« France 2030 » : Macron ou les illusions modernes
Emmanuel Macron a donc lancé il y a quelques jours le plan « France 2030 » qui, si l’on en croit le site de l’Élysée, a vocation à être : « la réponse aux grands défis de notre temps, en particulier la transition écologique, à travers un plan d’investissement massif pour faire émerger les futurs champions technologiques de demain et accompagner les transitions de nos secteurs d’excellence, automobile, aéronautique ou encore espace » ; en d’autres termes : « le progrès mis au service de l’humanisme ». Rien de moins. Et tous ses partisans de reprendre en chœur le refrain qu’ils nous avaient chanté en 2017, celui du président incarnant le dynamisme, l’espoir et la modernité…
Oublions la forme de ce discours de près de deux heures d’une aisance surjouée (dans laquelle désormais bon nombre de nos concitoyens ne voient plus que la marque de l’arrogance) où, main dans la poche, le président de la République a distribué les milliards : 30 au total.
Passons également sur le fait que ces milliards sont en réalité essentiellement fictifs puisque leur éventuel versement relève des gouvernements qui seront issus des prochaines élections et – que l’on sache – Emmanuel Macron n’est pas encore réélu. On peut estimer que, pour 2022, entre 3 et 4 milliards seulement pourront être effectivement décaissés.
Notons, par ailleurs, qu’ils ne sont pas encore inscrits dans le projet de loi de finances (PLF) présenté aux parlementaires et en discussion actuellement à l’Assemblée nationale. Ils rejoindront donc ainsi les nombreux autres milliards généreusement distribués depuis quelques mois par notre président « pas encore candidat ». Ce qui, au passage, risque donc de ne pas calmer la colère du Haut conseil aux finances publiques qui, face à ce budget à trous, a déclaré, dans un avis d’une exceptionnelle violence, « regrette[r] ces conditions de saisine qui ne lui permettent pas de rendre un avis pleinement éclairé sur les prévisions de finances publiques pour 2022 ». Une démocratie moderne pourrait-elle se passer de la bonne information des citoyens et de leurs représentants élus, ainsi que du débat parlementaire ?
Passons aussi sur le fait que nous sommes un peu perdus sous ce vol de milliards qui, de plan d’investissement – 57 milliards au début du quinquennat – en plan de relance – 100 milliards en septembre 2020 – faisant suite aux différents programmes d’investissement d’avenir, sont supposés tomber sur notre économie, sans que l’on ne sache jamais réellement ce qu’il en est.
Difficile donc de dire ce qui, dans ces 30 milliards, relève de sommes réellement nouvelles ou d’un simple recyclage de promesses déjà faites. Difficile aussi de voir comment ces sommes s’articulent avec le plan de relance européen. Ce qui soulève d’ailleurs la question plus fondamentale du périmètre de la souveraineté et de la compétitivité ici visée : nationale ou européenne ?
Rien n’est tranché et l’ambiguïté reste totale, Emmanuel Macron alternant en permanence dans son discours entre les grandes déclarations pro-européennes et la sémantique d’un souverainisme national étroit, porté par le registre de la « lucidité » face à la concurrence. Quant à imaginer que ce nouveau plan viendrait s’appuyer sur une évaluation précise des plans précédents, tant dans leur réalisation effective que dans leur efficacité, le président a beau tweeter que « le rêve est possible », visiblement il ne faut pas exagérer tout de même… Pourtant, une démocratie moderne peut-elle exister sans la transparence et l’évaluation des décisions publiques ?
Passons encore sur le flou dans lequel le président de la République est resté quant à la « gouvernance » d’un tel dispositif. Flou qui du coup affecte également la manière dont ces investissements s’articuleront, voire susciteront des investissements privés. Il nous parle bien sûr d’« effet de levier », mais les forces de ce dernier restent à dessiner. Et les louanges adressées au jury international des investissements d’avenir – objet pourtant de multiples et violentes critiques dans le secteur de la recherche et de l’enseignement supérieur – ne sont pas pour nous rassurer.
Par ailleurs, il a beau avoir à plusieurs reprises affirmé que ce plan était le résultat d’un travail « collectif », l’opacité la plus totale demeure ici. Face aux pressions multiples qui se sont exercées en coulisse, l’arbitrage ultime aura été rendu par le président : le choix du prince, donc.
Pourtant certaines options, en particulier dans le domaine de l’énergie, engagent durablement l’avenir. La décision qu’il prend ici de relancer le nucléaire, notamment via le développement des Small modular reactor (SMR), ces mini-réacteurs d’une puissance dix fois inférieure à celle d’un réacteur classique aurait dû faire l’objet d’un large débat public – et ce quoi qu’on en pense sur le fond.
