c’est ce qu’il faudrait faire. Mais rassurez-vous : on n’en fera rien ». Il avait raison. Le protocole de Kyoto amorça bien le découplage européen entre les émissions européennes de gaz à effet de serre et la croissance du PIB, mais au même moment les nouveaux pays industrialisés, dont les géants d’Asie, accéléraient leur croissance sans retenue. L’accord « contraignant » de Kyoto ne fut même pas renouvelé (mais l’Union européenne continua de s’assigner des objectifs de plus en plus contraignants).

En 2006 parut le rapport Stern, commande du gouvernement britannique, premier rapport rédigé par une équipe d’économistes, non de climatologues. Il évaluait les coûts astronomiques de « continuer comme ça » et ceux bien plus modestes des « mesures pour arrêter ça ». Et il limitait la fenêtre de tir pour « arrêter ça » : d’ici 2020. Aujourd’hui l’auteur considère qu’il sous-estimait alors le risque climatique. Mais là n’est pas l’essentiel : 14 ans après Rio, ce rapport marquait clairement le passage de « l’impératif climatique » à « l’urgence climatique » : voici ce que nous devons faire ET nous n’avons plus beaucoup de temps pour le faire.

Rien n’y fit. Le « climato-scepticisme », au service d’un libéralisme économique effréné, persistait dans nombre de pays, bien sûr aux États-Unis, et même en France dans des émissions culturelles. En 2015 était signé, avec grandes orgues, l’accord de Paris. Non contraignant, il collationnait les engagements des pays à « faire quelque chose ». Et la somme de ces « quelques choses » ne permettait pas d’atteindre la cible annoncée : limiter le réchauffement aussi près que possible de +1,5° par rapport à la situation préindustrielle, en tout cas à moins de 2°, avec une « clause de revoyure ». Pour cause de Covid, la revoyure n’a pas encore eu lieu, mais aujourd’hui les révisions d’objectifs tardent à s’exprimer (sauf, encore, pour l’Union européenne), et les engagements d’alors ne sont même pas tenus. Nous approchons déjà des +1,5°, et les catastrophes annoncées sont là, avec 10 ans d’avance sur les scénarios du GIEC qui jusqu’ici évitaient de s’appesantir sur les « évènements extrêmes » et n’évoquaient que des prédictions moyennes.

Nous sommes entrés dans la « toute-urgence » climatique : « Ça y est, c’est commencé et ce qui est acquis est irréversible, maintenant nous devons nous adapter, tout en évitant une évolution encore plus grave ». Maintenant. Pas demain. Là, en septembre 2021.

En 1992, l’écologie ? C’était au nom des « générations futures » (formule encore reprise par Anne Hidalgo… le 28 août 2021 !). Les enfants nés en 2021 auraient eu des chances raisonnables de vivre jusqu’au-delà de 2110. Bien au-delà des scénarios catastrophes du GIEC. Les aînés qui prennent leur retraite aujourd’hui vivront l’enfer annoncé pour 2030-2050. Les « générations futures » sont là : c’est nous. Nous vivons une crise annoncée de longue date, qui n’est arrivée que par le passage du temps, face à l’inertie des pouvoirs et des lobbys.

Écologie et passage du temps

Pourquoi ce long rappel de la chronologie ? Parce que l’écologie entretient un rapport particulier avec le « passage du temps ». Ou du moins, un rapport différent du temps politique des réformes démocratiques ou sociales[4]. Bien sûr, il est éprouvant pour les contemporains de lutter plusieurs décennies supplémentaires pour les droits démocratiques et sociaux. Mais une fois ceux-ci conquis, il est sans importance pour les bénéficiaires qu’ils l’aient été hier ou il y a 40 ans. Il n’en est pas de même pour les menaces écologiques : la date des mesures prises contre elles est aussi importante que l’intensité de ces mesures. Le temps perdu ne s’y rattrape jamais (ou alors très lentement), car ce qui compte n’est pas le flux des dégradations, mais le stock des dégradations acquises. Je m’explique.

Pourquoi, alors qu’en 1992 on pouvait envisager paisiblement de réduire nos émissions d’un facteur 4 d’ici 2050, en serions-nous déjà à la toute-urgence climatique en 2021 ? Il y a au moins trois raisons.

La plus évidente est que ce qui n’a pas été fait reste à faire, et il est de plus en plus difficile de le faire dans les temps. Les auteurs du traité de 1992 envisageaient une inversion rapide de la courbe des émissions puis une descente régulière vers 2050. On avait une soixantaine d’années devant nous. Si l’on n’a pas inversé la tendance en 2020 (fenêtre de Stern), il ne reste plus que 30 ans : il faut aller deux fois plus vite, et l’argument « on n’y arrivera jamais », mauvaise excuse en 1992, devient un simple constat : c’est déjà largement fichu. Mais les études récentes du GIEC sur la comparaison des dégâts pour une hausse des températures de 1,5°C (déjà catastrophique) et une hausse de 2°C (insoutenable) voire 3 à 5° (inimaginables) nous font toucher du doigt que « chaque demi-degré compte ». C’est largement fichu, et il faut s’y adapter, mais ce pourra être bien pire, et il faut l’empêcher.

La seconde, plus subtile, est que l’effet de forçage radiatif (l’effet de serre) ne dépend pas du flux de gaz à effet de serre émis cette année, mais du taux de gaz à effet de serre présent dans l’atmosphère, effet des émissions depuis la révolution industrielle. Certains de ces gaz se décomposent ou sont réabsorbés par les océans et la biomasse assez rapidement. Le méthane : en 40 ans, ce qui en 1992 induisit la stratégie trompeuse qu’on avait bien le temps de s’en occuper plus tard, d’autant plus que le méthane est émis principalement par les activités agro-pastorales, majoritaires dans le Tiers-Monde, à qui, au nom de son sous-développement, on jugeait (avec raison) inéquitable de trop exiger d’emblée. Mais pour le gaz carbonique, il faut compter en moyenne 150 ans, soit à l’horizon de 6 ou 7 générations humaines. Ce qui a été émis entre 1992 et 2021 est là pour y rester, même si on « arrêtait tout » immédiatement.

