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Décriée, la constitution tunisienne mérite qu’on la défende

Journaliste

Amnesty International a signalé cette semaine une hausse inquiétante de la répression à l’encontre de citoyens tunisiens, persécutés ces derniers mois pour avoir publiquement critiqué le président Kaïs Saïed. Dans son offensive autocratique, le chef de l’État – qui s’est arrogé le droit de gouverner par décret – s’attaque à l’un des acquis décisifs de la transition politique : la constitution, ratifiée en 2014. Fruit d’un compromis historique à l’issue d’un long débat impliquant activement la société civile, le texte constitutionnel ne manque pourtant pas d’atouts et attend encore d’être mis en pratique.

Où va la Tunisie ? Cette question, écrite mille fois depuis dix ans par les observateurs et journalistes intéressés par le sort de ce pays, demeure hélas plus que jamais d’actualité. Un gouvernement a certes été nommé. Une première ministre le dirige. Mais le cap, lui, demeure inconnu.[1]

Ces jours-ci, c’était au tour de l’ONG tunisienne indépendante I Watch, connue pour son précieux travail sur la corruption, de tenter d’éclaircir la période actuelle par une expérience originale : une évaluation des promesses du président Kaïs Saïed. Les a-t-il tenues ? A-t-il trompé les Tunisien-nes ? Le résultat est éclairant : selon I Watch, Kaïs Saïed a tenu « 6 % » de ses promesses, contre 44 % de promesses non réalisées. 22 % demeurent « non mesurable » et 28 % sont en cours de réalisation[2].

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Aussi limité qu’il soit, ce baromètre Saïed – c’est le nom de cette expertise chiffrée des deux premières années de la gouvernance du président tunisien Kaïs Saïed – a le mérite d’inscrire dans une certaine objectivité le grand flou qui entoure la gestion actuelle du président, et son projet politique. Et n’en déplaise à Kaïs Saïed, ce ne sont pas les « puissances étrangères » qui le disent, mais bien une ONG indépendante, pure produit d’une société civile tunisienne vivace quoiqu’ignorée jusque-là par le président.

S’il ne tient que modérément ses promesses, Kaïs Saïed a résolument noyé – du moins depuis son coup d’État du 25 juillet 2021 – son grand projet pour la Tunisie dans des discours abscons dont il est mal aisé de dégager une feuille de route. Seule certitude, son aversion pour le parlement, et plus encore, pour la constitution, qu’il a commencé à rendre caduque en s’arrogeant les pleins pouvoir. Le 22 septembre, un communiqué de la présidence a ainsi posé que « les textes à caractère législatif seront promulgués sous forme de décrets signés par le président de la République ». Le décret 117 du 22 septembre 2021 précise en outre que « les décrets présidentiels ne sont pas susceptibles de recours » !

« Les constitutions ne sont pas éternelles », juge le président tunisien. Certes, mais elles ont le mérite de fixer un cap. Jusqu’ici, la Tunisie disposait d’un cadre constitutionnel à la fois équilibré et progressiste, construit de haute lutte et qui la distinguait de tous les autres pays de la région. Un texte dont le contenu et la genèse tranchait avec la polarisation politique qui subsiste en Tunisie depuis 2011.

Résultat d’un compromis entre le parti musulman Ennahdha, partisan d’un régime parlementaire, et le reste des forces politiques représentées à l’Assemblée nationale constituante élue en 2011, le régime politique mixte actuel est inscrit dans la constitution. Il conférait au chef du gouvernement l’essentiel des pouvoirs législatifs. Beaucoup de Tunisiens reprochent aujourd’hui à ce régime la paralysie du système politique actuel.

Mais peut-on mettre raisonnablement sur le dos de la constitution la faillite des responsables tunisiens à s’entendre pour faire passer depuis 2014 l’intérêt général devant leur intérêt particulier ? Quand la loi n’est pas appliquée, faut-il blâmer le législateur, ou la législation ?

Si elle n’est pas exempte de contradictions, la constitution tunisienne jette les bases d’un État fonctionnel au service des citoyens.

Les mérites du texte du 2014 sont nombreux. Tout comme les « instances constitutionnelles indépendantes » dont elle impose la mise en place (cf. l’article 125), la constitution tunisienne actuelle a pour but de protéger le pays des errements de sa classe politique, des lobbies et pressions diverses. Organisée en 10 chapitres et 149 articles, la constitution pose notamment que « les citoyens et les citoyennes sont égaux en droits et devoirs », et qu’ils « sont égaux devant la loi sans discrimination aucune ». Elle prévoit que l’État tunisien « garantit la protection du droit des femmes » et œuvre « à la réalisation de la parité dans les assemblées élues ». Les articles 22 et 46 posent de manière explicite cette égalité entre hommes et femmes ainsi que le principe de parité.

