Savoirs

Prendre position (politique) et prendre le temps (de regarder)

Philosophe, historien de l'art

Dans Révolution : une histoire culturelle (2022), Enzo Traverso regrette que l’exposition Soulèvements (2016) de Georges Didi-Huberman « privilégiait les aspects esthétiques des soulèvements au point d’en estomper la nature politique ». Le philosophe et historien de l’art lui objecte la nécessité de donner aux subjectivités toute leur place dans le processus des transformations sociales. Car nul ne saurait séparer la politique du désir.

Cher Enzo Traverso,

Je vous écris avec des sentiments divisés, d’amitié et de reconnaissance d’une part – un peu de désagrément, voire une certaine irritation de l’autre. Lorsque s’est ouverte au Jeu de Paume, à Paris, l’exposition Soulèvements en 2016, j’ai été l’objet de quelques critiques, ce qui était bien légitime pour un tel exercice (et pour une telle thématique). Je n’ai pas pensé qu’il me fallait répondre à celles qui manifestaient ce sectarisme dont le débat intellectuel français est si souvent le théâtre, celui des inutiles affrontements entre personnes qui devraient pourtant se situer du même côté, comme on dit, de la barricade.

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Une critique venant de vous, c’est tout autre chose parce que votre travail, depuis longtemps, m’importe – par le biais, notamment, de penseurs que nous admirons tous deux, et cela va de Walter Benjamin à Daniel Bensaïd ou Michael Löwy –, m’aide et me semble donc, sur plusieurs plans, fraternel.

Je vous suis reconnaissant, tout d’abord, pour ce que votre dernier livre Révolution : une histoire culturelle[1],a décidé d’entreprendre. Voilà en effet un chantier qu’il fallait renouveler, et dont votre contribution va sans aucun doute marquer, par son ampleur, une étape significative. Il n’entre pas dans mon propos de faire une liste de tout ce qui pourrait légitimement m’y donner à réfléchir ou, plus spécifiquement, pourrait nous rapprocher à travers nos essais respectifs sur ce genre de questions.

Il me suffira de rappeler que le point de vue, nommé par vous « histoire culturelle », consonne tout à fait avec mes tentatives issues de la Kulturwissenschaft d’Aby Warburg : une discipline ou « transdiscipline » qui avait débouché sur le projet d’une « iconologie politique » et que le travail d’Horst Bredekamp, dont vous vous réclamez dès le deuxième paragraphe de votre livre, a su prolonger de façon remarquable.

Vous repartez ainsi de l’idée, exprimée récemment par Bredekamp, que « les images nous observent[2] », une idée qui me guide sans relâche, au moins depuis Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, en 1992, livre où je tentais justement d’articuler une phénoménologie de la visualité avec la notion benjaminienne des « images dialectiques ».

C’est avec une dialectique du « naufrage » et de l’« espoir » que vous introduisez, par ailleurs, tout votre développement, à travers Le Radeau de la Méduse de Géricault où vous voyez quelque chose comme « l’une des plus puissantes allégories du naufrage de la révolution » avant que d’y reconnaître une sorte de mouvement oscillatoire « entre accablement et espoir[3] ».

Vous opposez donc les révolutions aux soulèvements, comme la « nouveauté » s’oppose à la « tradition », l’espoir au désespoir, l’ennemi global à l’ennemi circonstanciel.

Le texte de Soulèvements – désormais repris et amplifié sous le titre Désirer désobéir – commençait de la même façon, à travers un montage qui articulait Le Radeau de Géricault avec, d’un côté La Liberté de Delacroix et, d’un autre côté, Le Cuirassé Potemkine d’Eisenstein, film que j’avais précédemment envisagé à travers cette même dialectique de l’accablement (les larmes versées) et du soulèvement (les armes brandies).

Il y a peut-être toujours, au fond des grandes notions politiques en débat, des conflits de sensibilités. Or de quelles sensibilités, ici, parlons-nous exactement ?

