Les fausses évidences du contrôle des chômeurs et de l’assistanat
«Comment sommes-nous devenus réacs ? », s’interroge Frédérique Matonti dans son dernier ouvrage[1]. Comment sommes-nous parvenus à cette situation où désormais les vieilles lunes éculées de la droite la plus rance s’imposent dans le débat public ? Où une à une, les digues contre l’extrême droite s’effondrent sous les coups de butoirs et les ambiguïtés de droites qui, courant après l’électorat de la première, se sont parfois autoproclamées « décomplexées » ? Et où tous les poncifs du libéralisme économique le plus étroit semblent s’être métamorphosés en évidences incontestables à coup de dénonciation du « politiquement correct » et de nécessité de « briser les tabous » ?
À travers le monde, la gauche, « cette nébuleuse qui, par-delà sa très grande hétérogénéité et ses conflits internes, a porté les combats en faveur de la liberté, de l’égalité, de la solidarité et du progrès social »[2], semble aujourd’hui prise en étau entre des forces néolibérales, des courants conservateurs et réactionnaires, des tentations autoritaires et diverses formes de populismes. Comment desserrer enfin l’étau ?
Pour cela, la gauche doit bien sûr porter le projet d’une modification en profondeur de nos modes de production, de consommation et de nos modes de vie même – celui d’une « Grande transformation[3] » qui réorientera l’économie vers plus de justice et d’égalité réelle et sur un chemin compatible avec les contraintes écologiques, faisant de l’amélioration du « bien-être collectif » sa ligne d’horizon[4]. Il lui faudra aussi retrouver une crédibilité perdue, notamment auprès des milieux populaires quant à sa capacité à « changer la vie » et à dessiner un avenir collectif meilleur. Cette crédibilité retrouvée passe bien sûr par la cohérence et la solidité de ses propositions, cohérence qui impose une analyse lucide de ses erreurs passées.
Dans le chaos de l’information en continu, des réseaux sociaux et de la concentration des médias, cela lui impose également d’instaurer de nouvelles formes de fonctionnement démocratique. Mais il lui faudra aussi mettre fin à ce sentiment d’impuissance inexorable du politique face à l’économie, qui condamnerait le premier au simple accompagnement des « forces du marché ».
La gauche doit ainsi montrer que la prise en compte des faits n’oblige en rien à adopter ce dit « réalisme », ce « pragmatisme », qui se veut « dicté par le simple bon sens[5] » et ne conçoit les « réformes » économiques que comme un démantèlement de l’État social, un affaiblissement des services publics, faisant de l’ouverture à la concurrence l’alpha et l’oméga de toute politique économique et le principe ultime de toute efficacité, imposant les modes de gestion soi-disant inspirés du privé, du New Public Management (qui ont eu comme conséquence bien davantage une perte de sens, un épuisement des personnels et un alourdissement bureaucratique qu’une efficacité accrue), limitant les droits des salariés et leur part dans le partage primaire de la richesse.
Elle doit apporter la preuve que la mondialisation et la financiarisation ne condamnent pas, dans un même mouvement mondial, au dumping fiscal et social qui prive la puissance publique de ses capacités d’intervention, d’investissement, de régulation et de redistribution. Admettre les réalités économiques ce n’est pas accepter l’idée selon laquelle une « loi du marché » imposerait des politiques néolibérales en tout temps et en tout lieu. En bref, il lui faudra donc aussi reconquérir pied à pied l’espace public et déconstruire chacune des fausses évidences qui viennent renforcer une telle affirmation.
Parmi ces dernières, la nécessité d’un « contrôle des chômeurs » et de la lutte contre « l’assistanat » occupe une place de tout premier plan. Écoutons notamment Emmanuel Macron vantant sa réforme de l’assurance chômage dont le dernier volet vient d’entrer en application, lors de son allocution télévisée du 9 novembre : « Pôle Emploi passera en revue les centaines de milliers d’offres d’emplois disponibles sans réponse dès les prochaines semaines. Les demandeurs d’emploi qui ne démontrent pas une recherche active verront leurs allocations suspendues ». Ou plus récemment, le 7 décembre : « Certains se disent : ça vaut pas la peine que j’aille travailler, c’est pour ça que nous avons mis en place cette réforme. L’objectif est d’inciter nos compatriotes au chômage à reprendre un travail, parce qu’il y a aujourd’hui du travail disponible. »
Emmanuel Macron mêle sa voix à toutes celles de la droite et de l’extrême droite qui rendent le chômeur coupable de sa situation.