La troisième raison est l’incompréhension du rapport entre climatologie et météorologie. Le climatologue énonce des propositions telles que « Pour telle concentration de CO2 dans l’atmosphère dans 20 ans, on aura une augmentation de la température globale de tant, qui augmentera la fréquence des sécheresses, des inondations, et la puissance des cyclones dans telle proportion avec telle probabilité. » Le météorologue annonce « Le dôme de chaleur sur telle région perdurera jusqu’à mardi prochain et approchera ou dépassera ce week-end les records historiques. » Les lois de la mécanique quantique (l’absorption des rayons infrarouge par certaines molécules) et de la thermodynamique (s’il fait plus chaud, on aura plus de sécheresses alternant avec des précipitations plus violentes, des cyclones pas forcément plus fréquents mais en moyenne plus puissants) permettent au climatologue de prédire la probabilité des « évènements extrêmes », qui, pour encore un certain temps, sont les seuls perceptibles. Mais ces événements extrêmes, à l’écart de la moyenne sur la « courbe en cloche » des probabilités, arrivent forcément quelque part et de plus en plus souvent, bien avant la médiane de la courbe en cloche qui se déplace avec le temps.

Encore les premiers modèles n’avaient-ils pas prévu « où ». On a progressivement compris que, pour des raisons d’albédo (la réflexion des rayons solaires par les surfaces claires), l’Arctique se réchauffait trois fois plus vite que la moyenne. L’espoir de s’adapter en migrant vers le Nord s’est évanoui pour la zone tempérée. Comme me l’écrivait cet été une collègue canadienne, Laurie Adkin, « Nous vivons dans nos propres antipodes : il fait de plus en plus chaud en montant vers le Nord ! ». En juin, à Verkhoïansk, point le plus froid de la Planète (-67,8°C, moyenne annuelle -14,7°C), il a fait +46°C. Le record de l’Algérie est 48°C… En août, il a plu à 3000 mètres d’altitude au Groenland, un des réservoirs d’eau les plus menaçants à moyen terme : on estime déjà que sa fonte est irréversible et provoquera une hausse de 7 mètres du niveau des mers.

La connaissance des effets locaux, pro et rétroactifs, du réchauffement global s’affine ainsi d’année en année, et les mauvaises nouvelles l’emportent sur les bonnes, mais du moins sa compréhension, initiée par les intuitions de Joseph Fourier et les mesures d’Arrhenius au XIXe siècle, pouvait se fonder sur une base solide. La crise de la biodiversité au contraire, longtemps limitée à la protection des espèces en danger tels que les éléphants (objets de la convention Cites), est restée, même aux yeux des botanistes et zoologistes, « le parent pauvre » de la crise écologique globale et la bataille a été perdue d’emblée. Le lien de l’épidémie de Covid avec la biodiversité reste peu perceptible pour le grand public et les médias, pour des raisons compréhensibles.

Le livre de Marie-Monique Robin, La fabrique des pandémies[5], recueillant l’avis d’une soixantaine de spécialistes, montre pourtant les progrès de l’écologie de la santé, accélérés par ce coup de tonnerre que fut la crise du sida. Schématiquement : on a pris conscience dans les années 1980 de la renaissance certaine des épidémies globales de maladies infectieuses à partir de leurs réservoirs animaux. Pour trois raisons : la dégradation par l’Homme de leurs habitats, forêts ou zones humides, les élevages intensifs à proximité des lieux d’habitation humains, lesquels se multiplient en lisière des zones sauvages du fait de la pauvreté (déforestation sauvage, camps de forestiers et de mineurs…) et la mondialisation (du tourisme, du commerce de viande, etc) . Puis on a mieux compris le lien entre les zoonoses (maladies transmises entre animaux et humains) et la chute de la biodiversité.

Un écosystème sauvage, par « effet dilution », fonctionne comme un système immunitaire collectif. Des prédateurs immunisés contrôlent les populations animales hôtes de virus ou bactéries potentiellement dangereux. La déforestation – par les mines, l’agriculture d’export et le percement de routes – détruit cet équilibre et force les hôtes-porteurs à migrer vers les zones habitées. Enfin, dans les années 2000, on a mieux compris le rôle du microbiote (flore et faune intestinales) dans notre propre système immunitaire. Ainsi fut expliquée l’histoire des Sida, Zika, Ebola, Chikungunia, Lassa, Nipah, etc., et l’annonce des « maladies X » : actuellement la Covid, mais l’émergence d’une maladie ayant la contagiosité de la Covid et la mortalité d’Ebola ne peut être exclue.

Mais cette « communauté de savoirs » est restée trop isolée de la tradition conservationniste qui imprégnait les grandes organisations internationales non-gouvernementales de protection de la nature (les « BINGO »), et même l’intergouvernementale Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN). Leur réponse spontanée (protéger les zones sauvages de l’interaction avec les humains) est restée longtemps marquée par un biais occidentalo-centriste, ignorant que les peuples autochtones vivent depuis des siècles dans ces zones méga-diverses, sans les détruire. Il n’y a pas vraiment de « forêt primaire » ; même la forêt amazonienne a été « jardinée » par des humains qui ont appris à en vivre sans dommage pour l’écosystème[6]. Ces peuples autochtones avaient pourtant tenté d’alerter la conférence de Rio : « Nous avons préservé la biodiversité au péril de nos vie… »

La conscience a depuis évolué, à l’échelon de l’Union Européenne ou de l’UICN, qui a compris que pour sauver la biodiversité il fallait lutter contre la pauvreté et respecter les droits des peuples indigènes. Mais comme pour le climat, les mesures à prendre d’urgence (lutter contre la pauvreté, éviter le fractionnement des zones humides et des forêts, arrêter la déforestation, interdire les élevages intensifs d’immenses populations d’animaux clonés, reconstituer des réserves de biodiversité et passer à l’agro-écologie) ont été ignorées. Or les délais de réalisation d’un tel programme, qui semblent instantanés (« arrêter de détruire »), sont extrêmement longs s’il s’agit de reconstruire. On peut replanter un arbre qui poussera en vingt ans, on ne reconstitue pas en moins d’un demi-siècle une forêt réellement biodiverse (et pas une plantation d’arbres pour l’industrie)…

D’autant que le changement climatique, déplaçant et désynchronisant les aires végétales et animales, vient s’en mêler. Ce fut d’ailleurs une percée du 4e Congrès de l’UICN à Barcelone (2008) : la convergence entre la lutte pour la biodiversité, contre le changement climatique et contre la pauvreté. Hélas ! le projet de protocole REDD (Réduction des émissions par déforestation et dégradation des écosystèmes) qui y fut discuté fut abandonné en tant qu’instrument légal et simplement inséré dans les « Objectifs de Développement Durable » de l’ONU, dont on sait le peu d’impact sur le capitalisme mondial et les politiques nationales.

