Rediffusion

Métaphysique de L’Anomalie

Philosophe

Goncourt 2020, le dernier roman d’Hervé Le Tellier s’articule autour de « l’anomalie » qui se produit lors d’un vol Paris-New York en mars 2021 et qui scelle le destin des passagers présents à son bord. Suite à un grave événement météorologique qui manque de briser l’avion en deux, chacun des personnages de l’histoire se trouve dédoublé et peut interagir avec l’autre version de lui-même. Mais quelle métaphysique du temps et de l’identité personnelle cette intrigue implique-t-elle ? Rediffusion du 8 octobre 2021

Avertissement : ce texte est autosuffisant et peut être lu sans connaissance préalable du roman d’Hervé Le Tellier, L’Anomalie (Gallimard, 2020), qui a reçu le prix Goncourt, une récompense pleinement méritée. Cependant, les lignes qui suivent en disent trop sur le contenu du livre pour ne pas « divulgâcher » le plaisir de la première fois.

Cette remarque vaut aussi pour les autres œuvres, littéraires et cinématographiques, que je mobilise.

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1.

On demandait à Jorge Luis Borges, le grand écrivain et poète argentin, de parler de lui-même. Déjà complètement aveugle, sa principale activité littéraire consistait à se livrer à des entrevues de ce genre. Avec lassitude, il répondit : « Comment voulez-vous que je vous parle de moi-même ? Je ne sais rien de moi-même. Je ne connais même pas la date de ma propre mort[1]. »

Se projeter vers et dans l’avenir semble être une faculté réservée à l’être humain. Nous n’y réussissons que modérément, comme en témoigne le cimetière des prévisions qui se sont révélées fausses dans tous les domaines, individuel, social et collectif, de nos vies. Mais cela ne nous décourage pas. « Pourquoi est-il si important de prévoir l’avenir ? », demandait un magazine à l’approche de l’an 2000, considéré (à tort) comme l’entrée dans le troisième millénaire. La réponse majoritaire fut : « pour le changer ».

Dans notre conception habituelle du temps, cette réponse est un non-sens. Il n’y a rien que je puisse faire avant le moment futur tel que, si je le fais, l’avenir en sera modifié. L’avenir est l’intégrale de tout ce qui s’est passé avant et, en particulier, de ce que j’ai fait avant. Il n’est pas moins inaltérable que le passé.

Nul fatalisme ici, car il reste vrai que l’avenir serait différent si j’avais agi autrement. Comme le précise celui qui fut sans doute le plus grand métaphysicien du vingtième siècle, l’Américain David K. Lewis (1941-2001), « la différence que nous introduisons dans le monde se situe entre le possible qui s’actualise et les possibles qui restent non actualisés, et non pas entre des actualités successives[2] ».

La métaphysique ne peut être que fictive et il est normal que la fiction, qu’elle soit littéraire ou cinématographique, s’en empare.

Le roman d’Hervé Le Tellier (désormais HLT) joue avec des idées difficiles de ce type. Je ne vais le considérer que de ce seul point de vue, celui de la logique et de la métaphysique. De nombreuses critiques en sont parues, presque toutes très élogieuses, et l’accueil du public a été enthousiaste. Que viennent faire ici des vaticinations abstruses, entends-je déjà dire. Il s’agit de littérature, après tout ! Je l’accorde tout à fait. Mais ici aussi, il va s’agir principalement de littérature. HLT n’est pas le premier écrivain à se complaire dans les vertiges de la métaphysique et il est intéressant de comparer le traitement qu’il en donne à des œuvres que le temps a consacrées. Après tout, la métaphysique ne peut être que fictive et il est normal que la fiction, qu’elle soit littéraire ou cinématographique, s’en empare.

Deux œuvres principalement vont retenir mon attention. L’une est un joyau de Borges. L’autre, anglaise, est moins connue du public français et c’est par elle que je commencerai.

2.

J’ai découvert à Londres la pièce de théâtre de J. B. Priestley, An inspector calls[3], l’année même où le film d’Hitchcock, Vertigo, a bouleversé ma vie. Adolescent, ma connaissance de l’anglais n’était pas suffisante pour me permettre d’accéder pleinement au sens de la pièce et à son retournement final, sa « catastrophe », mais je fus suffisamment intrigué pour me précipiter sur le texte. Depuis, j’ai revu plusieurs fois ce petit chef-d’œuvre et en sors chaque fois pris de vertiges. C’est ce même sentiment que j’ai éprouvé à la lecture de L’Anomalie.

