Société

À propos de l’autonomie des universités, un usage dévoyé de la langue

Philosophe, Historienne

Les rebondissements des dernières semaines dans l’« Affaire » de l’Institut d’études politiques de Grenoble en sont une nouvelle illustration : par ses interventions incessantes, le pouvoir politique, qui confond volontairement agresseur et agressée, remet en cause la liberté même de la recherche et de l’enseignement. Le discrédit de certains savoirs en sciences sociales participe, plus largement, à un mouvement de mise au pas de l’Université.

L’autonomie des universités, au cœur des réformes qui se succèdent et se ressemblent depuis le début des années 2000, est en réalité formelle et vide de tout contenu positif.

Mise en avant dès 2007 par Valérie Pécresse, alors ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, pour soutenir un vaste projet de réforme de l’Université (Loi relative aux libertés et responsabilités des universités dite LRU), cette autonomie devait permettre aux établissements concernés de réaliser leur indépendance financière et comptable (de fait, il s’agit de compenser un désengagement financier toujours plus marqué de l’État), d’établir d’autres critères de recrutement des enseignants-chercheurs et de modifier la formation des enseignants.

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Jusqu’à la dernière réforme de 2020 (Loi pour la Programmation de la Recherche, LPR), brutalement imposée par la ministre actuelle de l’Enseignement supérieur, Frédérique Vidal, ce qui est proposé n’est que l’ajustement du financement de la recherche aux logiques libérales de la concurrence marchande, l’institution de la précarisation et de l’instabilité pour les jeunes chercheurs entrant dans la carrière, l’intrusion administrative, bureaucratique et politique toujours plus poussée de l’exécutif par le biais d’agences de contrôle qui imposent leurs normes d’évaluation et soumettent l’obtention de financements publics à des projets dont le contenu échappe, pour l’essentiel, aux universités et aux établissements de recherche.

Telle est, par exemple, l’une des fonctions principales de l’HCERES (Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur), dont l’actuel directeur, Thierry Coulhon, a été imposé par le président Macron, en dépit de l’opposition quasi unanime de toute la communauté savante et scientifique. Il est possible d’en dire autant de l’ANR (Agence nationale de la recherche) qui soumet l’octroi de financements publics de la recherche à des critères qu’elle détermine.

L’autonomie dont il s’agit est finalement celle de la dette.

L’autonomie dont il s’agit est finalement celle de la dette. Depuis 2007, pour équilibrer leurs comptes et faire face à un endettement accru, du fait du désengagement de l’État, un nombre croissant d’universités renonce à recruter des enseignants-chercheurs et des personnels administratifs. Au-delà, et sur le plan de la politique scientifique elle-même, pour la recherche comme pour la formation, la dépendance, et non pas l’autonomie, à l’égard des ministères de tutelle est donc plus que jamais la règle.

Cette situation fragilise sur le plan national la dynamique de la recherche en la soumettant aux aléas du marché – on l’a vu à propos de la suppression antérieure de financement pour un laboratoire consacré à la recherche sur le Covid. Elle se cristallise, sur le plan idéologique et politique, et pour ce qui concerne les sciences sociales, autour de polémiques violentes qui, depuis quelques années, agitent l’espace public, impliquent des intellectuels, des chercheurs, des universitaires et, par-dessus tout, des hommes et des femmes politiques.

Avec l’assassinat de Samuel Paty le 16 octobre 2020, les attaques politiques contre ce qui est désigné comme « islamo-gauchisme », terme vide de toute signification rigoureuse, se font plus systématiques et sont l’occasion, pour le pouvoir, de contester la place et l’importance des sciences humaines et sociales, du moins de certaines d’entre elles, dans l’espace institutionnel de la recherche. À ce jour, ces controverses et ces attaques virulentes prennent principalement deux formes.