S’il ne reprend pas explicitement le terme d’assistanat, l’idée est bien là : les chômeurs le sont par choix car « alors qu’il suffit de traverser la rue pour trouver un emploi », ils préfèrent vivre des allocations chômage. Ce qui, rappelons-le, « nous coûte un pognon de dingue » ! Il mêle ainsi sa voix à toutes celles de la droite et de l’extrême droite qui, en réduisant le chômage à une question de responsabilité individuelle, brandissant la « valeur travail » et le « mérite », rendent le chômeur responsable et donc coupable de sa situation.
Une stigmatisation d’autant plus indigne qu’elle véhicule en outre implicitement l’idée qu’en chacun d’entre eux sommeille un « tricheur », prêt à mentir sur la réalité de sa recherche d’emploi et donc sur la réalité de son statut – puisque la recherche active d’emploi constitue l’un des trois critères qui définissent aujourd’hui le chômage[6]–, et, ce, afin de bénéficier de manière indue d’un système d’indemnités trop généreux.
Pour déconstruire cette antienne de la droite, commençons donc tout d’abord par rappeler un certain nombre d’éléments purement factuels concernant les contrôles ; penchons-nous ensuite sur ce « pognon de dingue » que nous coûtent les chômeurs, puis sur la réalité de leur situation et enfin sur quelques caractéristiques de la situation actuelle du « marché du travail ».
Premièrement, la nécessité d’un contrôle des chômeurs est, pour reprendre une expression du Point (journal peu suspect ici de complaisance), un véritable « serpent de mer[7] ». Rappelons que les contrôles des chômeurs existent déjà, et même massivement : 400 000 ont ainsi été réalisés en 2019. L’obligation de la « recherche active d’emploi » comme condition du versement d’indemnités (aussi bien pour l’Allocation d’aide au retour à l’emploi [ARE], principal dispositif d’indemnisation, que pour l’Allocation Spécifique de Solidarité [ASS], celui qui prend sa suite lorsque le chômeur a épuisé ses droits) est actée depuis longtemps, puisque, nous l’avons dit, c’est même devenu l’un des trois critères qui définit le statut de chômeur. Et le chômeur doit pouvoir en fournir des preuves.
Par ailleurs, des sanctions sont déjà appliquées à tous ceux qui ne peuvent le faire. En outre, tant les contrôles que l’échelle des sanctions, les exigences des critères qui définissent « la recherche active d’emploi » et les preuves que le chômeur doit apporter ont été constamment renforcés ou maintenus par les différents gouvernements depuis la « loi relative aux droits et devoirs des demandeurs d’emplois » portée par Laurent Wauquiez en 2008. Ces évolutions se sont également accompagnées à plusieurs reprises de la réduction des aides versées (dans leur montant ou dans leur durée).
La réforme de l’assurance chômage mise en place par Emmanuel Macron, en dépit des dénonciations unanimes des organisations syndicales et de tous les partis de gauche, et son annonce récente d’augmenter encore les contrôles de 250 000 en 6 mois (avec un renforcement des conditions du contrôle[8]), s’inscrivent donc pleinement dans une telle dynamique.
Cette dernière fait qu’aujourd’hui l’inscription à Pôle Emploi ne suffit pas pour être considéré comme en « recherche active d’emploi » et une liste de conditions restrictives a été établie dans le cadre d’une réflexion internationale et européenne[9] (leur adoption en 2007 par la France s’étant d’ailleurs traduite par une diminution mécanique de 0,7 points du taux de chômage). Concernant les sanctions, on trouve sur le site Service-Public.fr la liste des multiples motifs de radiation de Pôle Emploi et de suspension des allocations chômage, soit temporaires (« incapacité à justifier ses recherches d’emploi, refus à deux reprises d’une offre raisonnable d’emploi, refus d’élaborer ou d’actualiser son projet personnalisé d’accès à l’emploi, refus de suivre une formation ou une action d’aide à la recherche d’emploi, refus de se soumettre à visite médicale d’aptitude, refus d’une action d’insertion ou d’un contrat aidé, refus de répondre aux convocations de PE »), soit définitives (« absence de déclaration ou déclaration mensongère »).