John Boynton Priestley (1894-1984), ce touche-à-tout des lettres anglaises, tour à tour romancier, dramaturge, journaliste, essayiste, avait une passion : le temps, ses tours et ses retours, sa forme en spirale. Sa pièce la plus connue se nomme Time and the Conways (1937). Celle dont je parle ici date de 1946 et reflète ses préoccupations social-libérales qui devaient le mener à participer à la rédaction du rapport Beveridge, pièce maîtresse de la formation de l’État-Providence.

Nous sommes à la veille de la Première Guerre mondiale, chez les Birling. Lui est un industriel fortuné, sa femme une grande bourgeoise et leurs deux enfants, Sheila et Eric, sont l’un et l’autre âgés d’une vingtaine d’années. On célèbre les fiançailles de Sheila et de Gerald, le fils, également présent, du principal concurrent de Birling, un aristocrate. Le dîner est en train de s’achever.

L’alcool a beaucoup coulé et les propos que tiennent Birling et son futur gendre, libres des contraintes qui pèsent ordinairement sur les échanges entre personnes qui se croient bien élevées, empestent le capitalisme le plus nauséabond. On sonne à la porte : un inspecteur de police se présente à cette heure incongrue, disant s’appeler Goole. Il vient recueillir des informations au sujet d’une jeune femme qui est morte il y a deux heures à l’hôpital local.

Elle y avait été transportée dans l’après-midi après avoir absorbé une dose massive d’un désinfectant puissant. Aucune des personnes présentes ne se sent concernée par cet incident qui touche une inconnue. L’inspecteur se livre alors à une enquête impitoyable, interrogeant tour à tour, devant les autres, les cinq convives. Il en ressort que non seulement chacun a connu la victime, mais qu’ils ont contribué successivement à son désespoir et à son suicide.

Le patron Berling l’a fait licencier de son usine parce qu’elle avait fait grève, Sheila l’a fait renvoyer du travail qu’elle avait trouvé en remplacement dans un accès de jalousie provoqué par sa beauté, Gerald en a fait sa maîtresse avant de la renvoyer comme une malpropre, Mme Birling lui a refusé, alors qu’elle était à la rue, l’aide de l’organisation caritative qu’elle présidait pour des motifs ridicules et, pour couronner le tout, le fils de la maison, Eric, l’a rendue enceinte avant de la laisser à son tour. Ce sont autant de cinglantes leçons politiques et morales que l’inspecteur inflige à chaque fois, en insistant sur le caractère irréversible de la conséquence de ces actes : la mort d’une innocente.

Sur ce, l’inspecteur prend congé. Entre les protagonistes commence un règlement de comptes nauséabond. Ceux qui détiennent le pouvoir et l’argent, Berling, son épouse et Gerald, tout en s’attristant du décès de cette femme déclinent toute responsabilité. Il est temps de passer à autre chose. Les enfants, Sheila surtout, ne l’entendent pas de cette oreille. Un coup de théâtre survient, qui donne l’avantage aux premiers. Il s’avère que nul n’a entendu parler d’un inspecteur Goole au poste de police et qu’aucune jeune femme n’est morte d’avoir absorbé un désinfectant puissant à l’hôpital local.

Berling : « Allons, Sheila, ne prend pas ces airs. Tout est fini maintenant. »

Sheila : « Le pire ne s’est pas produit. Mais vous oubliez quelque chose que moi je ne puis oublier. Tout ce que nous avons dit ce soir s’est vraiment produit. La chance a voulu que cette histoire ne se termine pas tragiquement. Mais cela aurait pu être le cas. »

Berling : « On nous a bien eus, c’est tout. »

Sheila : « Selon vous, donc, rien ne s’est réellement passé. Il n’y a donc rien que nous devions regretter, il n’y a rien que nous devions apprendre. »

Soudain, le téléphone sonne et c’est comme une vrille qui transperce les cœurs. Berling répond. Il raccroche et dit aux autres :

Berling : « C’était la police. Une jeune femme vient juste de mourir sur le chemin de l’hôpital. Elle avait absorbé un désinfectant quelconque. Et un inspecteur de police est en marche pour nous rejoindre et… nous poser quelques questions[4]. »

Le rideau tombe lentement sur des individus tétanisés.