Il y a d’abord la disqualification de certains domaines de ces sciences au rang desquels les études de genre, les études sur les sexualités, sur la race, sur le postcolonial et le décolonial… Elle consiste alors à affirmer politiquement et dogmatiquement que ces recherches – les « studies », venues pour partie d’Outre-Atlantique – ne sont que des idéologies, qu’elles ne respectent pas les règles minimales de la déontologie scientifique, notamment l’exigence d’autonomie du savant et de la savante qui se conforment à l’épistémologie et à la méthodologie de leurs disciplines respectives.

Cette remise en cause, profonde et durable[1], dûment médiatisée (pour un exemple, voir l’Observatoire du décolonialisme), a donné lieu à des pétitions signées par des intellectuels et des chercheurs qui demandent instamment l’établissement de comités de censure[2] pour évaluer la teneur en « idéologie » de certaines de ces recherches.

Loin de laisser la communauté scientifique débattre, de manière autonome, de ces questions par la confrontation et la mise à l’épreuve critiques et pluralistes, des ministres se sont impliqués, souvent avec fracas, dans ces débats et récemment, à propos du rebondissement de l’Affaire de Grenoble (infra), certains candidats à l’élection présidentielle comme Valérie Pécresse ou Éric Zemmour ainsi que le président de la Région Auvergne-Rhône-Alpes, Laurent Wauquiez.

Dans cette perspective, les accusations de « cancel culture », de « wokisme » – vocables improbables instrumentalisés par le pouvoir – participent de ce mouvement de disqualification. À l’arrière-plan, bien sûr, la défense d’une « laïcité intégrale » et un rejet des musulmans ; la promotion d’un universel républicain aux contours indéfinis, mais non discutables.

Le travail de sape de la légitimité de ces domaines de recherche connaît un prolongement qui mérite cependant d’être signalé. Pour donner plus de consistance scientifique à ce qui n’est, de la part de ces intellectuels et universitaires comme de ces politiques, qu’un combat idéologique visant la disqualification de ces savoirs, un colloque est organisé début janvier en Sorbonne, sous le haut patronage du Collège de Philosophie avec le soutien du Comité Laïcité République.

Ce colloque a pour titre : « Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture ». Remarquons, tout d’abord, que ce colloque, dans ses premières moutures, était annoncé avec la collaboration de l’Observatoire du décolonialisme. Il est probable que cette présence risquait de nuire à l’intention « scientifique » dudit colloque et qu’elle a été stratégiquement effacée. Reste qu’un nombre important de ses membres, y compris l’un de ses dirigeants Xavier Laurent-Salvador, y participe. Ce dernier fréquente assidument les plateaux de CNews et les rubriques du Figaro Vox.

Une lecture attentive du programme montre que le nombre de chercheurs patentés et spécialistes de ces questions est tout relatif ; ajoutons qu’y figurent de nombreux essayistes, journalistes, hommes et femmes de lettres. On a du mal à croire sur parole les organisateurs de ce colloque lorsqu’ils affirment, dans un propos liminaire, qu’il importe de défendre le « pluralisme » et l’« esprit d’ouverture », qu’il faut établir « un état des lieux aussi nuancé que possible », qu’il faut conserver « les conditions d’un pluralisme éclairé », etc. ; toutes qualités qui manqueraient aux sciences sociales supposément issues de la « déconstruction ».

On peut, en effet, se demander ce que recouvrent ces formules incantatoires dès lors qu’aucune place n’est laissée à l’expression de points de vue contradictoires. Et l’on ne discutera pas, ici, la thèse affirmée et non interrogée du titre du colloque : ces sciences ainsi stigmatisées seraient toutes, c’est évident, issues de la « déconstruction ». Là encore, un syntagme figé récemment mobilisé par les uns et les autres, notamment par l’ancien ministre de l’Éducation nationale, Luc Ferry[3].

Mais sans doute que le plus significatif dans cette manifestation à venir est le statut de celui qui conclura : rien moins que le directeur de l’HCERES, en la personne de Thierry Coulhon. Autant dire, une fois encore, que le pouvoir politique prend explicitement et directement parti dans ces controverses.