Je n’ai choisi ces deux exemples, évènements climatiques et Covid, que du fait de l’actualité tragique de cet été 2021. Mais n’oublions jamais la multiplicité des crises écologiques, avec leurs deux nœuds majeurs : le nœud « énergie-climat » (avec la fausse solution du nucléaire) et la crise « alimentation-santé », qui se nouent entre eux de façon infiniment complexe, au sein de la crise mondiale du libéral-productivisme. Les menaces principales sur l’Humanité résultant du système agro-alimentaire mondial ne sont même pas les maladies infectieuses émergentes, mais tout bêtement la malbouffe au Nord, avec son cortège de diabètes et de cancers, et la famine au sud (un enfant de moins de 15 ans meurt de faim toutes les 5 secondes). De même, la crise énergie-climat a d’autres aspects, tels que les microparticules issues des combustions – principalement, en France, de celle du diesel : 67000 morts par an en France, soit davantage, chaque deux années, que la Covid jusqu’en août 2021 !

Ce dernier exemple est typique du « coût du retard ». Invité par le Premier ministre L. Jospin à présenter un rapport sur les écotaxes, en 1998, je pris précisément cet exemple et préconisai un effacement en trois ans de la sous-taxation du diesel, un tiers des recettes devant être restituées aux ménages modestes. On m’opposa un contre-rapport : le caractère nocif des microparticules n’était pas prouvé ! À l’époque, une faible part du parc automobile était diésélisé et les voitures d’occasion roulaient à l’essence : la sortie rapide du diesel ne posait pas de problème social. Une vingtaine d’années plus tard, l’Union européenne, exaspérée, menaçait la France de sanctions si elle ne rétablissait pas la qualité de son air. Les métropoles instituèrent des « Zones à Faibles Émissions » pour interdire rapidement le diesel. Mais les ménages modestes n’ont plus d’alternative : le parc des voitures est très majoritairement diéselisé… et celui des voitures d’occasion aussi.

Ainsi les pouvoirs qui se sont succédés, en France particulièrement, répétant avec ironie : « L’écologie est une chose trop sérieuse pour être laissée aux écologistes », tels les vaniteux généraux de 1940, les Weygand et les Gamelin[7], ont failli à protéger la population, se réfugiant dans le déni des crises écologiques, puis en différant les solutions jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Aujourd’hui les catastrophes sont là. « C’est très dur », conclut mélancoliquement P. Ibisch, l’un des savants interrogés par Marie-Monique Robin. « Je suis optimiste dans ma vie privée, mais je ne sais comment préparer mes enfants au monde de souffrances qui se profile. » Nous ne pouvons plus compter sur les élites qui ont failli. Il nous faut une révolution verte.

Une Révolution solidaire, pacifique, démocratique et joyeuse

Le mot « révolution » fait peur. Il porte deux sens, assez différents : un changement socio-économique et culturel radical, telles les révolutions néolithique et industrielle, ou un changement politique brutal, telles les Révolution Française et auparavant hollandaise, anglaise, américaine, ou la Révolution d’Octobre : dans ce dernier sens elle semble s’opposer à « réforme ».[8] En réalité, tout changement profond commence nécessairement par des innovations que l’on peut souvent dater (pour la révolution industrielle, faut-il choisir l’invention de la machine à vapeur par Watt ?), et suppose, pour prendre son essor, des changements dans l’organisation politique. À l’inverse, praticiens et historiens des révolutions politiques, Marx comme Tocqueville, Gramsci comme Mao Zedong, savent bien que la révolution politique n’est qu’une étape dans la révolution socio-économique qui en offre, depuis des décennies, les bases culturelles, et exige d’un nouveau pouvoir son accélération.

La révolution verte relèvera ainsi du « réformisme radical ». Elle a déjà commencé. Oui, malgré ses puissants adversaires, on peut encore sauver une vie décente sur notre planète. Ne cédons pas à la panique, regardons la crise en face, adoptons des solutions. Elles existent, les écologistes les proposent depuis 50 ans. Disons, pour la France : depuis la campagne présidentielle de René Dumont (1973), dans le monde depuis la conférence de Stockholm (1972) et le rapport du Club de Rome Les Limites à la croissance. Déjà les Verts les mettent en œuvre dans des villes, des régions, des États.

Il s’agit, avec résolution, de généraliser ces expériences à toute la France, à l’Europe, à toute la planète. Il faut que les populations y adhèrent, y participent. Et aussi que les électrices et électeurs confient à des écologistes la responsabilité de les animer. Car la crise écologique ne nous attendra pas : il est tout-urgent de mobiliser la puissance publique pour accélérer la transition écologique, à chaque étage possible. Chaque pas compte, sa date aussi. La révolution verte sera un processus politico-culturel diversifié, capillaire et ininterrompu de réformes radicales, si minces soient-elles.

La minceur même des critiques contre les nouvelles municipalités écologistes françaises est significative. Poitiers ? La maire écologiste a commis le crime de réduire la subvention à un aéroclub. Hannibal ad portas ! Il ne faut pas briser les rêves d’enfant : voler. Certes, mais il existe des stages de parapente, des films de tourisme aérien en 3D, et se diffuse aujourd’hui la « honte de prendre l’avion ». Va-t-on subventionner les entreprises de tourisme spatial de MM. Musk, Branson et Bezos, pour que quelques milliardaires se payent le luxe de trouer l’atmosphère, dépensant en un clin d’œil le bilan carbone d’un petit État pour contempler une vue dont nous abreuvent documentaires et films catastrophes ?

Bordeaux ? La nouvelle municipalité entreprend de planter des forêts urbaines. Et du coup, ô horreur, ne songe pas à ficher un sapin coupé sur la place de la mairie pour Noël. Nous sommes 29,2 millions de ménages, des millions d’entreprises, des dizaines de milliers de collectivités locales, qui ont en effet l’étrange coutume de raser en décembre une forêt de 30 millions de sapins, saignant à blanc les coteaux du Morvan, pour les abandonner sur les trottoirs en janvier afin de les brûler dans les incinérateurs, anéantissant ainsi des années de travail de plantations pour sauver le climat. Cherchez l’erreur. Ne vaut-il pas mieux disposer d’un bel arbre vivant devant la mairie (dans ma ville : un cèdre magnifique), le décorer à Noël, et inviter les services (et les enfants) à construire et décorer des sapins de Noël en contreplaqué à base de copeaux et de colle végétale ?