3.

Il y a deux manières pour le passé et l’avenir de se rencontrer. La plus commune, c’est lorsque le passé se présente devant l’avenir, plus ou moins spontanément, parfois fortement sollicité par l’avenir. La remémoration et le travail ardu qu’elle peut requérir en est un exemple mais il y a des cas plus pathologiques. L’un des deux romans posthumes que Henry James a laissés, The Sense of the past, illustre cette aspiration morbide par le passé. C’est une des sources de Vertigo. Dans le film d’Hitchcock, les deux protagonistes tentent de recréer un passé qui, en vérité, n’a jamais eu lieu, car la femme, Madeleine, est un leurre, un personnage inexistant. C’est une fiction dans cette fiction qui s’appelle Vertigo. Lorsque Madeleine « meurt », il devient vrai non seulement qu’elle n’existe plus, mais qu’elle n’aura jamais existé. La répétition du passé est en fait une pure création, qui ne peut mener qu’à l’échec[5].

Dans la pièce de J. B. Priestley, c’est au contraire l’avenir qui se répète. La première occurrence, c’est la toute fin du drame. La mort de la jeune fille vient de se produire et un véritable inspecteur est en chemin pour interroger la famille Berling. L’essentiel de la pièce est la répétition de ce qui est encore à venir. Répétition au sens ordinaire, et c’est un paradoxe ; ou répétition au sens théâtral de ce qui précède l’acte. C’est ici l’avenir qui se donne à voir au passé. L’inspecteur Goole est le double fantomatique de l’inspecteur qui se présentera une heure plus tard.

Comme le mathématicien Henri Poincaré l’a écrit à propos de cette métaphysique de la géométrie qu’est son axiomatique, il n’y a pas de sens à dire qu’une métaphysique est plus vraie qu’une autre et, par exemple, que la géométrie riemannienne qui servit à Einstein pour élaborer la théorie de la relativité générale est plus vraie que la géométrie euclidienne. Ce qu’on lui demande, c’est d’être cohérente, c’est-à-dire de ne pas conduire à des contradictions, et d’être utile – utile pour l’éclaircissement du problème auquel on s’affronte.

La pièce de Priestley est une morality play et il n’est pas difficile de deviner à quoi sert l’inversion temporelle qui donne forme à son drame. La victime n’était pas morte et des réactions différentes à l’annonce de son décès, sur le modèle des imprécations de Sheila, eussent peut-être pu la sauver. Il eût été possible de changer l’avenir ainsi que le destin ce cette pauvre fille, invalidant la métaphysique temporelle de David K. Lewis.

4.

Les lecteurs de L’Anomalie ont dû être sensibles aux résonances entre ce roman et ce que je dis de la pièce de Priestley. Dans les deux cas, un ensemble de destins individuels se trouvent converger à la suite d’un événement ou d’une annonce d’événement. Dans les deux cas, un décrochage temporel se produit qui permet à l’avenir d’informer le passé. Mais ce sont les différences sur ce fond commun qui m’intéressent.

Fidèle à la méthode que je me suis fixé, je me limiterai ici à présenter et analyser le squelette formel du roman. Nous suivons le parcours d’une dizaine de protagonistes qui tous se trouvaient sur le vol Air France 006 qui relie quotidiennement Paris à New York, le 10 mars 2021[6]. Ce vol a été victime d’un événement météorologique extrême qui a failli briser l’avion, ce qui aurait causé la mort de plusieurs centaines de passagers.

Dans la première partie, la vie des protagonistes nous est contée, avant et après l’événement en question. Ces vies parallèles ne se rencontrent pas, à ceci près que toutes s’interrompent le 24 juin 2021 de la même façon : un officier de police sur leurs lieux respectifs arrête les personnes en question. Un événement invraisemblable s’est produit. Le même vol, avec le même équipage et les mêmes passagers, ayant rencontré la même perturbation dantesque, vient de se poser à New York.