Cette forme d’intrusion violente et idéologique du pouvoir politique apparaît comme un symptôme de l’absence réelle d’autonomie du milieu de la recherche.

Cette première forme d’intrusion violente et idéologique du pouvoir politique dans ce qui relève, en régime normal, de l’éthique de la discussion critique et scientifique propre aux communautés savantes, apparaît comme un symptôme de l’absence réelle d’autonomie du milieu de la recherche ; ici et dans le cas d’espèce, de celui des sciences humaines et sociales.

Il est une seconde forme d’intrusion tout aussi violente du pouvoir politique qui prend le prétexte de la lutte contre l’« islamo-gauchisme » et de la défense des valeurs d’universalité et de laïcité républicaines. Celle-là se manifeste exemplairement dans « l’Affaire » de l’IEP de Grenoble. L’année 2021 s’est en effet terminée par un nouveau rebondissement de cette « Affaire ». Ce qui met au jour, une nouvelle fois, l’intrusion du pouvoir politique dans la gestion de l’université. Un pouvoir qui nie l’autonomie de l’enseignement supérieur et de la recherche et qui s’appuie sur des «  vérités alternatives » pour contester et disqualifier certaines décisions de la direction de l’Institut d’études politiques de Grenoble.

En l’espèce, il s’agit de la suspension, pour quatre mois, d’un enseignant d’allemand, Klaus Kinzler. Ce dernier, dans plusieurs entretiens accordés, début décembre 2021, à l’hebdomadaire Marianne, au quotidien L’Opinion et à la chaîne CNews, décrivait l’établissement comme un lieu de « rééducation politique ». Il tenait des propos diffamatoires à l’égard de la directrice et de certains de ses collègues. La directrice de l’IEP affirme, dans une interview au Monde le 23 décembre 2021, que les « enseignants sont libres de s’exprimer » ; elle estime cependant qu’il est de son « devoir d’intervenir lorsque la réputation de l’institution est prise pour cible (…). « Dans ce cadre, je joue mon rôle d’employeur face à un membre du personnel ».

Les Républicains, Valérie Pécresse la première, s’inquiètent « de ce que la liberté d’expression ne soit plus assurée à l’IEP de Grenoble » et demandent à Frédérique Vidal de diligenter une nouvelle mission d’inspection. Il s’agit clairement de l’intrusion politique d’une candidate à l’élection présidentielle dans une procédure interne d’un établissement d’enseignement supérieur. Le président de la Région Auvergne-Rhône-Alpes, Laurent Wauquiez, a annoncé, dans un tweet, la suspension du financement de 100 000 euros accordé par la Région à l’établissement.

S’écartant une fois encore de son domaine de compétence ministérielle, le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, qualifie mercredi 22 décembre sur LCI la décision de la direction de l’IEP d’« erreur formelle » tout en dénonçant une nouvelle fois le « wokisme », «  l’idéologie à la place de la science » (voir sur le « wokisme », le texte publié dans AOC le 26 novembre 2021). Le ministre enjoint de ne pas confondre « victimes » (l’enseignant sanctionné) et « coupables » (ceux qui ont fait des tags provoquant ainsi « des menaces de mort sur quelqu’un »).

Jean-Michel Blanquer fait ici allusion aux inscriptions nominatives taguées le 4 mars sur les murs de l’IEP de Grenoble taxant deux enseignants « d’islamophobes », accusation relayée par les réseaux sociaux. Ces actes avaient été condamnés par la direction de l’établissement qui a engagé des poursuites judiciaires et académiques contre 17 étudiants et étudiantes. Délocalisée par le rectorat à l’université de Clermont-Auvergne, la commission universitaire chargée d’émettre un avis sur les étudiants mis en cause a relaxé fin novembre, 16 des 17 étudiants pour des raisons juridiques de procédure.