La Révolution verte propose une conversion de nos coutumes, de notre mode vie, de nos industries, de nos systèmes agricoles, et oui, de nos rêves. Elle sera solidaire, pacifique, démocratique et joyeuse.

Solidaire, car l’humanité est Une, et fait corps avec les autres vivants. D’ailleurs, si nous ne compensons pas, pour les plus démunis, le coût de cette conversion, ils n’y adhéreront pas et même se révolteront contre elle, comme l’a montré la crise des Gilets jaunes. Nous participons tous aux mêmes mauvaises habitudes qui ont déstabilisé la planète, mais seuls en sont responsables les lobbys qui nous ont vendu ces habitudes pour en tirer profit, les politiciens qui les ont encouragés sous le prétexte fallacieux de l’emploi et de la compétitivité. Sortir de ce modèle ne doit pas réduire au chômage et à la misère ceux qui en sont à la fois les victimes et les complices contraints. La Révolution verte sera solidaire ou ne sera pas.

Pacifique, car la violence et la brutalité ne peuvent qu’aggraver les crises, rajouter la guerre à la guerre. La révolution verte n’est pas la prise du Palais d’Hiver. Et qu’on ne nous dise pas que « le système ne voudra jamais », qu’« il n’y a pas de capitalisme vert », comme s’il fallait donner tout le pouvoir aux conseils ouvriers AVANT de s’occuper du climat. Avec de pareils raisonnements, la classe ouvrière végéterait encore dans la misère du XIXe siècle. Marx lui-même, dont se réclame un tel dandysme, n’a-t-il pas écrit que le capitalisme s’est développé « dans les pores de la société féodale » ? Que le prolétariat serait la plus malheureuse des classes historiques si elle renonçait à lutter pour ses moyens d’existence dans le cadre même du capitalisme ? La sortie du libéralisme et du productivisme devra se trouver des alliés, et rallier des « neutres », et oui, dans un cadre qui restera longtemps capitaliste… avant qu’il ait suffisamment changé pour qu’on lui trouve un autre nom (mode de production écologiste ?) Ne tombons pas dans le réalisme du concept, Pierre Abélard a depuis longtemps réfuté cette fantasmagorie ! Il n’y a pas de muraille de Chine entre ce que nous appelons rétrospectivement « modes de production ». Il n’y a que des rythmes qui s’accélèrent, sous la pression sociale et politique, quand « ceux d’en haut ne peuvent plus gouverner comme avant ».

Oui, les classes dirigeantes sont aujourd’hui divisées entre, d’une part, le maintien du modèle actuel, économiquement libéral, politiquement de plus en plus autoritaire et nationaliste (comme Poutine et les dirigeant européens qui s’alignent sur lui) et, d’autre part, la réforme vers un capitalisme plus vert, plus organisé, grâce aux merveilles annoncées de la technique, par un surcroit d’artificialisation du monde[9]. C’est le choix du président Biden, rendu possible par la mobilisation intersectionnelle des groupes dominés lors des dernières élections américaines, mais aussi grâce à l’abandon des dogmes libéraux par les autorités monétaires face à la crise de la Covid.

Le vent tourne, et nous ne pouvons qu’approuver chaque pas dans le sens de la diminution de la menace. Mais ne croyons pas que la finance, les industries anciennes fondées sur le pétrole, le nucléaire et l’automobile rendront les armes devant la toute-urgence écologique. Les optimistes ont voulu le croire après la crise de 2008 et n’ont pu que constater la capitulation du président Obama devant la finance, la rugosité des élites allemandes face à la crise de la dette en Europe du Sud, l’échec du Grenelle de l’Environnement de N. Sarkozy et de la Conférence du même nom de F. Hollande.

Les libéraux « progressistes » nous racontent que le capitalisme va s’adapter et réaliser la transition verte, que nous pouvons dormir sur nos deux oreilles ? Oui, les choses bougent et tant mieux, les marchés s’adaptent en partie et tant mieux, les plans Biden et le Green deal européen, c’est un pas en avant. Mais il ne s’agit encore que de projets, d’autres annoncent déjà le retour de l’austérité pour payer la dette Covid, et tous les lobbys sont arc-boutés pour vider de contenu les projets de la Commission Van der Leyen. Et d’abord l’actuel Président de la République Française, dont les députés n’ont retenu que 13% des propositions de la Convention citoyenne sur le climat qu’il avait lui-même convoquée, dont la politique environnementale vient d’être épinglée par la Cour des Comptes et trois fois condamnée par le Conseil d’État pour sa passivité face à la toute-urgence climatique et la dégradation de la qualité de l’air.

La révolution verte sera pacifique, elle n’en sera pas moins un combat qui demandera la mobilisation de toutes les femmes et hommes de bonne volonté contre les forces d’inertie et les manœuvres de l’ancien monde. Et on voit bien que ces alliés de circonstance contre le productivisme national-autoritaire que sont les partisans d’un Green deal technologique divergeront tôt ou tard de la Révolution verte sur des points décisifs. En premier lieu, justement : la solidarité, le repartage du pouvoir et de la richesse, des bénéfices d’une révolution technique « décarbonée ».

Significativement, Pascal Canfin, caution écologiste du Président Macron et de sa liste Renaissance au Parlement européen (il fut un bon pédagogue vert), qui vantait dans un article du Monde les progrès de la régulation de la finance et de la fiscalité des firmes mondialisées (y compris le maigre taux plancher de taxation des multinationales à 15 %, qui deviendra aussitôt le taux plafond de référence), semble soutenir le Green deal de la Commission Van den Leyen[10]. Mais il oublie tout simplement la redistribution sociale, et s’abstient de soutenir les élus démocrates américains, qui proposent un plan social de 3500 milliards, trois fois plus important que le plan de financement des infrastructures vertes (1200 milliards)…

Démocratique, la Révolution Verte impliquera des changements pour chacun d’entre nous, auxquels devra adhérer une large majorité, éclairée par le débat. La Convention pour le climat a montré qu’une fois que les tenants et les aboutissants leur sont expliqués, toute Française, tout Français peut proposer des solutions efficaces et y adhérer. Et le Président Macron et ses élus ont montré ce que vaut leur « écologie sans filtre »… mais avec tous les jokers des lobbys.