Désormais, chacun des personnages de l’histoire se trouve dédoublé et peut interagir avec l’autre version de lui-même. Ce n’est donc pas seulement le passé ou l’avenir que L’Anomalie dédouble, mais les personnages eux-mêmes. C’est là l’originalité de ce roman, qui a certainement contribué grandement à son succès. Quoi de plus fascinant que de voir comment deux moments de la vie d’une même personne peuvent s’influencer, la version âgée, celle du premier vol, informant la version jeune, celle du second vol, de ce qui s’est passé entre le 10 mars et le 24 juin, cette période de 106 jours qu’a pleinement vécue la première et qui a été annulée pour la seconde. Car ce n’est pas que les versions jeunes croient à tort qu’elles sont le 10 mars alors qu’elles sont en juin : elles sont vraiment en mars. Les 106 jours n’ont pas existé pour elles.

Depuis John Locke, la question de l’identité personnelle a souvent été résolue par les philosophes en termes de mémoire. Ce qui fait que je suis une même personne tout au long de ma vie, c’est que je me souviens de ce que j’ai fait et des sentiments que j’ai éprouvés. En ce sens, les versions jeunes et âgées des personnages du roman sont bien celles d’une même personne. Les deux versions ont exactement les mêmes souvenirs des événements qui se sont déroulés jusqu’au moment de l’anomalie, qui est celui de la bifurcation entre deux lignes d’univers. Cependant, la version jeune ne peut se souvenir des événements postérieurs au 10 mars puisqu’elle ne les a pas vécus. Elle les apprend de son aînée.

Sur un point important, le roman de HLT évoque la pièce de Priestley. Dans les deux cas, ce qu’il s’agit de signifier par cette métaphysique étrange, son sens, c’est de montrer que la connaissance du futur peut conduire à vouloir le changer – encore une fois, en contradiction avec la métaphysique traditionnelle de l’avenir.

L’un des protagonistes, l’architecte vieillissant André Vannier, s’est fait larguer par la jeune femme qu’il aime, une certaine Lucie, après leur voyage à New York sur le vol fatal. Lucie ne pouvait plus supporter l’empressement d’André ni excuser ses maladresses. Après le 24 juin, la version âgée d’André, la seule qui ait vécu la rupture, adresse à la version junior la totalité de la correspondance qu’il a eue avec Lucie, accompagnée de ce mot : « J’ai mon passé dans ma boîte aux lettres, et si tu ne veux pas que ce soit ton futur, agis » (p. 314). Dans la foulée, la version junior d’André écrit à la version junior de Lucie : « On a rarement l’occasion de sauver un amour avant même qu’il soit menacé. Je veux avoir une seconde chance avant d’avoir gâché la première. » (idem.)

Si on accepte la métaphysique de l’avenir qui est ici brillamment mise en forme, la seconde condition qui rend une métaphysique acceptable selon Henri Poincaré, à savoir son utilité, son sens, est satisfaite. En revanche, la première ne l’est pas. Cette métaphysique n’est pas cohérente. C’est Borges qui me l’a fait comprendre.

5.

J’ai lu le roman de HLT deux fois – c’est le minimum pour en saisir la subtilité – et, chaque fois, tout en étant happé par la force des intrigues, j’éprouvais un malaise. Il m’a bien fallu deux semaines pour en comprendre la raison. Ces rencontres entre deux versions, l’une plus jeune, l’autre plus âgée, l’écart étant de trois mois, d’un même être, dessinaient une figure impossible. En logicien, je vais dire pourquoi.

Pour chaque sujet, la version âgée rencontre la version jeune le 24 juin[7]. Admettons.

La relation de rencontre est une relation symétrique, au sens que si Jean rencontre Pierre, ipso facto Pierre rencontre Jean. La richesse du roman tient à ce que chaque personnage a une relation différente avec l’autre version de lui-même, mais la condition de symétrie est toujours satisfaite. Échanges de souvenirs, de lettres, d’objets, de coups : il y a deux formes d’être qui sont présentes l’une par rapport à l’autre et qui interagissent.

Or la version âgée du sujet est forcément passée par cette version jeune, puisque c’est son propre passé. Par symétrie, il en résulte que le sujet lorsqu’il était jeune, c’est-à-dire le 10 mars, a rencontré la version âgée de lui-même. Or c’est absurde, car, le 10 mars, jour de l’Anomalie, il n’a pu y avoir rencontre entre deux versions de soi-même puisqu’il n’y avait qu’une seule version.

