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Nantes, un éclair dans la nuit du football français

Journaliste

Championnat domestique miné, échec récurrent des clubs de l’Hexagone sur la scène européenne, incidents à répétition en tribunes : la saison de football qui s’achève samedi soir fut une longue affliction. En toile de fond, les limites d’un modèle de développement axé uniquement sur la marchandisation, allégorie de celle de nos vies.

Nice-Nantes : débarrassée pour la première fois depuis huit ans de l’encombrante présence d’un Paris Saint-Germain qui ne fait même plus rêver ses propres supporters, l’affiche de la 105e finale de la Coupe de France sentait bon le printemps du jeu. Cette opposition entre deux clubs historiques du football français renouait avec la fièvre du samedi soir. Rempli aux deux tiers de supporters des Canaris, le Stade de France ressemblait à un champ de jonquilles et des effluves d’autrefois nous titillaient les narines. Durant la rencontre, remportée par les Canaris – leur premier trophée depuis vingt-et-un ans –, on entrevit même par séquences des bribes de jeu à la nantaise, un label de qualité qui a dû échapper à la culture footballistique qatarienne.

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Inattendu et providentiel épilogue en contre-pied d’une saison détestable de bout en bout, entre jets de projectiles et chants abjects, mouvements de contestation et envahissements de terrain, interruptions de match et arrêtés préfectoraux. Comme les Gilets jaunes avaient occupé les ronds-points dans tout le pays, aucune région ne fut épargnée et c’est sans doute ici le constat qui doit le plus nous interpeller. Car la chronique des dix derniers mois ne fait guère écho d’affrontements entre fanatiques, elle dit le degré de nervosité de publics pouvant prendre feu à la moindre étincelle, n’importe où, n’importe quand.

Une explication recevable serait bien sûr l’état d’épuisement d’une société française déprimée par deux ans de pandémie, de confinements, de couvre-feux, d’attentes fébriles, d’angoisses, de crispations, etc. Mais alors comment expliquer que dans des pays où bien plus que chez nous le ballon rond est religion et où donc la tenue de matches à huis clos fut une réelle frustration, c’est dans l’allégresse que l’on retourna au stade quand le feu repassa au vert et non pour y déverser sa haine ?

Le football a certes toujours été un miroir grossissant des déséquilibres de notre société. Le culte voué par la ville de Marseille à Bernard Tapie, par exemple, ne vient pas de nulle part : en offrant la coupe d’Europe à la cité phocéenne, l’homme d’affaires fit des enfants des quartiers Nord des vainqueurs – ceux-ci ne gagnaient peut-être que par procuration les soirs de match au stade Vélodrome mais au moins ces soirs-là étaient-ils du côté des biens nés.

Parce qu’il déchaîne les passions ce sport a une forte propension à décomplexer les imbéciles et cela ne date pas d’hier. Sans aller jusqu’à affirmer qu’elle lui est consensuelle, la violence a toujours tenu compagnie au football, peut-être parce que trop souvent on a voulu donner à ce dernier un tour guerrier. Dès 1885, en Angleterre, un match entre Preston North End et Aston Villa vire au cauchemar : les joueurs des deux équipes reçoivent crachats, pierres et même coups de bâton ! Pour décrire cette incroyable fureur, un journaliste fait référence à la famille irlandaise « Houlihan », tristement célèbre pour des actes antisociaux commis à Londres. Houlihan serait l’étymologie la plus probable du mot « hooligan ».

Il est de bon ton par ces temps tempétueux de saluer le thatchérisme qui serait venu à bout du hooliganisme. Dans les années 80, la Dame de fer mit, en effet, en place un programme radical d’éradication de ce fléau reposant sur des méthodes habituellement utilisées dans la lutte contre le terrorisme : surveillance, infiltration, fichage menant à la prononciation de très nombreuses interdictions de stade, etc. Avec d’incontestables résultats.

Mais comme toujours en pareilles circonstances, de regrettables amalgames furent opérés. On demanda aux vrais supporters de payer beaucoup plus cher leur ticket d’entrée en tribune et de rester sagement assis à leur place : une discrimination par l’argent s’opéra et le foot anglais y perdit sa dimension populaire. Les fondations de la Premier League avaient été posées : ce serait le championnat des riches.