Vous faites, de façon classique, la distinction entre soulèvements, ou révoltes, et révolutions, en rappelant par exemple les termes par lesquels Arno J. Mayer posait le problème : « Les révoltes, explique-t-il, trouvent leur racine dans la “tradition”, le désespoir et la désillusion. Elles visent des ennemis concrets, tangibles, dont elles font des boucs émissaires. […] Ainsi leur horizon est-il limité et de courte durée : elles peuvent être endémiques, comme l’observe Mayer, mais sont toujours circonscrites sur le plan spatial. Les révolutions, au contraire, soulèvent des espoirs portés par des idéologies et des visions utopiques ; elles sont souvent charriées par des forces qui incarnent des projets politiques, comme les jacobins ou les bolcheviks. Elles aspirent consciemment à changer l’ordre social et politique[4]. »

« La distinction entre révolte et révolution demeure utile, même si elle est toujours difficile à tracer », dites-vous ensuite. Quitte à en réaffirmer le hiatus sur le plan de la sensibilité, justement : « Célébrer les rébellions revient à hypostasier leur moment lyrique, quand un peuple se dresse et passe à l’action ; interpréter les révolutions signifie inscrire leur surgissement dans un processus de destruction créative, lorsqu’un ordre est détruit et qu’un nouveau voit le jour[5]. »

On retrouve ainsi, dans votre vocabulaire même, une hiérarchie politique qui se révèle aussi comme une prise de parti sur le terrain très général des principes philosophiques. Vous opposez donc les révolutions aux soulèvements – selon un emploi strictement politique, et non anthropologique ou phénoménologique, de ce dernier terme – comme la « nouveauté » s’oppose à la « tradition », l’espoir au désespoir, l’ennemi global à l’ennemi circonstanciel, la longue durée à la crise éphémère, l’espace de tous à l’enclave insurrectionnelle, l’ordre nouveau au désordre brut, le « processus » structurel au simple « moment » phénoménal…

Façon d’opposer, pour finir, le projet politique porté par toute révolution authentique à quelque chose qui ne serait qu’une « vision limitée » dans le simple désir – le simple « désirer désobéir » – caractéristique des soulèvements ou des révoltes.

On voit immédiatement, dans votre texte, que cette distinction politique ne va pas sans une polarisation de la sensibilité. Vous employez ainsi le mot lyrisme pour le dire « hypostasié » dans la façon de « célébrer les rébellions ». Même si cela n’est pas plus longuement développé, on comprend que cette « hypostase » caractériserait une sensibilité de type anarchiste, par opposition au réalisme que porterait en lui le véritable « projet politique » de la révolution, que définit la sensibilité communiste.

Mais est-ce bien ainsi qu’il faut situer les sensibilités ? Qu’il faut, par la suite, les opposer ? Comme si l’une, la « lyrique », était fondée sur la simple émotion et l’autre, la « réaliste », sur la plus vaste raison ? N’est-ce pas là reconduire un très académique schéma philosophique, platonicien en son fond, c’est-à-dire idéaliste et, donc, exigeant d’être déconstruit ?

Qu’il suffise, à ce propos, de rappeler comment Hannah Arendt déplaçait ces lignes de fracture en affirmant que « l’absence d’émotion n’est pas à l’origine de la rationalité, et ne peut la renforcer. […] Pour réagir de façon raisonnable, il faut en premier lieu avoir été “touché par l’émotion” ; et ce qui s’oppose à l’“émotionnel”, ce n’est en aucune façon le “rationnel”, quel que soit le sens du terme, mais bien l’insensibilité[6] ».

C’est là que le mot « sensibilité » semble, au penseur politique, ne poser que des problèmes à résoudre ou des pièges à éviter (cela étant vrai jusque dans l’heureuse revendication, par Jacques Rancière, d’un « partage du sensible » où il me semble que la notion de « sensible » ne bénéficiait pas de la même clarification que celle, plus directement politique, du « partage[7] »).