Il est important de comprendre que ce n’est pas au nom du réalisme que je fais cette critique. Nous sommes en pleine fiction, qu’il s’agisse de littérature ou de métaphysique. Encore faut-il que cette fiction ne soit pas construite autour d’une contradiction. Le temps est un paradoxe, mais un paradoxe n’est pas une contradiction.

On a pu dire de L’Anomalie que c’était le premier roman « bostromien » – référence au philosophe suédois Nick Bostrom, professeur à Oxford et l’un des théoriciens du transhumanisme[8]. L’imagination de celui-ci semble être sans limite, mais il reste un rationaliste absolu. Il n’y a là aucune contradiction. Les contes fantastiques de Borges, tels que « La loterie à Babylone » ou « La bibliothèque de Babel », traitent de mondes impossibles, au sens qu’il est impossible de les atteindre en partant du monde actuel, mais à l’intérieur de ceux-ci la rigueur règne absolument – tout découle des prémisses que l’auteur a posées – et le fantastique naît précisément de la conjonction de la logique et de l’étrangeté.

« Ne veux-tu pas savoir quelque chose de mon passé, qui est l’avenir qui t’attend ? »

J’en viens précisément à Jorge Luis Borges. C’est la première référence à laquelle j’ai pensé en lisant L’Anomalie. L’un des contes fantastiques qu’il préférait parmi les centaines qu’il avait composés s’appelle « L’Autre » (El Otro). Il fut publié en 1975 à Buenos Aires dans un recueil intitulé « Le livre de sable » (El libro de arena)[9].

Comme toujours chez Borges, le texte est très court et contient un vaste univers. En février 1969, à l’âge de 70 ans, Borges est allongé sur un banc face au fleuve Charles, à Cambridge, dans le Massachusetts, lorsqu’un jeune homme s’assoit à l’autre bout du banc. Il se révèle bien vite que cet inconnu est en fait le jeune Borges, âgé de 19 ans, et qu’il se trouve sur un banc à Genève, non loin du Rhône. La conversation s’engage et le Borges âgé tente de prouver qu’il est bien l’avenir du jeune Borges. Il sait des choses sur les dix-neuf premières années de sa vie que son interlocuteur sait aussi et que personne d’autre ne connaît. A un moment, il dit ceci : « En fin de compte, quand on se souvient, on ne peut se retrouver qu’avec soi-même. C’est ce qui est en train de nous arriver, à ceci près que nous sommes deux[10]. Ne veux-tu pas savoir quelque chose de mon passé, qui est l’avenir qui t’attend ? »

Le dédoublement de la personne qui est le trait distinctif de L’Anomalie a donc été anticipé par Borges. Mais soudain, le jeune Borges trouve une faille dans les arguments du vieil homme et pose l’objection suivante : « Si vous avez été moi, comment expliquer que vous ayez oublié votre rencontre avec un monsieur âgé qui, en 1918[11], vous a dit que lui aussi était Borges ? »

On a reconnu dans cette question diabolique la pierre d’achoppement sur laquelle trébuche la construction de L’Anomalie. Borges la contourne par une pirouette mais au moins a-t-il vu la difficulté. On regrette que l’auteur de L’Anomalie ait sauté au-dessus elle sans autre forme de procès[12].

6.

Pour terminer, je voudrais raconter une histoire vraie. Certes, elle fait jouer les ressorts de la fiction, mais cette fiction est celle que les philosophes appellent un contrefactuel, c’est-à-dire l’évocation d’un monde qui ne s’est pas réalisé, mais dont la présence virtuelle a des effets dans le monde actuel.

L’histoire se passe à Vienne à la fin de 1945. Le psychiatre Viktor Frankl venait de rentrer du camp d’Auschwitz-Birkenau pour découvrir que sa femme, ses parents, son frère et d’autres membres de sa famille avaient tous été exterminés. Il décida de reprendre sa pratique. Frankl allait bientôt devenir célèbre en publiant son grand traité de « logothérapie », Man’s Search for Meaning [« La Quête humaine du sens »], livre qui allait se vendre à des dizaines de millions d’exemplaires dans le monde de l’après-guerre, en concurrence avec les progrès de la psychanalyse freudienne.