Les moyens mobilisés au sein du service public de l’emploi pour effectuer les contrôles n’ont eu de cesse d’augmenter, au détriment des autres missions de cet opérateur, sans que les subventions que lui verse l’État ne suivent (elles devraient encore baisser pour la seconde année consécutive en 2022) : des conseillers en charge spécifiquement des contrôles ont été créés en 2013, puis généralisés en 2015 et Élisabeth Borne annonce que leur nombre va encore fortement augmenter.
Le pouvoir des agents de Pôle Emploi s’est en outre ici considérablement accru ; ainsi, non seulement l’appréciation de ce qui est une offre « raisonnable » d’emploi leur appartient, mais ils ont depuis 2020 accès à de très importantes informations personnelles sur le demandeur d’emploi (auprès des établissements de crédit et des fournisseurs de gaz et d’électricité, comme via les relevés téléphoniques) et en cas de suspicion, ils peuvent réaliser des visites à domicile, sans rendez-vous.
Pourtant cette dynamique de renforcement des contrôles ne s’est nullement traduite par la mise en évidence d’un plus grand nombre de comportements nécessitant des sanctions. En effet, les radiations administratives sont stables depuis des années. Depuis 2002, on constate qu’elles se situent constamment entre 40 000 et 50 000. Elles représentent ainsi moins de 8 % des sorties de listes au troisième trimestre 2021 ; ce chiffre est lui aussi relativement stable sur la même période, entre 11 % et 8 %, hormis durant la crise sanitaire, selon nos calculs.
Le constat est bien loin des caricatures véhiculées par le discours sur l’assistanat et la nécessité du renforcement des contrôles.
Selon une étude de 2018 de Pôle Emploi, en 2016, seuls 14 % de l’ensemble des demandeurs d’emploi contrôlés ont fait l’objet d’une sanction et il faut noter que pour 60 %, cela correspondait à des demandeurs d’emplois non indemnisés. En outre, la quasi-totalité de ces radiations (97 %) ont été prononcées pour une durée de 15 jours seulement et ont été suivies d’une réinscription du demandeur d’emploi dans les deux tiers des cas.
On le voit, s’il ne s’agit pas de nier l’existence de comportements déviants, et encore moins de les excuser, le constat est bien loin des caricatures véhiculées par le discours sur l’assistanat et la nécessité du renforcement des contrôles.
Deuxièmement, abordons à présent la question financière et voyons ce qu’il en est réellement de ce « pognon de dingue » et de la situation des chômeurs « préférant » vivre (sous-entendu : « confortablement ») de leurs indemnités plutôt que d’accepter un travail…
Rappelons tout d’abord que tous les chômeurs ne sont pas indemnisés, loin s’en faut, ceux qui ne le sont pas vivant alors bien souvent du RSA. Ainsi, en mars 2021, sur les 6,4 millions de demandeurs d’emploi inscrits à Pôle Emploi, moins d’un sur deux était effectivement indemnisé (48 % précisément)[10]. Et si, parmi les demandeurs d’emplois, on se limite aux 5,7 millions qui sont « tenus de rechercher un emploi » (c’est-à-dire ceux des catégories A, B et C[11]), le pourcentage s’élève… très légèrement, puisqu’ils sont 52,3 % indemnisés.
Soulignons également qu’en décembre 2020, un demandeur d’emploi indemnisé sur deux percevait une allocation brute inférieure à 1 093 euros, trois sur quatre moins de 1 370 euros[12] (à titre de comparaison le SMIC but en 2020 s’élevait à 1 539,42 euros[13]). En 2019, le revenu disponible annuel moyen des chômeurs était inférieur de 36 % à celui de l’ensemble de la population, de 46 % à celui des actifs occupés et il était même inférieur de 21 % à celui des inactifs[14]. On retrouve des chiffres analogues concernant leur niveau de vie médian[15].