Joyeuse sera enfin la Révolution verte, si nous savons accompagner la reconversion des activité écologiquement condamnées, si nous faisons un grand pas dans la solidarité et le partage. Car les efforts demandés seront fondés sur l’espoir et l’enthousiasme. Ce n’est pas la Révolution verte qui nous demande des « sacrifices », c’est le libéralisme et le productivisme qui nous ont imposé de sacrifier la douceur du climat et le bonheur des repas. Ce n’est pas l’écologie qui est punitive, ce n’est pas la nature qui se venge, c’est le libéral-productivisme qui nous punit, par un torrent de catastrophes, de l’avoir écouté. Nous ne faisons pas la guerre au climat, mais la guerre pour sauver le climat, en se serrant les coudes, en échangeant des idées de solution, en inventant de nouveaux plaisirs, et d’abord le plaisir d’être ensemble, de se mobiliser pour le Bien commun. Moins de biens matériels, plus de liens entre nous.

Une économie au service de la transition verte

Bien sûr, cela passe par une révolution des techniques de production, par la création de « bio-régions urbaines[11] » et la généralisation de l’agro-écologie, par une réforme profonde des mécanismes de solidarité, par une démocratisation profonde de la prise de décision (politique et économique), par un changement de nos consommations. Nous rêvons d’un monde où chacun jouira de plaisirs sans autres limites que la possibilité qu’ils soient partagés par toutes et tous, de génération en génération. Cette Révolution verte ne se fera pas en un jour, c’est pourquoi on parle de « transition ». Pierre-Marie Aubert évalue par exemple à 10 ans le délai nécessaire à la conversion de l’agriculture européenne vers l’agro-écologie[12].

Cela supposera la liberté d’entreprendre, d’offrir des solutions nouvelles, que ne peut prévoir aucune planification, mais qu’elle devra néanmoins orienter. Il y aura encore une large place pour l’innovation et le marché, mais encadré par des plans et des règles. Il y aura donc des entreprises, que la loi et les conventions collectives orienteront vers le partage des bienfaits de l’innovation. Partage des moyens de vivre jusqu’à la fin du mois, de voir venir l’avenir, mais partage surtout du temps de travail, pour que toutes et tous puissent avoir un emploi, pour que toutes et tous aient du temps pour eux-mêmes et les êtres qu’ils aiment.

Mais la crise de la Covid nous l’a rappelé s’il en était besoin (et apparemment il en était bien besoin !) nous aurons aussi à reconstruire de grands services publics, non soumis au marché  : éducation, santé, production rationnelle et soutenable de l’énergie, de l’eau potable, recherche scientifique, communications…

Ces services publics seront-ils tous de grandes entreprises ou agences nationales ? Non, car là encore l’innovation sociale et la solidarité jaillies de la société civile seront les principaux moteurs de la Révolution verte. L’économie sociale et solidaire, associations et coopératives, offre un cadre majeur pour la transition verte. Déjà, elle emploie plus de 10% (équivalent temps-plein) du salariat français, et c’est le seul secteur créateur d’emplois depuis la crise de 2008. Déjà, Enercoop offre une électricité dénucléarisée, déjà Railcoop va relancer la ligne Bordeaux-Lyon abandonnée par la SNCF, avec le soutien des collectivités locales traversées, des cheminots écœurés par la casse de leur service public. Ces organisations seront soutenues par la puissance publique à la mesure des services qu’elles rendent à la communauté, financées par les indemnités de chômage et le coût des pollutions qu’elles suppriment.

Car – on l’a souvent dit, mais il faut sans doute le répéter : la Révolution écologiste est massivement créatrice d’emplois. Donc, puisque le PIB ne mesure au fond que la quantité de travail marchand ou salarié, utile ou inutile, écologique ou destructeur, le PIB augmentera ! Cessons de palabrer sur « croissance ou décroissance » sans jamais préciser « croissance de quoi ? décroissance de quoi ? » Il faudra faire croître ce qui émancipe les femmes et les hommes, faire décroître ce qui saccage la planète. Notre Titanic n’en est plus à virer de bord au dernier moment pour éviter l’iceberg : ça y est, on a la proue bien enfoncée dedans, c’est le branle-bas de combat pour mettre les canots à la mer, et déjà s’adapter au cadre nouveau qu’est l’iceberg. Croit-on que les forêts à replanter pour rafraîchir nos villes, que les immeubles à isoler thermiquement, que les nouveaux modes de transport s’installeront tout seuls ?

Évidence macroéconomique : pour économiser le facteur « Nature », le nouveau modèle économique sera plus intensif en « Travail », comme un oiseau doit battre des ailes pour se faire plus léger sur la Terre. C’est une évaluation des modèles économétriques multi-sectoriels appliqués aux scénarios de transition « de bas en haut », comme les scénarios Négawatt, qui le confirment. Au tournant de 2010, à partir de ces scénarios raisonnables, à techniques déjà connues, pour « décarboner » notre économie tout en sortant du risque nucléaire (en ne prolongeant pas la vie de nos centrales au-delà de ce qui était initialement prévu) les économistes de l’OFCE et le CIRED, rejoignant le rapport Stern , ont évalué autour de 1 million le nombre d’emplois créés dix ans plus tard[13]. Comment cela ? Principalement dans l’isolation thermique du cadre bâti, le développement massif des transports en commun, l’installation d’énergies renouvelables remplaçant les méga-centrales automatisées, la reconversion de l’agriculture vers le « bio ». Le Président élu en 2012, F. Hollande, n’en a rien fait… et n’est pas parvenu à « inverser la courbe du chômage ».

Ce n’est certes pas suffisant pour proposer à toutes et tous un emploi : il faudra aussi faire croître à nouveau le temps libre, partager le travail et les richesses. Comment dégager ce temps libre ? En revenant sur le recul de l’âge de la retraite ? En diminuant la durée annuelle du travail ? En panachant les deux ? Collectivement ? Individuellement ? Avec une compensation salariale jusqu’à quel niveau ? Autant de « grain à moudre » pour la négociation sociale.