Les choix que nous avons à faire concernant l’énergie, étant donnée l’ampleur des enjeux – à la fois écologiques, économiques, en termes d’emplois et d’indépendance – sont des sujets bien trop sérieux pour être laissés à un seul homme. Il fallait en débattre pendant la campagne qui vient. Une démocratie moderne l’imposait.
Le plus grave est ailleurs.
Il est tout d’abord dans le fait que si, comme l’expliquait le président de la République lui-même, « innovation de rupture, innovation technologique et industrialisation » sont étroitement liées et forment un « continuum », rien de tout cela n’est possible sans une recherche forte. Y compris fondamentale (élément qui, faut-il le préciser, n’épuise pas, loin s’en faut, les arguments en faveur d’un soutien accru à cette dernière).
Or, comme Emmanuel Macron le reconnaît lui-même lorsqu’il dresse le tableau des forces et des faiblesses de notre pays, l’une de ces dernières (c’est même la première qu’il mentionne) est notre « sous-investissement dans l’éducation, la formation, l’enseignement supérieur et la recherche ». Nous sommes heureuse de lui entendre dire[1] !
Et ravie de le voir même capable d’auto-critique, puisque contrairement aux exercices réguliers d’auto-satisfaction de sa ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche[2], il admet concernant la recherche que « même si la loi de programmation [LPR] est un début de réparation… si nous restons à ce rythme, nous ne rattraperons pas notre retard et nous nous laisserons distancer. »[3] Oui, effectivement, si l’on regarde les dynamiques en termes d’ « effort de recherche » (c’est-à-dire la part de dépense intérieure consacrée à la recherche et au développement – à la DIRD – dans le produit intérieur brut), le principal indicateur dans les comparaisons internationales, nous sommes et resterons très loin du compte pour retrouver la place qui devrait être la nôtre et qui le fut par le passé[4].
Une autre trajectoire était non seulement nécessaire mais possible ; nous l’avons réclamée en vain[5]. Et nous ne saurions que trop lui recommander de poursuivre dans cette direction de lucidité. Il pourrait alors admettre que cette loi correspond elle aussi essentiellement à des promesses faites pour ses successeurs et qui en réalité ne les engagent en rien, et, plus grave encore, qu’une analyse sérieuse des derniers exercices budgétaires montrent qu’en tenant compte de l’inflation, de l’évolution de la masse salariale, du renchérissement des équipements scientifiques, de la vétusté indigne de bien des bâtiments, sans parler, dans les universités, de l’accroissement du nombre d’étudiants, la situation financière réelle des établissements s’aggrave.
Et ne revenons pas sur les multiples difficultés posées par les modalités de financement de la recherche publique par appel à projets qui ont été systématisées depuis une décennie, portées par la conviction idéologique que « l’excellence » viendra de la mise en concurrence systématique et de la concentration des financements sur les « meilleurs ».
La réalité est que la France décroche et qu’elle continue à le faire. C’est vrai pour le financement de R&D public comme privé, ce dernier bénéficiant pourtant avec le crédit impôt recherche (CIR) d’un accompagnement aussi puissant en milliards d’euros (c’est même le dispositif le plus généreux des aides fiscales des pays de l’OCDE[6]) qu’inefficace[7].
Ce quinquennat aura été un quinquennat perdu pour l’enseignement supérieur et la recherche.
Si bien des acteurs de la recherche et de l’enseignement supérieur alertent depuis des années, des décennies maintenant, et si la cause paraît enfin entendue – l’absence de production de vaccin contre la Covid-19 ayant joué comme un électrochoc – aucune conséquence politique n’en est pourtant tirée.
Concernant l’enseignement supérieur, élément central dans le dispositif national de formation, la gravité de la situation et le manque d’ambition de ce gouvernement – comme, il faut bien le dire, des précédents – se mesure simplement par la baisse dramatique et continue des financements par étudiant qui n’a d’égale sur la dernière décennie que l’effondrement des recrutements des jeunes chercheurs et universitaires : une multiplication et une division par deux[8] !
Là encore, les derniers exercices budgétaires ne corrigent rien. Ce quinquennat aura été un quinquennat perdu pour le secteur. La seule annonce faite par le président de la République mardi concerne la formation, pour laquelle il « promet » 2,5 milliards. Mais là encore le flou le plus total règne et laisse penser que le temps pourrait bien venir effacer ces promesses comme il l’a fait pour tant d’autres[9].