Le texte mentionne en outre la révolution tunisienne, et insiste à plusieurs reprise sur le caractère démocratique de l’État tunisien. Contrairement à celle adoptée en Égypte à la même époque, il ne fait en revanche par référence à la charia. L’article 42 est un modèle du genre, et raisonne d’une manière toute particulière dans notre début de siècle troublé. Il énonce que « le droit à la Culture est garanti », tout comme « la liberté de création. » Il pose que « l’État encourage la création culturelle et soutient la culture nationale dans son enracinement et sa diversité et son renouveau en ce qui consacre les valeurs de la tolérance et le rejet de la violence, l’ouverture sur les différentes cultures et le dialogue entre les civilisations. L’État protège le patrimoine culturel et garantit le droit des générations futures. »

Enfin, si elle n’est pas exempte de contradictions, la constitution jette les bases d’un État fonctionnel au service des citoyens. Elle mentionne des dispositions précises en matière de décentralisation, mais aussi de régulation des médias ou de réforme judiciaire. Sur le thème de la décentralisation, cher au président de la république actuel et qui fut très présent dans les revendications des révolutionnaires, la constitution est explicite. L’article 131 pose que « le pouvoir local est fondé sur la décentralisation. »

L’article 133 précise de son côté le mode d’élection de ce pouvoir local, organisé en municipalités, régions et départements. « Les collectivités locales sont dirigées par des conseils élus. Les conseils municipaux et régionaux sont élus au suffrage universel, libre, secret et direct, intègre et transparent. Les conseils départementaux sont élus par les membres des conseils municipaux et régionaux. La loi électorale garantit la représentativité de la jeunesse dans les conseils des collectivités locales. »

Si l’inspiration européenne de ces deux articles ont pu faire grincer quelques dents, ceux-ci ont par la suite été largement ignorés par les gouvernements tunisiens successifs, au risque de laisser subsister les potentats locaux hérités de l’ancien régime.

Quoiqu’imparfait, le texte de 2014 constitue aujourd’hui encore un formidable outil pour la classe politique tunisienne si elle voulait véritablement s’en servir et mettre en œuvre ses dispositions. Du fait de l’absence regrettable d’une haute cour constitutionnelle dont la mise en place est prévue par le texte, les tunisien-ne-s ne peuvent compter sur un organe de ce type – comme, dans une certaine mesure, au Brésil – pour les défendre d’un retour à l’autoritarisme. De fait, dans le contexte d’un parlement suspendu par Saïed, il n’est pas inutile de relire l’article 101 qui remettait entre les mains de la « cour constitutionnelle » la capacité de trancher « les conflits de compétences entre le Président de la République et le Chef du gouvernement. »

Le rôle d’un représentant politique est d’éclairer, non de surfer sur les craintes d’une population fatiguée par les renoncements successifs de leurs représentants politique. En cela, Kaïs Saïed a déjà failli à sa mission.

Alors même qu’il avait promis de veiller au respect de la constitution lors de sa prise de fonction, le président tunisien a choisi de placer le texte actuel sous tutelle. Pour le réformer ? Comment, selon quels principes, quelle équité, quelle légitimité, quelle vision, et dans quel but ?

Là encore, il n’est pas inutile de citer texte actuel, en l’occurrence son article 49, selon lequel : « La loi fixe les modalités relatives aux droits et aux libertés qui sont garantis dans cette constitution ainsi que les conditions de leur exercice sans porter atteinte à leur essence. Ces moyens de contrôle ne sont mis en place que par le nécessité que demande un État civil démocratique et pour protéger les droits des tiers ou pour des raisons de sécurité publique, de défense nationale, de santé publique ou de morale et avec le respect de la proportionnalité et de la nécessité de ces contrôles. Les instances judiciaires veillent à la protection des droits et des libertés de toute violation. »

S’il demeure perfectible, le texte de 2014 n’a surtout pas encore été mis en pratique. Seul, Kaïs Saïed fera-t-il mieux que ce compromis historique entre toutes les forces de la Tunisie ? Poser la question, c’est hélas, déjà y répondre.


[1] NDLR : Voir à ce sujet un autre article de Pierre Puchot, publié dans nos colonnes le 20 septembre, « En Tunisie, après le message, le messager ? »

[2] Le rapport complet est accessible en ligne (en arabe).

Pierre Puchot

Journaliste, spécialiste du Moyen-Orient

Notes

[1] NDLR : Voir à ce sujet un autre article de Pierre Puchot, publié dans nos colonnes le 20 septembre, « En Tunisie, après le message, le messager ? »

[2] Le rapport complet est accessible en ligne (en arabe).