De même demande-t-on souvent aux écologistes : « Comment vous, qui vous préoccupez de la fin du monde, prenez-vous en compte ceux qui ont des problèmes de fin de mois ? »[14] D’abord, nous ne nous préoccupons pas de la « fin du monde » (il survivra des milliards d’années à l’extinction de l’Humanité !) mais de la fin de nos vies : comment vivre le plus longtemps possible, en bonne santé et dans un environnement agréable ? Combien, parmi les 65 000 victimes annuelles des microparticules du diesel, n’ont pas pesté de leur vivant contre « les écolos et leurs règlements », combien, lorsqu’un chirurgien a dû leur ôter un poumon, n’ont pas murmuré « Mais si on m’avait dit… » ? Alors répétons-le : économiser sur la pollution, c’est prolonger sa propre vie et jouir d’autres consommations, moins polluantes. Deux exemples parmi tant d’autres : l’énergie et la nourriture.

Isoler son logement, passer au chauffage urbain basé sur la géothermie ou le solaire, prendre les transports en commun et le vélo au lieu de sa voiture, c’est autant d’économisé pour autres choses, sans doute plus créatrices d’emplois, à condition que des mécanismes judicieux répercutent les économies de chauffage en baisse des charges… La difficulté est évidemment que l’isolation est coûteuse, que les transports en communs n’existent pas partout et que le vélo n’est pas accessible à tout âge sur toutes les pentes…. ce qui justifie l’investissement et les incitations publiques.

Passer à la nourriture bio, au contraire, reste généralement à la charge intégrale du ménage… sauf en ce qui concerne les déjeuners des enfants, où les cantines scolaires, par le volume et la régularité de leurs commandes, seront un puissant levier de la reconversion générale de notre agriculture vers le bio. À son tour, celle-ci, en améliorant la santé générale, et à prix constant des repas si elle s’accompagne d’une réduction de la consommation de viande (réduction nécessaire pour bien d’autres raisons, du respect de l’animal au souci de sa propre santé, en passant par la réduction des émissions de gaz à effet de serre), entraînera de nouvelles économies, et pour les ménages et pour la sécurité sociale.

L’écologie n’est jamais « plus chère », elle offre même un « treizième mois » pour les ménages. C’est la transition d’un modèle à l’autre qui est chère, et qui exige l’intervention publique, comme toutes les transitions rapides, telle la mobilisation générale face à une attaque ennemie. Le productivisme, à travers la toute-urgence écologique, prend désormais la figure d’une attaque ennemie, et cette transition d’extrême-urgence appelle l’intervention massive de l’État. Ce qu’on appelle parfois le « moment Pearl Harbour », qui a transformé en quelques mois l’économie américaine.

Un État pour protéger, planifier, inciter et sanctionner

On le voit : par la législation sociale et environnementale, par la construction d’infrastructures de la transition écologique, l’État (européen, national et local) garde une importance décisive aux côtés des initiatives de la société civile.

D’abord pour protéger. Le Président sortant s’est un jour mis en scène en bras de chemise, vitupérant : « On donne aux pauvres un pognon de dingue et ils ne s’en sortent pas ! ». Monstrueuse attaque contre la solidarité nationale ! D’abord les aides publiques reçues par les plus démunis (RSA, allocation aux adultes handicapés, retraite non contributive) sont bien en-dessous de ce que cet homme considérerait comme un minimum vital pour son propre compte, et leur masse ne fait que mesurer le nombre des bénéficiaires. Et, si l’on ne voit pas comment les handicapés et les retraités pauvres pourraient « s’en sortir » , les bénéficiaires du RSA s’en sortent pour la plupart sans se clochardiser, précisément grâce au RSA, filet pour rebondir, en moins de deux ans en moyenne. Le revenu garanti, en tant que principe, a fait un nouveau bond en avant à la faveur de la Covid. Cessons d’en discuter abstraitement, bouchons les trous dans la raquette, à commencer par les 18-25 ans : le droit à l’existence est le plus universel des droits humains.

De même, les études citées plus haut, qui parlent d’un million d’emplois écologistes, soulignent qu’il s’agit de création « nette ». Des emplois actuels disparaîtront, 1 million de plus seront créés : l’enjeu est de protéger les travailleurs concernés, de les former tout au long de cette reconversion.

Ensuite planifier. Pour innover et investir dans la transition écologique, les entreprises, privées ou associatives, ont besoin d’un horizon : savoir quand, de toutes façons, tel objectif deviendra la norme obligatoire, savoir que ce qui revient à l’investissement public sera bien en place à ce moment. « Une ardente obligation » disait Charles de Gaulle, « un anti-hasard » disait Pierre Massé, parlant des plans français des années 50-60, qui avaient certes de tout autres objectifs[15] : la (re)construction d’un modèle productiviste. Des plans comme l’Union européenne en vote chaque année, certes trop modestes, y compris le Green Deal de la commission Van der Leyen. Mais des plans de plus en plus cohérents et contraignants. Non par un fantasme de toute puissance de la bureaucratie, mais sous la pression de la toute-urgence écologique.

Contraignant, cela veut dire que si les objectifs sont fixés en date et quantité, c’est encore à la puissance publique d’aider à leur réalisation. Inciter, aider, tel est le troisième impératif qu’impose à l’État la toute-urgence écologique : à l’impossible nul n’est tenu, ni les ménages ni les entreprises à court de moyens. Ce qui sera demain obligatoire doit être aidé dès aujourd’hui. Avec quel argent ? La toute-urgence épidémique nous l’a montré : dès l’instant qu’une monnaie a cours légal, l’émission monétaire, en suscitant une demande et une offre réelles, a une réelle efficacité et ne se perd pas en inflation. C’est ce que les économistes appelaient « seigneuriage réel » avant d’être étouffés par les dogmes monétaristes. Les écologistes proposent une pérennisation de ce mécanisme, mais avec une claire orientation écologiste. A l’avenir, seule une agence européenne orientée vers la transition écologique, sous le contrôle du Parlement européen, telle la Banque européenne d’investissement, pourra bénéficier de ces prêts gratuits de la Banque centrale européenne.

C’est à la date fixée par le plan que se posera la question des « irréductibles », ces entreprises qui ne voudront pas comprendre que le temps joue contre l’Humanité, ces riches qui refuseront d’ajuster leur consommation. Et qu’on ne parle pas d’« écologie punitive » : laisse-t-on sans sanction répandre de l’arsenic dans les rivières ? La vertu, disait Montesquieu, est le principe du gouvernement démocratique. Mais je n’ai pas la naïveté de penser que 100 % des humains sont vertueux… Ce qui est « punitif », et fort injustement, ce sont les dommages infligés aux humains par la pollution.