Si l’on veut parler « compétitivité », il s’agit là d’une erreur majeure. Un rapport récent de France Stratégie n’indiquait-il pas que depuis les années 1970, « le ralentissement de la progression du niveau de formation initiale des nouvelles générations semble expliquer 59 % du ralentissement tendanciel de la productivité en France sur l’ensemble de la période » ? Peut-on prétendre incarner la modernité en sacrifiant en réalité le savoir, la connaissance, la recherche, les sciences et la formation ?
Pour saisir la seconde série de problèmes majeurs posés par le plan présenté par Emmanuel Macron mardi, repartons de l’analyse qu’il a lui-même présentée en introduction de son intervention. Il y dissertait longuement sur les « grands défis planétaires » qui caractérisent l’époque. Laissons de côté le deuxième, le défi démographique, qui mériterait d’être traité en soi, pour nous concentrer sur les deux autres : le défi climatique et environnemental et celui des inégalités croissantes.
Tant la présentation qu’il en donne que les conclusions qu’il en tire pourraient laisser entendre qu’enfin, il a compris. Qu’enfin il écoute ceux qui alertent depuis des décennies désormais. N’affirme-t-il pas en effet que le premier défi, celui du climat et de l’environnement, « nous conduit à complètement repenser nos modes d’organisation collective » ? Et il développe, enfonçant le clou, en mentionnant explicitement nos modes de production, en particulier d’énergie, de consommation, de déplacements et d’alimentation. On croit s’entendre[10]…
Oui, ce défi nous impose une « grande transformation » de nos modes de production, de consommation et d’une grande partie de nos modes de vie et – osons le terme – elle doit être « radicale ». Mais comme toujours chez Emmanuel Macron, il y a les mots, et puis il y a les actes. Et là, le mirage se dissipe. Comment prétendre prendre au sérieux ce défi quand c’est pour finalement retomber dans un productivisme étroit ?
L’objectif central qu’il assigne à ce plan est en effet de nous permettre de « retrouver le cycle vertueux – innover, produire, exporter – et ainsi financer notre modèle social ». Il est même plus précis encore : « Il nous faut un pays qui produise davantage. Un pays qui doit continuer de faire des réformes pour produire plus et produire davantage. »
Pour Emmanuel Macron, « il y a aujourd’hui un déficit de croissance potentielle, un déficit public, un déficit du commerce extérieur : ce triple déficit se nourrit depuis des décennies » et « [l]a clé pour y répondre, c’est d’avoir une stratégie macroéconomique d’innovation industrielle ». La gravité, l’urgence et l’ampleur des questions écologiques n’appellent-elles pas ici plus de prudence ?
Sans même aborder la question générale de la croissance qui mérite, tant que la preuve du découplage n’a pas été apportée, à tout le moins une position « agnostique », peut-on accepter de continuer à faire de la croissance industrielle en général l’objectif essentiel de notre politique macro-économique ? N’est-il pas temps d’enfin prendre en compte d’autres indicateurs, plus à même de nous guider vers une société à la fois plus juste et plus écologique ?
Certes, une politique industrielle ambitieuse – tant pour des raisons de transition écologique et de relocalisation de la production, que de souveraineté sur certains biens comme la pandémie l’a montré, mais aussi d’emplois – est indispensable aujourd’hui, mais elle doit désormais s’inscrire intégralement dans les contraintes de la transition écologique. « Il faut accélérer, faire en sorte que chaque euro de dépense publique multiplie les bénéfices en matière de climat, d’emploi, de qualité de l’air », comme le disait récemment la co-présidente du GIEC, Valérie Delmotte-Masson. On pourrait tenter de se rassurer en se disant que les dix filières industrielles qu’Emmanuel Macron se propose ici de développer ont été choisies parce qu’elles permettent toutes la transition écologique. Mais malheureusement il n’en est rien.
Par ailleurs, la place majeure qu’il donne ici aux innovations technologiques a pu conduire certains à penser qu’il retombait dans les vieilles illusions prométhéennes selon lesquelles les avancées technologiques seraient les conditions nécessaires et suffisantes de tout progrès humain. Or, on le sait, et les scientifiques du GIEC nous le disent, si le progrès technique est nécessaire pour permettre la transition, il n’est nullement suffisant[11].
Ce plan s’inscrit dans une politique économique notoirement insuffisante pour permettre la transition écologique.
Il le disait lui-même, c’est une « transformation de nos modes d’organisation » qui s’impose. Toutefois, admettons qu’il n’en soit rien et qu’il ne tombe pas dans de telles illusions et que seul l’objet qu’il se donne ici explique de tels accents. Il n’en reste pas moins que ce plan s’inscrit dans une politique économique notoirement insuffisante pour permettre la transition, notamment en termes d’investissement publics.