D’un côté, le point de vue d’une « histoire culturelle » vous incite à reconnaître que « les révolutions engendrent souvent des tournants esthétiques[8] » ; d’un autre côté – et presque immédiatement après avoir écrit cette phrase – vous évoquez l’exposition Soulèvements qui, dites-vous, « quoique remarquable à bien des égards, privilégiait les aspects esthétiques des soulèvements au point d’en estomper la nature politique[9] ». Et c’est bien là que le mot « sensibilité », qui se dit en grec aïsthèsis, vous place dans l’embarras devant ces « aspects esthétiques » des soulèvements. Cela m’évoque un peu comment je me suis heurté, il y a plus de vingt ans, à ce même argument de l’esthétisation, non pas sous cette forme embarrassée mais sous une forme carrément violente, à propos des images de la Shoah.

Pour étayer votre suspicion quant à ces « aspects esthétiques », vous donnez un exemple. Exemple éclatant, et qui prend même valeur d’emblème dans la mesure où il s’agissait de l’image immédiatement visible sur la couverture du catalogue Soulèvements (et même visible, dans l’espace public parisien, sur les affiches de l’exposition). Je vous cite : « Saisir l’élégance d’un geste qui évoque la beauté d’une performance athlétique n’en éclaire pas la signification politique. Sur la couverture du catalogue de l’exposition, l’illustration montre un adolescent jetant une pierre.

Une histoire culturelle se doit d’être aussi précise comme histoire que sensible comme culturelle.

L’image le surprend au beau milieu de son élan, le corps tendu par l’effort. Une impression de légèreté et d’harmonie corporelle se dégage de cette photographie de Gilles Caron. Si l’on ne regarde les soulèvements que sous un angle esthétique, le fait que ce jeune homme soit un unioniste qui participe à une émeute anticatholique à Londonderry en 1969, comme l’explique la légende, devient un détail négligeable[10]. »

Négligence, évidemment, qui étoufferait dans le lyrisme esthétique le sens même de la position politique à tenir devant la question des soulèvements.

Permettez-moi, cher Enzo Traverso, de vous renvoyer l’argument : vous manifestez dans ce jugement une négligence « esthétique » qui égare votre position politique elle-même. Qui étouffe votre regard dans une négligence de lecture. Et qui, du coup, jette une ombre sur la méthode même de ce que vous entendez par « histoire culturelle ». Une histoire culturelle se doit d’être aussi précise comme histoire que sensible comme culturelle.

Pour conjuguer les deux, lorsqu’on parle d’images ou qu’on les fait servir d’arguments dans un livre où il est question de politique, il faut commencer en toute bonne méthode, dirai-je, par prendre le temps de les regarder, ces images. Vous écrivez que « ce jeune homme [est] un unioniste qui participe à une émeute anticatholique à Londonderry en 1969, comme l’explique la légende »… Pensez-vous donc qu’une légende « explique » quoi que ce soit ? Faut-il se contenter de la légende lorsqu’on se trouve en face d’une photographie de ce genre ? Évidemment pas. Alors, s’il vous plaît, prenez un peu le temps de regarder.

D’abord, là où vous parlez d’« un adolescent jetant une pierre », prenez le temps de constater qu’il y en a deux dans l’image de Gilles Caron. Ce n’est donc pas un individu isolé dans la « beauté d’une performance athlétique », comme vous dites. Le cadrage laisse imaginer – ce que la série des photographies permet de vérifier – qu’ils sont encore plus nombreux que cela. Nous sommes donc bien loin d’une simple volonté « esthétique » pour rendre visible et, même, pour isoler la « légèreté » ou l’« harmonie corporelle » dont vous faites état. Ce que l’on voit au premier plan de l’image n’est donc pas une figure esthétiquement isolée de tout, mais le membre d’un groupe agissant dans le contexte d’une histoire politique.

Quel est donc ce contexte ? Il faut, là encore, prendre le temps – quelques secondes suffisent – de regarder. Et pour cela il faut, contre la hiérarchie naïve de la figure et du fond qui ne porte attention qu’à la première au détriment du second, regarder dans quel espace ces deux figures se meuvent. Il y a d’abord le sol : constellé de pierres, de gravats, il indique un espace de violence, de destruction, de confrontation. Confrontation avec quoi, avec qui ? Eh bien, pour le comprendre en un instant, il suffit de regarder un peu plus loin, « au fond » de l’image : là-bas, dans un lointain de seulement quelques dizaines de mètres.