Il convient de faire le distinguo entre le hooliganisme, d’inspiration fasciste, et le mouvement Ultras, de sensibilité révolutionnaire.

Cependant, l’exposition un peu hâtive de cette solution semblant toute trouvée oublie généralement de mentionner que la plupart des hooligans anglais des eighties étaient issus des classes les plus défavorisées du pays, achevées par une désindustrialisation sauvage et brutale. C’est à partir de là, au moment où, dans une société totalement désorientée, émergeait le mouvement identitaire skinhead, que les idéologies les plus nauséabondes firent leur entrer dans les stades avec pour corollaire la violence. À l’instar du football, la politique a elle aussi parfois malheureusement une inclination à ne pas générer que de l’intelligence et il faut bien alors en assumer les conséquences.

Il relève de l’euphémisme de souligner que le premier quinquennat d’Emmanuel Macron n’aura pas contribué à ramener de la sérénité dans une société en pleine crise de sens et qui a force de démonétisation du verbe politique semble pour une partie d’entre elle ne plus y croire. Face à l’incertitude de l’avenir, les brebis les plus égarées auraient eu besoin d’entendre un discours empathique, au lieu de cela il leur fut servi durant cinq ans une sorte de fable, une réalité abstraite échappant aux esprits les plus éclairés, et surtout des saillies provocatrices, inhabituelles de la part d’un président de la République.

Quand le premier des Français offense, il ne faut pas s’étonner que certains de ses sujets débagoulent. Au-delà de son absurdité fondamentale, la politique du « en même temps » aura eu un effet pervers : cultiver le trouble et la division et, plus terrible encore, le soupçon chez les plus fragiles, avec pour séquelles principales la déportation du débat d’idées vers les extrêmes et le retour d’une violence politique et sociale jusque dans les stades.

À l’heure où le manichéisme et les généralités ont la cote, il convient toutefois de faire le distinguo entre le hooliganisme, d’inspiration fasciste, et le mouvement Ultras, de sensibilité révolutionnaire. Si le premier est loin d’avoir été éradiqué en Europe, preuve en sont les affrontements réguliers que relatent leurs protagonistes sur les réseaux sociaux, il n’a pour ainsi dire plus sa place dans les tribunes.

Les Ultras, pour leur part, n’ont qu’un dessein : le soutien indéfectible de leurs couleurs, ce qui peut sous-tendre une opposition à des dirigeants qui par l’inconséquence de leur gestion mettraient en péril les valeurs de leur club. Stigmatiser sans même chercher à comprendre, punir à coups de huis clos ou d’interdictions de déplacement, pour quelques fumigènes ou une banderole au message dérangeant, ne peut donc être qu’improductif. Au point que certains groupes de supporters en vinrent même à se demander si le pass sanitaire n’allait pas être un outil supplémentaire au service de leur flicage.

Homme à la tête bien faite, l’entraîneur nantais Antoine Kombouaré rendit un vibrant hommage aux supporters des Canaris après la finale de la Coupe de France : « C’est leur victoire aussi. Parce que ce sont des gens qui ont énormément souffert. Sous la présidence de (Waldemar) Kita ça n’a pas été facile pour eux. » Douloureux, en effet, de voir un club qui faisait l’admiration de tous par son esprit de famille, sa stabilité et son savoir-faire en matière de formation troquer un à un ses habits de lumière contre des oripeaux.

Que nous disent les Ultras de la Brigade Loire qui lors de chaque rencontre agitent des drapeaux noirs et chantent à la gloire d’Emiliano Sala, décédé des suites du transfert le plus stupide de l’Histoire ? Ou ceux du virage Auteuil qui quittent le Parc des Princes avant même la fin du match le soir de l’officialisation du dixième titre de champion de France du PSG ? La même chose : ils ne se reconnaissent plus dans leurs clubs respectifs et la politique de marchandisation, qu’elle soit high ou low cost, qui leur sert de boussole.

Le malaise remonte à loin, à un certain arrêt Bosman rendu par la Cour de justice des Communautés européennes le 15 décembre 1995, qui donna le coup d’envoi d’une gigantesque foire au pognon. Le football venait de s’inscrire dans la logique néolibérale qui allait bientôt présider à nos existences. Lors de l’hiver 2005, le club ouvrier d’Arsenal alignait ainsi pour la première fois seize joueurs non anglais sur une feuille de match.