Le ministre de l’Éducation nationale et les politiques omettent de rappeler que « l’Affaire » avait commencé publiquement à l’automne 2020, lorsque Klaus Kinzler était intervenu violemment à plusieurs reprises, par courriel, dans un groupe de travail constitué dans le cadre d’une semaine de réflexion sur «  l’égalité et contre les discriminations » intitulée « Racisme, antisémitisme et islamophobie » et composé d’étudiants et étudiantes volontaires. Cette réflexion était coordonnée par une maîtresse de conférences d’histoire, spécialiste du Maghreb et du monde musulman.

Enseignant d’allemand à l’IEP depuis un quart de siècle, Klaus Kinzler contestait l’usage du terme islamophobie accolé à antisémitisme et critiquait violemment l’islam. Électron libre, Klaus Kinzler est connu à l’IEP de Grenoble pour ses interpellations provocatrices et pour ses diatribes virulentes contre l’islam, dispensées dans les couloirs, les médias et les réseaux sociaux. Il signe, par provocation et défi, « Un enseignant “en lutte”, nazi de par ses gènes, islamophobe multirécidiviste ».

L’enseignante violemment mise en cause alerte en décembre 2020 le laboratoire de recherches Pacte dont elle dépend. La directrice du laboratoire publie dans la foulée un communiqué interne pour affirmer « son plein soutien » à l’enseignante « attaquée personnellement » et dénonce une forme de « harcèlement ». Le communiqué rappelle enfin que le débat scientifique nécessite « liberté, sérénité et respect ». Après les inscriptions de mars 2021 qui ont mis le feu aux poudres, une mission de l’Inspection générale de l’administration (IGAENR) est diligentée par la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. Dans son rapport de mai 2021, l’IGAENR, inversant les responsabilités, met en cause la directrice du laboratoire Pacte pour avoir diffusé, en décembre 2020, un communiqué non public prenant la défense de la collègue historienne.

Par ses interventions incessantes, le pouvoir politique, qui confond volontairement agresseur et agressée, remet en cause la liberté même de la recherche et de l’enseignement, une « liberté académique » théoriquement régulée par des instances disciplinaires et d’arbitrage internes aux communautés scientifiques.

Ces formes d’intrusion du pouvoir politique, pour discréditer au nom de la « science » certains savoirs en sciences sociales, et pour disqualifier des décisions qui relèvent du fonctionnement interne des institutions de recherche et de formation, participent d’un mouvement plus large de mise au pas de l’Université. Aux réformes qui entendent la soumettre à l’autorité du marché sous prétexte d’« autonomie » (avec un usage dévoyé de la langue) s’ajoutent donc, de manière circonstancielle, des prises de positions idéologiques que le pouvoir politique en place n’hésite pas à revendiquer, à assumer et à imposer.

NDLR : Claude Gautier et Michelle Zancarini-Fournel viennent de publier De la défense des savoirs critiques. Quand le pouvoir s’en prend à l’autonomie de la recherche aux Éditions La Découverte.


[1] Nous proposons quelques éléments d’historicisation de ces formes politiques de remises en cause dans De la défense des savoirs critiques, voir notamment les chapitres 1 & 2.

[2] « Sur l’islamisme, ce qui nous menace, c’est la persistance du déni », Le Monde, 31 Octobre 2020.

[3] « Madame Rousseau, Derrida et la “déconstruction” », FigaroVox, 10 novembre 2021.

Claude Gautier

Philosophe, Professeur de philosophie à l'ENS de Lyon

Michelle Zancarini-Fournel

Historienne, Professeure émérite à l'Université Claude Bernard-Lyon 1

Mots-clés

Cancel Culture

Notes

[1] Nous proposons quelques éléments d’historicisation de ces formes politiques de remises en cause dans De la défense des savoirs critiques, voir notamment les chapitres 1 & 2.

[2] « Sur l’islamisme, ce qui nous menace, c’est la persistance du déni », Le Monde, 31 Octobre 2020.

[3] « Madame Rousseau, Derrida et la “déconstruction” », FigaroVox, 10 novembre 2021.