Comme souvent, les figures sont nettes à l’avant-plan et plus floues à l’arrière-plan. Mais il est possible de reconnaître, dans toutes les silhouettes semblables qui font face aux deux jeunes gens, un cordon de policiers en uniformes, revêtus de casques. Le contexte historique de la « manifestation anticatholique de Londonderry » – légende de la photographie sur laquelle vous appuyez votre identification du « jeune unioniste » – nous permet de comprendre qu’elle se trouve donc là-bas, au fond, protégée par les forces de l’ordre britanniques des pavés que jettent ces deux manifestants du premier plan : ces deux jeunes catholiques, donc.

Je suppose que vous n’auriez jamais dit, devant une photo de Robert Capa intitulée « Mouvements de troupes fascistes à Teruel », que le photographe se trouvait « avec » les troupes fascistes. Pourquoi imaginez-vous d’emblée que la légende « manifestation anticatholique » devrait signifier que Gilles Caron se trouvait du côté de cette manifestation ? Ne voit-on pas – à même l’image, pourrait-on dire – que le photographe se trouvait bien en face des forces légalistes ? C’est qu’il avait justement pris le risque, comme Capa avec les Républicains espagnols, de se tenir du côté des catholiques anti-unionistes. Serait-ce parce que les gestes captés par le photographe, qui ont en effet quelque chose de très chorégraphique, sont trop gracieux ou trop intemporels – anachroniques par conséquent – pour être révolutionnaires ?

Or voilà qui pose, justement, une question méthodologique à toute entreprise d’histoire culturelle. De même qu’une image doit être regardée dialectiquement – s’il y a une figure, cherchons les autres à qui elle s’adresse et qui lui répondent, allons voir le fond d’où elle sort, en ce double sens qu’elle en diffère et qu’elle en provient –, de même une histoire culturelle doit être temporalisée dialectiquement.

« Un compte rendu fidèle des batailles napoléoniennes, écrit Trotski, se doit d’aller au-delà de la géométrie des camps, de la rationalité et de l’efficacité des choix tactiques et stratégiques des états-majors. »

Au regard d’une telle histoire culturelle, la révolution comme « projet politique » ou « expression d’ambitions immenses, parfois universelles », ainsi que vous la définissez après Mayer[11], se révèle quelque peu insuffisante. Il devient alors nécessaire de problématiser deux dimensions de cette histoire culturelle en même temps : se demander comment nous faisons regard lorsque nous nous posons la question « quelle sensibilité ? » ; et se demander comment nous faisons histoire lorsque nous nous posons la question « quelle temporalité ? ».

Vous avez pleinement convenu de cette insuffisance, cher Enzo Traverso, puisque vous entendez situer votre travail dans le sillage de Walter Benjamin autant que dans la généalogie de Karl Marx.

Entre les deux vous placez Léon Trotski, dont l’Histoire de la révolution russe, qui osait citer Charles Dickens et même Marcel Proust, vous apparaît comme une œuvre exemplaire où l’histoire – comme savoir, comme récit – avait été capable de donner toute leur place aux subjectivités, donc aux sensibilités, dans le processus même des transformations politiques : « Pour comprendre le passé, il n’est pas nécessaire que l’historien le soumette à une investigation “anesthésique” qui neutraliserait les sentiments des protagonistes et leur ôterait toute émotion. […] Un compte rendu fidèle des batailles napoléoniennes, écrit Trotski, se doit d’aller au-delà de la géométrie des camps, de la rationalité et de l’efficacité des choix tactiques et stratégiques des états-majors. Cet examen ne peut ignorer les ordres mal compris, l’incapacité du général à lire une carte ou la panique, voire les coliques qui s’emparent des soldats et des officiers avant l’assaut. L’un des traits remarquables d’Histoire de la révolution russe réside dans sa force narrative, dans sa capacité à faire revivre des événements dans toute leur intensité, à restituer une vue d’ensemble mêlant aussi bien les actions individuelles des protagonistes que la force des sujets collectifs en mouvement[12]. »