La logothérapie est la technique que Frankl mit au point en faisant parler les rescapés sur leur expérience des camps de la mort. Le cybernéticien Heinz von Foerster, qui fut l’ami de Frankl et le mien, nous a livré le récit suivant[13] :

« Nombre d’histoires horribles eurent pour cadre les camps d’extermination. Un homme et sa femme avaient été détenus dans des camps séparés et ils se retrouvèrent à Vienne, miraculeusement réunis. Leur bonheur ne dura pas plus de six mois. La femme mourut d’une maladie contractée au camp. L’homme s’effondra moralement. Son désespoir était total. Aucun de ses amis ne réussit à l’en sortir, pas même avec des remarques du genre : “Pense donc que ta femme aurait pu décéder avant même que vous vous retrouviez !” Finalement, on persuada cet homme de consulter Viktor Frankl, connu pour le réconfort qu’il apportait aux rescapés de la catastrophe.

L’homme et Frankl se virent plusieurs fois, conversèrent pendant des heures et, finalement, un jour, Frankl s’adressa à l’homme en ces termes : “Imaginons que Dieu me donne le pouvoir de créer une femme exactement comme la vôtre : elle se souviendrait de chacune de vos conversations, elle n’aurait oublié aucune de vos plaisanteries, pas un détail dont elle n’ait gardé le souvenir. Vous ne pourriez absolument pas distinguer cette femme de celle que vous avez perdue. Est-ce que vous voudriez que je la fasse sortir du néant ?” L’homme resta silencieux un moment, puis il se leva et dit : “Non, merci, docteur !” Ils se serrèrent la main, l’homme partit et commença une nouvelle vie. »

Ce qui a sauvé ce patient, c’est exactement le refus du redoublement du passé dans le monde à venir qui est au cœur des dystopies que nous avons examinées. C’est chez Vladimir Jankélévitch qu’on trouve la leçon qu’on peut en tirer. Dans L’Irréversible et la nostalgie, il écrit : « L’irréversible n’admet qu’un seul remède : le consentement joyeux de l’homme à l’avenir, au futur[14]. »

Cet article a été publié pour la première fois dans le quotidien AOC le 8 octobre 2021.


[1] Nous, nous la connaissons. Borges est mort à Genève le 14 juin 1986. Il y repose au cimetière de Plainpalais. Voir ci-dessous.

[2] David. K. Lewis, “Counterfactual Dependence and Time’s Arrow”, in D. K. Lewis, Philosophical Papers, vol. II, Oxford University Press, 1986 (ma traduction).

[3] Ce titre, stupidement traduit en français par « Un inspecteur vous demande », signifie littéralement « Un inspecteur passe » ou, plus élégamment, « La visite de l’inspecteur ».

[4] Dans tout ceci, ma traduction.

[5] Voir le dernier chapitre, « « Quand je mourrai, rien de notre amour n’aura jamais existé. » Variations sur Vertigo », de mon livre La Marque du sacré, Flammarion, Champs essais, 2010.

[6] Le roman a été publié et couronné en 2020.

[7] Il y a une exception, qui mériterait un long commentaire. C’est l’alter ego d’Hervé Le Tellier à l’intérieur de son roman, un écrivain nommé Victor Miesel, lequel, après avoir voyagé sur le vol du 10 mars, écrit un roman qu’il nomme L’Anomalie et se suicide. Sa version jeune est bien présente dans l’avion qui atterrit le 24 juin, puisque la date est toujours pour lui le 10 mars, mais, bien évidemment, il n’y pas de Victor vivant le 24 juin qui pourrait l’attendre.

[8] Bostrom figure dans les remerciements de HLT. C’est pour l’avoir lu que ce dernier se réfère à la théorie de la simulation : nos vies seraient l’exécution de programmes écrits par des êtres supérieurs. Dans un texte ultérieur, j’analyserai L’Anomalie à la lumière de cette théorie.

[9] La traduction française date de 1978. Elle a paru aux éditions Gallimard.

[10] Je souligne.

[11] Idem.