Dans le même temps, une partie des supporters de Manchester United faisait schisme pour protester contre le rachat de leur club par l’homme d’affaires américain Malcom Glazer : le FC United of Manchester était fondé sur les valeurs cardinales d’un football populaire, démocratique et solidaire, en opposition au mercantilisme des grands fonds, qui, en recherche permanente de meilleurs rendements, réduit désormais le fan à un consommateur.

La théorie du ruissellement des millions qatariens a tellement bien fonctionné qu’il a fallu aller chercher des Luxembourgeois pour renflouer notre Ligue 1.

La bien-pensance voudrait faire croire que les agissements coupables des Ultras les plus agités seraient liés au simple fait que ceux-ci n’accepteraient plus le principe inaliénable de la défaite. Foutaises ! Les Ultras émargent au rang des derniers résistants au modèle sociétal dévorant nos vies quand les lacrymogènes et les blindés ont tendance à devenir la réponse systématique à toute manifestation d’intention pacifique. Le temps d’une finale, les Nantais ont eu l’intelligence de « compartimenter » pour reprendre un terme employé par Antoine Kombouaré et donc de remettre à plus tard la poursuite de leurs revendications. Mais l’impressionnant tifo déployé au Stade de France ne souffrait aucune ambiguïté : « Quoiqu’il arrive, maintenons le cap ».

Les vomissures des Ultras niçois sur la mémoire d’Emiliano Sala n’ont, bien sûr, rien à faire dans un stade. Soulignons toutefois que c’est à Nice que commencèrent les problèmes en août dernier et que c’est encore à Nice que s’est produit l’inacceptable neuf mois plus tard. Qu’a-t-il été fait dans l’intervalle pour y mettre fin ? En même temps, difficile de s’attaquer en profondeur au problème de la relation avec le public quand on est tout occupé à la négociation des droits de retransmission des matches.

La dernière trouvaille de la Ligue de Football Professionnel (LFP) ? Céder une part de ses revenus commerciaux au fonds d’investissement CVC Capital Partners en échange d’1,5 milliard d’euros en cash, dont 600 millions tout de suite. Officiellement, cet argent frais doit permettre le développement du football français – une gageure : six représentants de six pays différents se partagent cette saison les six places de finaliste des trois coupes d’Europe, parmi eux aucun club de l’Hexagone. Il est toutefois permis de douter de l’efficacité de la stratégie puisque 200 millions d’euros vont aller au club qui domine sans partage le championnat et trois fois moins à ses principaux challengers.

La réalité c’est que la théorie du ruissellement des millions qatariens a tellement bien fonctionné qu’il a fallu aller chercher des Luxembourgeois pour renflouer notre Ligue 1. Une forte revalorisation des fameux droits TV est à nouveau espérée – le chiffre astronomique d’1,8 milliard d’euros par saison a été avancé. À croire que le camouflet Mediapro (un contrat à un milliard non honoré) n’a pas laissé d’autre trace que de la dette. Vincent Labrune, le président de la LFP, a tenu à remercier en personne Emmanuel Macron pour avoir permis la réalisation de ce projet.

Le soir de la finale de la Coupe de France, Christophe Galtier y est également allé de son cirage de pompe à l’endroit du chantre du capitalisme triomphant. La cohérence ne saute pas aux yeux quand l’entraîneur niçois n’a de cesse de se plaindre du faible niveau d’investissement de son patron – le pétrolier britannique Ineos – dans son outil de travail.

Attendons-nous donc à une nouvelle fronde des supporters du PSG qui lorsque la bise sera venue prendront un nouveau coup de froid en Ligue des Champions. Leurs homologues nantais devraient également redescendre rapidement de leur petit nuage, la perspective de disputer une coupe d’Europe ne présageant en rien de lendemains qui chantent dans la Maison Jaune. L’euphorie à peine retombée, trois membres de sa direction étaient placés en garde à vue dans le cadre d’une enquête sur de présumées commissions occultes dans le cadre de transferts. Mais montés au ciel le temps d’une soirée magique au moins les supporters des Canaris auront-ils pu faire enfin le deuil d’Emiliano Sala en offrant à « cet Argentin qui ne lâchait rien » un miraculeux trophée. 


Nicolas Guillon

Journaliste

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