Voilà donc pour le confort des chômeurs… Penchons-nous donc sur ce que ces aides « nous coûtent ». Tout d’abord, il faut souligner que 83 % du montant total des indemnités versées aux chômeurs relèvent d’un système « assurantiel » (l’Allocation d’aide au retour à l’emploi, ARE) ; parmi les sept conditions que doit remplir un chômeur pour pouvoir en bénéficier, il doit désormais avoir cotisé 6 mois (et non plus 4, comme avant la réforme) au cours des derniers 24 mois (36 mois pour les plus de 53 ans). Et lorsqu’un chômeur a épuisé ses droits à l’assurance chômage, il ne peut bénéficier des indemnités du système « assistantiel », l’Allocation de Solidarité Spécifique (ASS), que s’il a travaillé au moins 5 ans (à temps plein ou à temps partiel) au cours des 10 ans avant la fin de son dernier contrat de travail. C’est donc parce qu’il a préalablement payé des cotisations sociales et des impôts qu’il peut ainsi bénéficier des systèmes d’aides.
Par ailleurs, si l’on se penche sur le montant des dépenses publiques en faveur de l’emploi et du marché du travail[16], certes les « mesures de soutien du revenu », c’est-à-dire essentiellement les allocations chômage, coûtent 45,4 milliards d’euros (37,6 milliards pour l’ARE et 3,6 milliards pour l’ASS), mais cela représente moins d’un tiers (31,5%) du total de ces dépenses et la moitié des aides versées aux entreprises, au titre des « incitations à l’embauche » (75,2 milliards dont 60,5 milliards de mesures d’allègement du coût du travail – 27 milliards pour l’allègement sur les bas salaires et 22 milliards pour la réduction du taux de cotisation maladie (bascule du CICE). Assistés, vous avez dit assistés… ?
Arrêtons-nous à présent sur le coût estimé des « fraudes ». Selon un rapport de la Cour des comptes de septembre 2020, en 2019, le montant des « préjudices subis et évités au titre de fraudes » sur les allocations chômage (ARE) versées par Pôle Emploi s’est élevé à 212 millions d’euros. Ces préjudices (qui à 62 % concernent des reprises d’activité) représentent donc 0,56 % – moins de 1 % – du montant total des indemnités versées cette année-là ! Je vous épargne le rapprochement avec les montants des fraudes fiscales…
Troisièmement, d’innombrables travaux de recherche et de multiples données attestent du fait que le chômage constitue une « épreuve »[17] pour celles et ceux qui le subissent.
Une épreuve financière d’abord. Faut-il rappeler les chiffres terribles sur la pauvreté et qui découlent logiquement des données présentées ci-dessus concernant le montant des indemnités et des revenus des chômeurs ? En 2019, 38,9 % des chômeurs étaient pauvres (contre 14,6 % pour l’ensemble de la population) ; en d’autres termes, vous aviez 2,6 fois plus de probabilité d’être pauvre si vous étiez au chômage[18]. Plus des deux tiers des ménages dont la personne de référence était au chômage subissaient une situation dite de « privation matérielle et sociale » (c’est-à-dire que pour des raisons financières, ils ne pouvaient pas faire face aux dépenses de la vie courante, comme chauffer son logement ou acheter des vêtements neufs)[19]. 35 % des adultes en situation de « grande pauvreté » (un cumul entre la pauvreté monétaire au seuil de 50 % et des « privations matérielles et sociales sévères ») étaient en recherche d’emploi[20].
Au-delà des difficultés financières, faut-il énumérer à nouveau les lourds impacts psychologiques et sociaux que le chômage entraîne chez ceux qui ont font l’expérience ? De multiples travaux en attestent, dans la lignée de l’étude réalisée en 1931 sous la direction de Paul Lazarsfeld, auprès des chômeurs de Marienthal, petite ville autrichienne lourdement frappée par la crise des années trente. Pour reprendre les mots de Pierre Bourdieu dans la préface à la traduction française de ce texte, les chômeurs ressentent ce « sentiment de délaissement, de désespoir, voire d’absurdité, qui s’impose à l’ensemble de ces hommes soudain privés non pas seulement d’une activité et d’un salaire, mais d’une raison d’être sociale et ainsi renvoyés à la vérité nue de leur condition.[21] » et ils subissent « ce terrible repos qui est celui de la mort sociale » et cette « expérience de la déréliction ».