La France, le local, le global

Nous avons peu de temps. Plus le temps d’éviter un réchauffement significatif de la planète. Mais encore le temps d’éviter le pire. Depuis des années on nous répète « C’est vrai, l’écologie c’est important, mais plus tard ». Non, c’est maintenant, et de toute urgence. Plus aucune décision publique ne doit être prise dans l’ignorance de cet objectif. Justement parce que ça prendra du temps, il faut commencer maintenant. Et comme les crises sont déjà là, il faut en même temps s’adapter au changement. Certaines mesures, heureusement, permettent dans le même mouvement de s’adapter au réchauffement et de renforcer la santé des populations, tout en ralentissant le réchauffement et en défendant la biodiversité. Ce n’est pas le cas des climatiseurs, c’est le cas des plantations d’arbres, de l’agro-écologie… Tous les choix seront éminemment politiques.

Dans quel cadre ? Bien sûr, les actions « radicales » (allant à la racine des problèmes ) sont nécessairement globales, même si on les met en œuvre localement. La pollution n’a pas de frontière, l’effet de serre et les virus encore moins. Mais la décision publique est encore très largement nationale. C’est à l’échelle nationale que l’on adhère ou pas à un Accord International sur l’Environnement. Et c’est à l’échelle locale qu’on met en œuvre des mesures aux conséquences globales, que l’on se préserve des catastrophes dont la cause est globale. Comme le remarque l’ingénieur, paysan et député vert européen Benoît Biteau, pousser le maïs irrigué par des bassines en lisière du marais Poitevin, ce n’est pas seulement compromettre le marais et les huîtres d’Oléron : le modèle maïs-soja détruit aussi l’Amazonie !

Nous sommes à la veille d’une élection présidentielle française, qui sera suivie d’élections législatives, pour lesquelles il faudra aussi une majorité à direction écologiste. Le niveau de l’État français, face à la crise écologique globale, est très important, à un double titre : de grandes décisions se prennent à ce niveau pour atténuer la responsabilité de la France dans crise écologique mondiale, et pour protéger le peuple de France contre la dérive climatique qui aura lieu de toutes façons, car la réduction des émissions de la France ne pèsera pas beaucoup si les mastodontes de la pollution ne réduisent pas la leur précipitamment. C’est dire que la France, l’État français, se trouve à l’articulation de deux espaces décisifs : le local et le global. C’est à l’échelle locale que s’appliquera, se mettra en œuvre la révolution verte, comme le font déjà tant de municipalités, notamment celles à direction verte. Mais c’est à l’échelle globale que l’Humanité prendra, ou ne prendra pas, les grandes décisions collectives pour se sauver elle-même et sauver les conditions actuelles de vie sur la Planète.

Quelle sont les chances d’une majorité écologiste en France ? Les sondages sont actuellement pessimistes. Les tendances productivistes et autoritaires, plaçant la délinquance associée à l’immigration au premier rang de leur agenda, représentées par le tandem Marine Le Pen – Emmanuel Macron, semblent inexpugnables, si ce n’est qu’elles sont érodées par des candidatures peu différentes, de LR ou de Éric Zemmour, ce qui laisse un « trou de souris » à une candidature écologiste pour l’élection présidentielle. Les écologistes ne sont pourtant pas isolés : la gauche, au sens du XXe siècle, s’écologise à pas comptés. Si l’unité pour la présidentielle semble fort compromise, la possibilité d’un accord pour les élections législatives reste ouverte, et la constitution de la Ve République est après tout parlementaire, comme l’ont prouvé deux « cohabitations ». Et surtout, à 8 mois de ces élections, la « majorité culturelle » semble basculer vers l’écologie.

Après le désastre de 2017, qui vit le Parti socialiste, contrôlant tous les pouvoirs depuis 2012, balayé pour ses multiples manquements, les forces progressistes françaises se sont retrouvées dans la situation de 1958, discréditées par le molletisme. Mais dès les élections européennes de 2019 (seules élections françaises où la participation augmente), Yannick Jadot, animant la « belle équipe » de la liste EELV et régionaliste, a rassemblé deux fois plus de voix que les listes du PS ou de La France Insoumise. En 2020, les listes conduites par des écologistes emportèrent les mairies des plus grandes métropoles : Lyon, Marseille, Strasbourg, Bordeaux (et presque Lille), des villes moyennes (Besançon, Poitiers), et quantité de petites villes, bourgs et villages (comme la Verte Claire Masson à Auray). En 2021, une énorme abstention permit à tous les présidents sortants de conserver leurs régions. Mais partout où la droite était au pouvoir, électrices et électeurs choisirent, au premier tour, une direction verte pour tenter la « reconquête » par la gauche au second tour. À l’heure où j’écris, un sondage Ipsos place à nouveau Y. Jadot, même pas encore investi par les écologistes, en tête des candidats putatifs de gauche, à 11%. En septembre 2018, il était à 6%, moins de la moitié de son score final…

La France que Y. Jadot (ou tout autre candidat.e choisi.e par les écologistes) présiderait aura un rôle moteur dans les négociations internationales, d’autant que Yannick Jadot est venu à l’écologie, comme René Dumont, « par » l’international : coopération au Burkina et au Bangladesh, puis Solagral, Greenpeace et enfin le Parlement européen. Mais il n’existe pas, pas encore, de République universelle telle que la rêvaient Victor Hugo et Montéhus. Il n’existe qu’un seul ensemble de peuples qui ait à la fois un poids mondial et une organisation collective en voie de se démocratiser : l’Union européenne. Il est dur d’y faire avancer les choses, mais c’est encore là que les choses avancent le plus vite, bien plus vite qu’en France, toujours à la traîne quand il s’agit d’appliquer les décisions écologistes de l’Europe.