Si l’on en croit Xavier Timbeau, directeur de l’Observatoire français des conjonctures économiques, « Au total, ce sont sept points d’investissement qui doivent être redirigés vers la neutralité carbone, chaque année, en maintenant cet effort au-delà de 2050[12]. » Nous en sommes malheureusement très loin.
Le manque d’ambition dans le soutien aux politiques de rénovation thermique des bâtiments publics et des logements individuel, ou dans le ferroviaire et les mobilités douces, ou encore dans la transformation de notre agriculture, pour ne prendre que trois exemples, est d’autant plus impardonnable que ce gouvernement ne renonce pas à soutenir des activités nocives pour le climat et ne conditionne même pas ses aides à des objectifs sérieux de transition. Un président moderne ne devrait pas faire ça.
Enfin que dire du défi des « inégalités croissantes », « qu’il ne faut pas négliger », de cette « explosion des déséquilibres, en particulier dans nos économies » ? « Quelque chose s’est enrayé dans notre système économique » poursuit-il, actant même « un dérèglement de l’organisation économique mondiale ». Il y voit deux causes : celle de l’ « hyper-financiarisation » et celle de l’accélération des technologies numériques et de la digitalisation. Encore un effort et il nous parlera de la nécessaire remise en cause d’un « capitalisme financiarisé prédateur »…
Pourtant, ce constat établit, vous l’avez deviné, les conclusions qu’il en tire ne vont pas dans cette direction. Aucune interrogation sur le partage primaire de la valeur, pas plus sur l’accroissement vertigineux des écarts de salaires, ni sur la hiérarchie de ces derniers, ni sur la précarisation de l’emploi et ses conséquences en termes de revenus.
Aucune remise en cause de notre système fiscal ; et ce, alors même qu’il devait probablement déjà avoir la primeur du rapport du Comité d’évaluation des réformes de la fiscalité du capital, publié deux jours après par France Stratégie, et venant définitivement enterrer l’idée du « ruissellement » qui avait pourtant prévalu à sa réforme de l’ISF et à l’introduction de la « flat-tax » (ou PFU – Prélèvement forfaitaire unique de 30 %). Rien de tout cela. Il persiste en revanche dans la même obsession qui depuis le début est la marque de son quinquennat : notre « modèle social » nous coûte « un pognon de dingue » !
Alors bien sûr, les termes sont désormais plus policés mais l’idée est bien la même : « notre système produit des inégalités de plus en plus vite » et « notre modèle social qui corrige les inégalités » ne suit plus car nous ne produisons pas assez. Produire plus, c’est alors mécaniquement plus de travail et moins de dépense de « réparation » (il ne parle pas d’« assistanat », mais on comprend l’idée…). La boucle est bouclée. Circulez ! Ou plus exactement « Accélérez ! ». Alors même qu’il vient de le dire, le système dysfonctionne.
En outre, faut-il lui rappeler que notre modèle social repose aussi sur des choix de « socialisation » de certaines activités, notamment dans des services publics puissants ? Et qu’il serait d’ailleurs bien que lorsque l’on se penche sur le « poids » de ce modèle social et des dépenses publiques, on ne l’oublie pas, et que l’on compare donc des choses comparables, au lieu de reprendre de manière obsessionnelle le refrain « la France, championne des dépenses publiques » ?
Sur cette base, le débat pourrait alors s’ouvrir et nous attendons impatiemment la démonstration de la moindre efficacité de ce choix de socialisation… Faut-il également lui rappeler que les services publics ne sont pas seulement des « coûts » qui « pèsent » sur notre système économique « productif » (entendez alors ici « privé ») mais qu’ils génèrent également de la valeur ajoutée ?
Selon l’INSEE, en 2018, la valeur ajoutée créée par les « services principalement non marchands » (éducation, santé, action sociale et administration) représentait ainsi pas loin de deux fois celle créée par les « Industries manufacturière, extractives et autres »[13].
Un président moderne ne devrait-il pas aujourd’hui repenser le rôle de l’État et de la puissance publique, réaffirmer les choix de socialisation qui ont été faits dans l’intérêt général[14] et agir pour que les services publics puissent à nouveaux fonctionner correctement après des décennies de « new public management » et de sous-financement ?
Comment prétendre être encore « moderne » si nous ne créons pas en permanence les conditions de l’égalité, tant formelle, juridique et politique que matérielle et sociale, conditions de l’universalité et de la liberté ?