« Désespoir, lassitude, résignation et révolte, écrivent aussi Margaret Maruani et Emmanuelle Reynaud, sont les mots clefs de cet ouvrage qui s’achève sur un plaidoyer : « C’était une démarche scientifique qui nous avait menés à Marienthal. Nous en sommes repartis avec un seul souhait : celui que disparaissent des occasions d’enquête aussi tragiques.[22] »
Alors, certes, la situation économique des chômeurs n’est plus celle des années trente avec la mise en place de l’État social, mais les travaux réalisées depuis montrent que pour la très grande majorité des chômeurs les conséquences psychologiques et sociales restent douloureusement identiques et que « le chômage est [encore] souvent associé à un sentiment, plus ou moins accusé, de honte et de culpabilité, qui pousse à réduire ses activités sociales, à restreindre ses contacts avec autrui, à dissimuler sa condition.[23] » Il est toujours ce « traumatisme social et psychologique » où « les effets délétères de l’érosion du statut social, du délitement de la sociabilité, de la perte du sentiment d’être utile sont renforcés par la stigmatisation d’une société qui à la fois culpabilise et victimise.[24] »
Citons aussi les chiffres glaçants de la surmortalité et des problèmes de santé auxquels font face les chômeurs[25]. Là encore de nombreuses études anglo-saxonnes réalisées depuis les années 1930 montrent clairement le risque accru de maladie pour les chômeurs, se traduisant par une surmortalité de 60 %. Les comportements addictifs (consommation d’alcool ou de cannabis), sont également plus fréquents parmi les chômeurs qui ont une hygiène de vie dégradée et font moins d’activité physique. Et le chômage entraîne souvent « une détérioration de la santé mentale pouvant aller de l’anxiété à la dépression voire, dans sa forme la plus dramatique, au suicide », le risque de décès par suicide des chômeurs étant supérieur à celui des actifs en emploi[26].
Si les travaux sur la situation française sont plus rares, une étude réalisée en 2015[27] montre que le risque d’accidents cardiovasculaires est presque deux fois plus élevé pour les chômeurs et fait apparaître une surmortalité toutes causes confondues presque trois fois plus élevée par rapport aux personnes de même âge et de même sexe ayant un travail. Et une étude très récemment publiée par quatre associations (Solidarités nouvelles face au chômage, Territoires zéro chômeur de longue durée, Force Femmes et La Cravate solidaire) sur la base des témoignages de 977 personnes privées d’emploi vient une nouvelle fois confirmer ces éléments : plus de 38 % des chômeurs évoquent une dégradation de leur état de santé et « près de 60 % estiment que cette dégradation est due au chômage[28] ». Elle confirme également les lourds impacts psychologiques, ainsi qu’en termes d’addiction.
Enfin de multiples données témoignent de la souffrance que cette épreuve fait courir aux proches et à la famille et les faits de violence qu’elle génère trop souvent. Deux chiffres sur les violences au sein du couple suffisent ici pour mesurer l’ampleur du problème : parmi les auteurs de ces violences 46 % d’entre eux sont sans emploi (et 36 % à la retraite) et ces derniers représentent 49 % des victimes (et 31 % sont à la retraite)[29].
Il ne s’agit pas bien sûr de nier le caractère plurifactoriel de tous les phénomènes qui dessinent ainsi ce sombre tableau du chômage, ni d’extrapoler des causalités de manière simpliste, mais il apparaît toutefois clairement que nous sommes bien loin ici de l’image des chômeurs qui jouiraient confortablement d’une situation qu’ils auraient choisie en toute connaissance de cause.
Quatrièmement, puisque l’on parle de « choix », arrêtons-nous un instant sur le nombre d’offres d’emploi disponibles, au regard du nombre de demandeurs d’emploi. Certes, on peut se réjouir de voir que les premières s’élèvent aujourd’hui à 897 000[30], mais n’oublions pas que les demandeurs d’emplois sont plus de 6,2 millions, soit près de 7 fois plus ! Et même si l’on se limite aux 2,4 millions de chômeurs (au troisième trimestre 2021) et que l’on ajoute les 1,9 million de personnes inactives qui souhaitent un emploi sans être pourtant considérées comme étant au chômage (parce qu’elles ne recherchent pas d’emploi ou ne sont pas disponibles) et qui constituent ce que l’on appelle le « halo autour du chômage », le total est de 4,3 millions, soit près de 5 fois plus. Il faut donc « traverser [de nombreuses fois] la rue » pour trouver un emploi avec de tels chiffres…
Bien sûr, derrière ces derniers, difficilement comparables, se masquent des effets complexes de flux, aussi se réfère-t-on souvent à la notion d’offres d’emplois « durablement disponibles » (depuis plus d’un an). Et c’est alors le chiffre de 300 000 que le gouvernement n’a eu de cesse de brandir ici afin de justifier sa réforme du chômage et de vanter son bilan économique et sa gestion de la crise sanitaire, oubliant un peu vite que la dynamique s’observe dans la majeure partie des pays développés et qu’elle démarre en réalité pour la France en 2015…
Quoi qu’il en soit, ce chiffre (initialement attribué à la Banque de France qui a démenti l’avoir produit) s’est révélé très largement surévalué ; la réalité se situant plus vraisemblablement aux alentours de 157 000 abandons de recrutements faute de candidats dans les offres de Pôle Emploi[31].