Oui, « c’est là que ça se passe ». La Révolution verte sera une révolution européenne. L’Europe est restée, dans les noires années 2010, le relatif môle de résistance d’un « modèle social » partout ailleurs remis en cause. Elle reste un môle de résistance de la démocratie contre les vagues d’illibéralisme, de démocratures qui l’assaillent au Sud et à l’Est et cherchent à la ronger, en jouant justement sur les conséquences désastreuses du libéralisme économique. On peut espérer que cette année verra un large succès de l’écologie en Allemagne, pour relancer, avec la France, le rêve européen, avant de relancer le rêve mondialiste de Victor Hugo et de Jean Jaurès. Un rêve, au fond, que toute l’Humanité a dans la tête, et qu’il lui suffit de connaître et de vouloir pour le posséder réellement. Mais il est plus tard qu’elle ne le pense.


[1] N. Rich, Perdre la Terre. Une histoire de notre temps, Seuil, 2019.

[2] Goldemberg et al., La Documentation française, 1990.

[3] Attention : L’âge productiviste, analysé par Serge Audier (La Découverte, 2019) a connu une variété de modèles de développements, plus ou moins libéraux ou dirigistes. Les modèles fordiste (1945-1980) et soviétique (responsable des deux plus grandes catastrophes écologiques du XXe siècle : la mer d’Aral et Tchernobyl) n’étaient pas spécialement libéraux. Le modèle libéral-productiviste se stabilise dans les années 80 puis absorbe le bloc « communiste » dans les années 90, il entre en crise en 2008. Voir son analyse dans mon livre Green Deal. La crise du modèle libéral-productiviste et la réponse écologiste, La découverte, 2012.

[4] http://lipietz.net/Le-reformisme-radical-de-l-ecologie-politique

[5] La Découverte, 2021

[6] JF Molino, M. Mestre, G. Odonne, « L’Amazonie, jardin des Amérindiens », La Recherche, n° spécial La Biodiversité en péril, Décembre 2019.

[7] « La guerre au virus tourne à la débâcle de 40 », article d’Alain Lipietz publié sur AOC media le 14 avril 2020

[8] Rosa Luxemburg, Réforme sociale ou révolution, 1899.

[9] « Ouvrir la brèche : politique du monde post-carbone », article de Pierre Charbonnier publié sur Le Grand Continent le 14 juin 2021.

[10]> « Il est essentiel de consolider ce nouvel âge progressiste de la mondialisation », tribune de Pascal Canfin publiée dans Le Monde le 15 juin 2021.

[11] Thierry Paquot, Mesure et démesure des villes, CNRS éditions, 2020.

[12] « En dix ans, on peut changer notre modèle agricole », La Recherche, Juin 2020. Malheureusement, la majorité libérale/socialiste du Parlement européen élu ce même mois ne l’entend pas de cette oreille : encore 5 années de perdues.

[13] « -30% de CO2 = 684 000 emplois. L’équation gagnante pour la France », étude de Philippe Quirion pour le WWF France, novembre 2018.

Voir aussi : Perrier, Q., Quirion, P, La transition énergétique est-elle favorable aux branches à fort contenu en emploi ? Une approche input-output pour la France (2017).

Gaël Callonnec et d’autres, appliquant un modèle économétrique OFCE-Ademe, sur un scénario pour 2020 écologiquement un peu plus ambitieux, obtiennent 1,1 million d’emplois : « Presentation of the Three-Me Model », 2011, OFCE Working paper n°10.

[14] Comment ceux qui luttent pour la planète prennent-ils en compte les personnes qui attendent avec inquiétude la fin du mois ?, Alain Lipietz (2020).

[15] La planification française a-t-elle encore un avenir ?, Alain Lipietz, Dominique Voynet (1996)

Alain Lipietz

Économiste, Ancien député européen (Vert)

Mots-clés

Climat

Notes

[1] N. Rich, Perdre la Terre. Une histoire de notre temps, Seuil, 2019.

[2] Goldemberg et al., La Documentation française, 1990.

[3] Attention : L’âge productiviste, analysé par Serge Audier (La Découverte, 2019) a connu une variété de modèles de développements, plus ou moins libéraux ou dirigistes. Les modèles fordiste (1945-1980) et soviétique (responsable des deux plus grandes catastrophes écologiques du XXe siècle : la mer d’Aral et Tchernobyl) n’étaient pas spécialement libéraux. Le modèle libéral-productiviste se stabilise dans les années 80 puis absorbe le bloc « communiste » dans les années 90, il entre en crise en 2008. Voir son analyse dans mon livre Green Deal. La crise du modèle libéral-productiviste et la réponse écologiste, La découverte, 2012.

[4] http://lipietz.net/Le-reformisme-radical-de-l-ecologie-politique

[5] La Découverte, 2021

[6] JF Molino, M. Mestre, G. Odonne, « L’Amazonie, jardin des Amérindiens », La Recherche, n° spécial La Biodiversité en péril, Décembre 2019.

[7] « La guerre au virus tourne à la débâcle de 40 », article d’Alain Lipietz publié sur AOC media le 14 avril 2020

[8] Rosa Luxemburg, Réforme sociale ou révolution, 1899.

[9] « Ouvrir la brèche : politique du monde post-carbone », article de Pierre Charbonnier publié sur Le Grand Continent le 14 juin 2021.

[10]> « Il est essentiel de consolider ce nouvel âge progressiste de la mondialisation », tribune de Pascal Canfin publiée dans Le Monde le 15 juin 2021.

[11] Thierry Paquot, Mesure et démesure des villes, CNRS éditions, 2020.

[12] « En dix ans, on peut changer notre modèle agricole », La Recherche, Juin 2020. Malheureusement, la majorité libérale/socialiste du Parlement européen élu ce même mois ne l’entend pas de cette oreille : encore 5 années de perdues.

[13] « -30% de CO2 = 684 000 emplois. L’équation gagnante pour la France », étude de Philippe Quirion pour le WWF France, novembre 2018.

Voir aussi : Perrier, Q., Quirion, P, La transition énergétique est-elle favorable aux branches à fort contenu en emploi ? Une approche input-output pour la France (2017).

Gaël Callonnec et d’autres, appliquant un modèle économétrique OFCE-Ademe, sur un scénario pour 2020 écologiquement un peu plus ambitieux, obtiennent 1,1 million d’emplois : « Presentation of the Three-Me Model », 2011, OFCE Working paper n°10.

[14] Comment ceux qui luttent pour la planète prennent-ils en compte les personnes qui attendent avec inquiétude la fin du mois ?, Alain Lipietz (2020).

[15] La planification française a-t-elle encore un avenir ?, Alain Lipietz, Dominique Voynet (1996)