Votre référence à Trotski comme historien des subjectivités révolutionnaires – avec leurs affects, leurs émotions, leurs désirs, leurs mémoires – est très juste. J’avais rencontré une même configuration semblable dans le domaine « esthétique » en étudiant comment le cinéaste « pathétique » par excellence, Sergueï Eisenstein, avait tenu à déplacer la première projection du Cuirassé Potemkine afin que Trotski puisse y assister.

Et cela parce que le grand carton introductif de son film était un long passage de l’Histoire de la révolution russe sur les événements de 1905, passage où le vocabulaire était, justement, très émotionnel et lyrique. À la suite de l’arrestation de Trotski – et jusque dans les versions « officielles » que l’on diffuse encore d’aujourd’hui –, ce carton introductif aura été remplacé par un texte bien plus normatif, stratégique et « froid » de Lénine[13].

Mais en amont de Trotski, vous convoquez Marx lui-même. Puis, en aval, vous en appelez à Benjamin : « La méthode dont s’inspire cet essai historique doit beaucoup à Karl Marx et à Walter Benjamin. Fidèle à leur tradition intellectuelle, il envisage la révolution comme une interruption soudaine – presque toujours violente – du continuum historique. […] Il s’éloigne cependant du marxisme classique, dans la mesure où il n’adopte pas une approche historiciste[14]. »

Fidèle, donc, à la critique benjaminienne de l’historicisme – y compris marxiste — et à son rejet de toute notion de progrès, vous en venez à cette affirmation : « Penser [que les révolutions] appartiennent au temps linéaire et cumulatif de la progression historique a été l’un des pires malentendus de la culture de gauche du XXe siècle, souvent aveuglée par l’héritage de l’évolutionnisme et l’idée de Progrès[15]. » Et c’est là que reviennent les figures – déjà convoquées dans un livre précédent – des « révolutions naufragées », du « travail de deuil » et de la « mélancolie de gauche[16] ».

Vous manifestez de la sorte une position d’entre-deux. Une position ambivalente – comme en attente de sa propre dialectisation – où dominent constamment les motifs négatifs de la perte, du deuil, du naufrage, de la mélancolie. Parlant des « nouveaux mouvements anticapitalistes », vous affirmez qu’ils « n’appartiennent à aucune des traditions de la gauche communiste » et que, par conséquent, « ils n’ont pas de généalogie ».

Voilà qui semble bien triste, en effet. Puis vous évoquez une oscillation dans laquelle se tiendraient ces mouvements contemporains : « C’est tout à la fois leur force – ils ne sont pas prisonniers des modèles du passé – et leur faiblesse – ils n’ont pas de mémoire. Ils sont nés d’une table rase et n’ont pas élaboré leur rapport au passé. Quoique créatifs, ils sont aussi fragiles car ils ne possèdent pas la force des mouvements qui, soucieux d’inscrire leur action dans une continuité historique, incarnaient une tradition politique. »

Comment, dès lors, faire qu’une « histoire culturelle » de la révolution soit autre chose qu’une œuvre de tristesse et de nostalgie ? Vous donnez une réponse dans les derniers mots de votre livre : « Extraire le noyau émancipateur du communisme de ce champ de ruines ne relève pas d’une opération abstraite ou purement intellectuelle : cela nécessitera de nouvelles batailles, de nouvelles pratiques et un long travail de deuil. Mais l’histoire n’est pas achevée. Les révolutions ne se laissent pas programmer, elles arrivent toujours inattendues[17]. »

Votre conclusion en appelle donc à l’indéterminé. Elle fait en cela retour à l’exergue – puisé chez Daniel Bensaïd – par quoi votre livre commençait : « La révolution sans image ni majuscule reste donc nécessaire en tant qu’idée indéterminée du changement[18]… » Mais qu’est-ce qu’une élaboration historique de l’indéterminé ? Qu’est-ce que l’histoire culturelle d’une « révolution sans image » ? Quel est, alors, le statut des images qui surgissent dans votre propre livre ? Je voudrais vous proposer, à titre d’incitations au dialogue, deux trajectoires d’hypothèses.

