Politique

Sortez la démocratie de la marge d’erreur !

Mathématicien

L’élection présidentielle de 2022, qui s’achèvera dimanche soir, a une fois de plus mis en exergue les faiblesses de son mode de scrutin. Notre démocratie, aujourd’hui semi-léthargique, ne saurait être revitalisée sans que l’on redonne sens au vote. À cet égard, le jugement majoritaire – scrutin à un seul tour où l’électeur donne une mention à chaque candidat – constitue une alternative sérieuse qu’Emmanuel Macron devrait au plus vite proposer.

Monsieur le Président,

Deux portes s’offrent à vous pour entrer dans l’Histoire. Être le premier Président qui devra tous ses mandats au vote barrage contre l’extrême- droite. Être celui qui aura permis à l’extrême droite de s’emparer du pouvoir. Vous jouez actuellement à la roulette russe celle qui s’ouvrira à vous, mais n’y aurait-il pas une troisième porte, avec un peu plus de panache ?

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Comme de nombreux politistes l’ont souligné, ce deuxième tour avec Marine Le Pen de 2022 est très différent de celui de 2017 ou de celui de 2002. 2002 a été un séisme face auquel un front républicain sans faille s’était levé pour contenir tout risque de tsunami sur notre démocratie. 2017 nous a surpris, tant par la survenue d’un nouveau duel avec l’extrême droite que par la mollesse du front républicain. Elle fut aussi la première élection au cours de laquelle l’ingérence étrangère s’est emparée de l’arme numérique de l’influence sociale.

Ne nous trompons pas, il ne s’agissait que de fourbir ses armes. Cinq ans plus tard, elles n’en sont que plus redoutables, puissantes de votre passif, et capables de frapper par surprise. Que ce soit une révélation de dernière minute (vraie ou fausse, qu’importe) ou bien l’album photo de cinq années de crises successives présentées sous leur plus mauvais jour, ces campagnes ont désormais le pouvoir de faire basculer en dernière minute quelques pourcents de l’électorat.

Cette incursion gouvernementale en territoire d’extrême droite a laissé des traces pérennes dans l’imaginaire collectif.

Comme il en ressort de vos nombreux et, reconnaissons-le, audacieux bains de foule, beaucoup de concitoyens éprouvent après ce premier mandat, à tort ou à raison, une amertume, et parfois une colère, que la raison peine à calmer. En ligne, toute cause nécessitant un argumentaire de plus de 10 secondes étant perdue, vos calmes justifications auront peu d’effets sur les millions d’électeurs qui y forgent désormais leurs opinions.

À l’heure où beaucoup clament la mort du front républicain, une partie significative de l’électorat de La France Insoumise et des abstentionnistes que vous vous devez de convaincre passera donc son chemin, dans le meilleur des cas. Rappelons qu’ils représentent plus de 40% des inscrits sur les listes électorales.

La structure de votre adversaire politique est par ailleurs inédite. Force est de constater que depuis 2017 l’extrême droite a muté, réalisant une division du travail qui peut s’avérer redoutable (comme je le montre dans Toxic Data). Un couple Marine Le Pen / Éric Zemmour qui joue au bon flic / mauvais flic, issu de la dédiabolisation de la première et de l’irruption du second sur la scène politique. Un obsessionnel du dénigrement et de la complainte anti-système auquel la pandémie a donné une emprise certaine sur quelques centaines de milliers d’électeurs : Florian Philippot.

Dans ce trio, Marine Le Pen a le beau rôle et vous le savez. Elle a pu déléguer une partie de ses attaques à ses acolytes pour se concentrer sur un programme consensuel et lisse. Et pour ceux qui se souviendraient encore de ses origines idéologiques, vous avez malencontreusement contribué à les légitimer en laissant vos ministres s’approprier l’imaginaire et le vocabulaire de l’extrême droite (par exemple « islamo-gauchisme »). L’un d’eux est même allé jusqu’à qualifier Marine Le Pen de « molle » sur l’immigration.