Avant d’aller chercher des motivations douteuses chez les chômeurs et de leur attribuer la responsabilité de leur situation, considérons déjà les « freins sociaux à l’emploi ».
Alors certes, les entreprises, et tout particulièrement les PME[32], font régulièrement état de leurs difficultés de recrutement, mais avant d’aller chercher des motivations douteuses chez les chômeurs et de leur attribuer la responsabilité de leur situation, considérons déjà les « freins sociaux à l’emploi », c’est-à-dire toutes les difficultés dites « périphériques » ou non-professionnelles (transport, logement, santé, etc.) qui entravent le retour à l’emploi, intégrons les problèmes de formation et de qualification. Et si après cela la lecture doit toujours se faire en termes de « choix », parlons alors salaires, partage primaire de la valeur, écart de rémunération au sein des entreprises et pénibilité[33] !
On le constate, face à cette antienne de la droite faisant du « contrôle des chômeurs » et de la lutte contre « l’assistanat » un élément central de toute politique de lutte contre le chômage, les éléments factuels paraissent sans appel. Pourtant leur énonciation, fut-elle mille fois réitérée, ne saurait probablement suffire pour déconstruire ces fausses évidences et pour comprendre leur force et leur persistance. Les ressorts de ces dernières sont aussi à chercher dans l’usage qu’un pouvoir politique peut en faire et en plongeant dans les profondeurs troubles des soubassements idéologiques.
En effet, la stigmatisation et la culpabilisation des chômeurs sont des dispositifs politiques permettant à un pouvoir de se dédouaner à bon compte de toute responsabilité face au drame que constitue le chômage de masse. De même, la dénonciation des fraudeurs permet-elle de mobiliser toute l’efficacité sinistre des mécanismes des boucs émissaires : les offrir à la vindicte populaire, en leur opposant le « mérite » et les « efforts » de « ceux qui travaillent », est un moyen assez simple pour tenter de masquer d’autres inégalités et d’autres injustices, bien plus fortes.
Toutefois, si de telles manœuvres fonctionnent, c’est probablement aussi parce qu’elles entrent en résonance avec les postulats fondamentaux de ce qui constitue aujourd’hui l’approche dominante de ce qu’autrefois on appelait « économie politique » : l’individualisme méthodologique, la rationalité et l’équilibre, c’est-à-dire le fait de partir des individus et de leurs comportements pour expliquer (ici) l’économie, de penser ces derniers en termes de choix et d’optimisation et de voir dans toute distribution d’un bien un équilibre, au sens d’une égalité entre une offre et une demande de ce bien.
Au niveau individuel, la situation de chacun est alors le résultat d’un choix, d’un arbitrage, notamment entre le loisir et la consommation (et donc le travail nécessaire pour obtenir le salaire nécessaire à l’acquisition des biens). Telles sont les racines des fameuses « trappes à inactivité » qui ont fait des aides sociales et des allocations chômage des sources de « désincitation au travail » conduisant les individus qui en bénéficient à choisir l’assistance. Il faudrait aussi convoquer ici la prééminence du principe d’égalité des chances comme critère de justice et le retour en force des théories contractualistes, qui ont notamment inspiré la troisième voie de la gauche « social-libérale ». Là aussi se trouve la source des politiques de conditionnalité des aides et de la nécessité de contreparties qui ont été au cœur des politiques de workfare de transformation de l’État social depuis plusieurs décennies.
C’est en effet dans un mouvement bien plus vaste de remise en cause de l’État-providence et de transformation de l’État social « où la responsabilité individuelle et la contribution de chacun par le travail l’emportent sur la solidarité ou la réduction des inégalités[34] » que ces fausses évidence prennent tout leur sens et toute leur efficacité comme l’a remarquablement montré Vincent Dubois dans son dernier ouvrage.