[12] On peut m’objecter l’argument suivant. Chez Borges, le vieux a été ce jeune avec lequel il converse, donc il devrait se souvenir du moment ancien où il a rencontré la version âgée de lui-même. Dans L’Anomalie, le vieux, dans son passé, n’a été ce jeune que jusqu’au moment de l’Anomalie. Juste après, le jeune n’est plus entièrement le passé du vieux, il s’autonomise et a des rencontres avec le vieux que celui-ci vit dans le présent et non comme souvenir. Ces rencontres, qui sont bien symétriques, ne sont pas datées de mars, mais de juin. La faiblesse narrative de cette interprétation, c’est que les jeunes ne sont plus que des vieux qui ont disparu du monde pendant trois mois et se retrouvent plongés en lui trois mois plus tard, et non pas au moment de leur disparition. Le fait qu’ils se croient être en mars n’est qu’une croyance, et non pas une réalité. Le temps du monde reste le temps, l’unique temps qui existe.

[13] Dans son livre, non traduit en français ni en anglais : Wissen und Gewissen [Science et conscience morale], Francfort, Suhrkamp, 3e éd., 1996. J’ai raconté plusieurs fois cette histoire, tant elle me paraît belle, en particulier dans mon mémoire sur Vertigo paru dans La Marque du sacré, op. cit. Ma traduction.

[14] Flammarion, Champs essais, 1974, présentation.

Jean-Pierre Dupuy

Philosophe, Professeur à Stanford University

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Notes

[1] Nous, nous la connaissons. Borges est mort à Genève le 14 juin 1986. Il y repose au cimetière de Plainpalais. Voir ci-dessous.

[2] David. K. Lewis, “Counterfactual Dependence and Time’s Arrow”, in D. K. Lewis, Philosophical Papers, vol. II, Oxford University Press, 1986 (ma traduction).

[3] Ce titre, stupidement traduit en français par « Un inspecteur vous demande », signifie littéralement « Un inspecteur passe » ou, plus élégamment, « La visite de l’inspecteur ».

[4] Dans tout ceci, ma traduction.

[5] Voir le dernier chapitre, « « Quand je mourrai, rien de notre amour n’aura jamais existé. » Variations sur Vertigo », de mon livre La Marque du sacré, Flammarion, Champs essais, 2010.

[6] Le roman a été publié et couronné en 2020.

[7] Il y a une exception, qui mériterait un long commentaire. C’est l’alter ego d’Hervé Le Tellier à l’intérieur de son roman, un écrivain nommé Victor Miesel, lequel, après avoir voyagé sur le vol du 10 mars, écrit un roman qu’il nomme L’Anomalie et se suicide. Sa version jeune est bien présente dans l’avion qui atterrit le 24 juin, puisque la date est toujours pour lui le 10 mars, mais, bien évidemment, il n’y pas de Victor vivant le 24 juin qui pourrait l’attendre.

[8] Bostrom figure dans les remerciements de HLT. C’est pour l’avoir lu que ce dernier se réfère à la théorie de la simulation : nos vies seraient l’exécution de programmes écrits par des êtres supérieurs. Dans un texte ultérieur, j’analyserai L’Anomalie à la lumière de cette théorie.

[9] La traduction française date de 1978. Elle a paru aux éditions Gallimard.

[10] Je souligne.

[11] Idem.

[12] On peut m’objecter l’argument suivant. Chez Borges, le vieux a été ce jeune avec lequel il converse, donc il devrait se souvenir du moment ancien où il a rencontré la version âgée de lui-même. Dans L’Anomalie, le vieux, dans son passé, n’a été ce jeune que jusqu’au moment de l’Anomalie. Juste après, le jeune n’est plus entièrement le passé du vieux, il s’autonomise et a des rencontres avec le vieux que celui-ci vit dans le présent et non comme souvenir. Ces rencontres, qui sont bien symétriques, ne sont pas datées de mars, mais de juin. La faiblesse narrative de cette interprétation, c’est que les jeunes ne sont plus que des vieux qui ont disparu du monde pendant trois mois et se retrouvent plongés en lui trois mois plus tard, et non pas au moment de leur disparition. Le fait qu’ils se croient être en mars n’est qu’une croyance, et non pas une réalité. Le temps du monde reste le temps, l’unique temps qui existe.

[13] Dans son livre, non traduit en français ni en anglais : Wissen und Gewissen [Science et conscience morale], Francfort, Suhrkamp, 3e éd., 1996. J’ai raconté plusieurs fois cette histoire, tant elle me paraît belle, en particulier dans mon mémoire sur Vertigo paru dans La Marque du sacré, op. cit. Ma traduction.

[14] Flammarion, Champs essais, 1974, présentation.