Cette incursion gouvernementale en territoire d’extrême droite a laissé des traces pérennes dans l’imaginaire collectif, comme l’a documenté une étude du CNRS [voir ici] ; et elle ne tourne pas à votre avantage. Elle complète en effet à merveille la nouvelle stratégie de l’extrême droite pour la conquête médiatique des esprits, que votre « conseiller mémoire », Bruno Roger-Petit, avait identifiée dès 2014 au Front National et qu’il est bon de rappeler : utiliser Éric Zemmour comme cheval de Troie. Coloniser les émissions de débat ou d’« infotainment », pour pénétrer le « système » de l’intérieur, c’est maintenant chose faite.

Soyons lucides, alors qu’au 15 Avril, les sondages donnent l’extrême droite à 46% au second tour et placent l’abstention à 30%, que les leaders politiques laissent plus que jamais les électeurs « libres de leurs choix », l’issue du scrutin se joue clairement dans la marge d’erreur. Cette perspective devrait être insoutenable à quiconque tient à la démocratie. Voici donc une solution radicale pour en sortir, aurez-vous la clairvoyance et le courage de la défendre ?

Les promesses électorales n’engagent que ceux qui les écoutent mais perdent de leur force de conviction à être multipliées. La cartouche « sans filtre », utilisée pour la convention citoyenne est par ailleurs grillée et difficilement réutilisable. Ce n’est donc pas la multiplication des annonces qui suscitera une adhésion à même de lever toute incertitude sur l’issue du second tour, mais au contraire une unique promesse constituant un « signe clair aux électeurs pour leur permettre de bouger » comme le réclame le leader de la France Insoumise.

S’il n’y avait qu’une seule promesse à faire pour rétablir la confiance entre un Président et les Français, laquelle serait-elle ? La réponse brille par son absence dans votre programme et son omniprésence dans l’expression des citoyens, du Grand Débat National (cf. cette étude du CNRS) aux résultats de ce premier tour : que ce Président soit choisi via un processus juste et sincère et non comme le candidat le moins pire entre deux options et deux seulement. En bref, notre démocratie est malade de son mode de scrutin, et il est urgent de refaire société en redonnant sens au vote.

Il existe un mode de scrutin plus juste, créant moins de frustrations et plus d’enthousiasme pour les idées : le jugement majoritaire.

Les symptômes ? Mis à part une inquiétante abstention, la médiocrité des campagnes présidentielles induite par le mode de scrutin commence à lasser sérieusement les Français. La question du vote utile était sur la table dès septembre. Depuis septembre également, l’espace médiatique a été cannibalisé par les idées d’un polémiste pourtant rejeté par plus de 55% des Français, n’ayant donc aucune chance au second tour, et qui n’a fait que 7% au premier.

Jusqu’à janvier, les partis se sont perdus dans des processus de désignation de candidats contre-productifs qui n’avaient d’autre justification que d’éviter la division des voix. Avec un résultat mitigé, puisque comme l’a montré une récente étude de l’association Mieux Voter, l’offre politique issue de ces primaires est en décalage avec les aspirations des Français. Ce n’est pas mieux du côté des idées. En France, une bonne idée est soit rejetée en raison de celui qui la porte, soit suscite une adhésion telle que, reprise par plusieurs candidats, ces derniers sont victimes de division des voix.

Enfin, pour une très grande majorité de Français, le deuxième tour tourne de manière récurrente à la prise d’otage ou au chantage affectif. Voter c’est choisir, mais choisir avec le mode de scrutin actuel, c’est avoir le sentiment d’être contraint de choisir le moins pire pour ne pas culpabiliser de ne pas avoir exercé sa citoyenneté. Au-delà de savoir s’il faut se satisfaire d’être choisi de la sorte, la perception du moins pire est hautement manipulable, ce que les Français apprendront à leurs dépens, comme d’autres peuples avant eux.

Cette maladie de la démocratie n’est pas une fatalité. Il existe un mode de scrutin plus juste, créant moins de frustrations et plus d’enthousiasme pour les idées : le jugement majoritaire. Récemment inventé par deux chercheurs du CNRS et reconnu mondialement comme le moins sensible aux manipulations d’opinion, il permettrait d’éviter tous les écueils du scrutin actuel tout en donnant aux Français une compréhension plus fine de ce qui les unit et de ce qu’ils rejettent. Le principe en est simple : chaque électeur juge indépendamment tous les candidats en lui mettant des mentions allant de « excellent » à « à rejeter », et le candidat le mieux évalué l’emporte.