Première trajectoire : si l’on veut temporaliser dialectiquement, il faut peut-être faire un pas de côté dans ce que vous appelez la « généalogie » ou la « tradition politique ». La question est à formuler, bien sûr, à partir de Benjamin lui-même : d’où vient que le temps ne soit pas continu ? D’où vient qu’il faille renoncer au modèle du progrès ?

Pour penser cela, Benjamin a convoqué ensemble – pour en faire son « montage » personnel, son usage spécifique – un groupe apparemment très hétéroclite de références littéraires, philosophiques ou théologiques : cela va de Goethe à Baudelaire ou de Proust à Kafka, sans compter les références juives, messianiques ou prophétiques, suscitées par les lectures de Franz Rosenzweig ou les inlassables discussions avec Gershom Scholem. Tout cela permettait à Benjamin d’explorer toutes les voies possibles à ses yeux pour temporaliser l’émancipation des opprimés en dehors d’un simple modèle de progrès.

Mais je voudrais insister ici sur une autre référence, capitale pour Benjamin quoique rarement commentée pour elle-même tant elle paraît banale ou, pire, dépassée (ce qu’elle n’est pas, bien sûr) : c’est la référence à Freud. C’est elle qui permet de mieux penser ce que subjectivité veut dire et, partant, ce qu’il en est du désir, de la mémoire ou des affects – avec tout ce qui y fait obstacle ou répression – jusque dans le champ de la politique.

Qu’un geste politique se manifeste comme désir plutôt que comme projet, c’est aussi ce que Walter Benjamin admira tant chez les artistes et les poètes surréalistes.

Quand Benjamin commente le fétichisme de la marchandise chez Marx, par exemple, il n’hésite pas à faire le saut qui l’amène, depuis l’analyse économique du capitalisme, du côté d’une économie désirante selon Freud (à travers le fétichisme sexuel et le fameux « sex-appeal de l’inorganique »), mais aussi du côté d’une économie de l’image chez un artiste tel que Grandville[19] (ce surréaliste avant la lettre).

Il faut se souvenir que la métapsychologie freudienne ne fut jamais oubliée, non seulement par Benjamin lui-même, mais aussi par les penseurs politiques et les philosophes dont il fut proche, à commencer par Ernst Bloch d’un côté, Theodor Adorno de l’autre (mais il faudrait aussi compter avec Erich Fromm ou Herbert Marcuse, notamment). Aujourd’hui plus que jamais, on pourrait continuer d’en appeler à ce paradigme de pensée : « Révolutionnaires, encore un effort pour assumer la découverte freudienne ! » Cela pour ne pas en rester à l’opposition convenue entre un projet politique rationnel et un désir d’émancipation innervé d’affects. Toute la puissance de l’argument d’Ernst Bloch sur l’utopie consistait, justement, à ne pas séparer la politique et le désir.

À penser, surtout, l’articulation (théorisée par Freud) entre mémoire et désir pour y comprendre quelque chose de plus profond que la simple continuité des traditions acquises (côté mémoire), quelque chose de plus puissant que le simple projet volontariste (côté désir). Au moment où l’emprise du nazisme se faisait toujours plus irrépressible dans les années 1930, Ernst Bloch s’adressait à ses amis communistes en leur reprochant d’ignorer la dimension désirante des subjectivités et des sensibilités humaines : « Les nazis parlent une langue fallacieuse, mais à des hommes, les communistes parlent une langue totalement véridique, mais au sujet des choses[20]. »

Qu’un geste politique se manifeste comme désir plutôt que comme projet, voire comme « ivresse » plutôt que comme calcul, c’est aussi, vous le savez, ce que Walter Benjamin admira tant chez les artistes et les poètes surréalistes. Il retrouvait chez eux cette puissance de l’imagination que les premiers romantiques allemands avaient développée aux temps de la Révolution française.