Ce mode de scrutin en un seul tour a de multiples vertus. Les citoyens expriment pleinement leurs préférences politiques en langage naturel via une palette de mentions. L’opinion est ainsi précisément mesurée et la frustration réduite d’autant. Le vote utile disparaît, les candidats étant évalués indépendamment, tandis que le phénomène de division des voix disparaît. Une bonne idée défendue par plusieurs candidats n’a pas moins de chances d’être mise en œuvre. Un parti ne diminue pas ses chances d’accéder au pouvoir en proposant plusieurs candidats.

Le vote contestataire est pris en compte puisque si tous les candidats sont rejetés par une majorité d’électeurs, une nouvelle élection avec de nouveaux candidats peut être décidée au motif que l’offre politique n’est pas en adéquation avec les attentes des citoyens. Une personnalité rejetée par la majorité de la population ne peut être élue et n’est donc pas légitime pour monopoliser le débat public.

Réformer le mode de scrutin à la présidentielle avec le jugement majoritaire est une mesure qui répond aux aspirations des abstentionnistes et de ceux qui votent blanc de voir leur opinion prise en compte. Elle est une main tendue aux partis dont les scores reflètent plus une stratégie de vote utile que la véritable adhésion de la population à leurs idées. Enfin, elle redynamiserait la vie des partis politiques en leur permettant de parier sur des candidats complémentaires sans qu’ils risquent de s’autodétruire.

Ce mode de scrutin est enfin une valeur sûre. Malgré son invention récente (2007), le jugement majoritaire a été utilisé déjà dans de nombreux contextes et lors d’élections à plusieurs centaines de milliers d’électeurs. Votre parti a été pionnier dans son utilisation puisque depuis 2019, il l’utilise pour l’élection de ses cadres locaux et la prise de décision interne.

Changer le mode de scrutin pour l’élection présidentielle requiert de changer la Constitution et nous savons tous que cela est quasiment impossible sous la Cinquième République. Votre position actuelle vous permet pourtant de prétendre pouvoir le faire. C’est précisément cette position qui vous assurera une réélection certaine si vous savez la mettre à profit.

Faire cette promesse en proposant de remettre en jeu votre mandat une fois la Constitution modifiée vous assurerait une adhésion suffisante pour passer sans encombre le deuxième tour. Cela épargnera par ailleurs à la France un score de l’extrême droite déshonorant, tant pour la démocratie que pour vous-même.

Cette réforme sera relativement facile à mener et vous avez tout à y gagner. Si vos adversaires politiques s’y opposent, ils rateront une occasion de vous voir démissionner et paraîtront pendant le reste de la mandature comme des conservateurs rétifs au progrès démocratique. S’ils l’acceptent, vous apparaîtrez comme la personne qui a sauvé la démocratie d’un déclin certain en posant la première pierre d’une réforme profonde des institutions. Vos chances de victoire lors du nouveau scrutin seront alors bien supérieures à vos chances pour ce second tour[1], tout en redorant durablement votre image et celle de votre courant politique dans l’opinion des Français. Voici un « en même temps » qui permettrait de faire avancer la France.

Refaisons société sur des bases saines plutôt que de chercher à tout prix à voguer sur un radeau qui peut, à tout moment, se fracasser sur le récif des extrêmes. Pour aborder les défis considérables qui s’amoncellent à l’horizon, nous aurons besoin d’une nation soudée, et pour cela, nous devons d’abord mieux voter.


[1] Techniquement la Constitution interdit de faire plus de deux mandats consécutifs, mais il est toujours possible lors de sa modification, d’introduire une disposition proche de celle utilisée lorsque le Président du Sénat prend la présidence après une démission ou un décès du Président de la République : si l’un des mandats est inférieur à un an, un troisième mandat est possible.

David Chavalarias

Mathématicien, Directeur de Recherche CNRS au Centre d’Analyse et de Mathématique Sociales de l’EHESS

Notes

[1] Techniquement la Constitution interdit de faire plus de deux mandats consécutifs, mais il est toujours possible lors de sa modification, d’introduire une disposition proche de celle utilisée lorsque le Président du Sénat prend la présidence après une démission ou un décès du Président de la République : si l’un des mandats est inférieur à un an, un troisième mandat est possible.