La notion d’« image dialectique » n’est si cruciale chez Benjamin que parce qu’elle désigne le lieu même où se rencontrent des temporalités hétérogènes : là, donc, où mémoire et désir se réactivent mutuellement. C’est justement ce qu’on retrouve chez Kafka ou chez Joyce, mais aussi dans les romans de Döblin, dans les montages épiques de Brecht, dans les collages de John Heartfield ou dans la rythmique des films d’Eisenstein.

D’où ma seconde trajectoire, qui concerne nos façons de regarder dialectiquement. Il est une référence que les commentateurs de Benjamin négligent très souvent : je veux parler du rôle théorique joué par Aby Warburg en tant qu’iconologue et fondateur d’une toute nouvelle « science de la culture ». Ce n’est pas pour rien que Benjamin chercha, en 1928-1929, à intégrer l’équipe du savant de Hambourg. Pas pour rien non plus que l’entreprise de Warburg apparaît comme un repère, ici et là, tout au long de l’œuvre benjaminienne (depuis l’Origine du drame baroque allemand jusqu’au texte de 1935 sur Bachofen et les « prophéties scientifiques »).

Warburg a inventé une histoire culturelle – fondée, notamment, sur des concepts tels que les « migrations » (Wanderungen) ou la « survivance » (Nachleben) – capables de rendre compte des hiatus, des discontinuités de l’histoire culturelle : des refoulés comme des retours du refoulé. Des symptômes en tant que formations composites animées d’une double énergie de la mémoire et du désir. L’anachronie des survivances, chez Warburg, fut donc une alternative capitale – aux yeux mêmes de Benjamin – à la linéarité du temps historique et à la notion continuiste de tradition.

D’où une façon toujours dialectisée de regarder les productions culturelles en général et les images en particulier. D’où que le temps historique ait dû s’articuler, dans chaque image, avec le retour – quelquefois assumé comme tradition, mais aussi survenant comme impensé ou imprévu – d’une mémoire anthropologique.

Pour ne pas trop prendre votre temps, cher Enzo Traverso, je vous dirai brièvement, pour finir, les raisons qui m’ont amené à choisir cette image de Gilles Caron en couverture du catalogue de Soulèvements. Il y avait évidemment, chez ces jeunes catholiques irlandais luttant pour leur indépendance, un projet politique appelant à une action. Cette action est là, sous nos yeux, mais bien peu lisible dans ses tenants et ses aboutissants. Elle ne passe ici, dans la temporalité même de l’image – un « instantané », comme on dit –, que par un seul geste. Mais voilà qui constituait, pour moi, le motif principal de cette exposition : les gestes humains du soulèvement (ce qui permettait d’en faire une sorte d’atlas) plutôt que les actions révolutionnaires proprement dites (ce qui eût exigé un choix de formes monographiques plutôt que des montages).

Le pari était ainsi de réunir plusieurs époques, plusieurs cas, plusieurs géographies. Au risque, sans doute, de ne pas entrer dans les motifs intrinsèques à chaque lutte ou à chaque tradition politique. Ce que je perdais en récits spécifiques, je tentais donc de le gagner en gestes, en mouvements du corps. Ce que vous appelez, devant la photographie de Gilles Caron, « l’élégance » du geste, j’y voyais d’abord, à la façon de Warburg, la forme d’une intensité et, à la façon de Mauss, une technique du corps.

À travers ces deux optiques conjointes, la nature chorégraphique de l’image renvoyait pour moi à la façon dont les corps, exposés au danger, animés par un désir de lutte, déploient leur intensité tout à la fois solitaire et solidaire. Si j’ai exposé, sur toute une cimaise de Soulèvements, différentes images de Gilles Caron consacrées à ce même geste dans différentes occurrences historiques – jeter un pavé, un caillou, contre un cordon de policiers –, c’est qu’il y avait là, fût-ce partiellement bien sûr, quelque chose comme une généalogie impensée, non théorisée : une généalogie surgissant dans les corps en mouvement, manifestée (autant que manifestante) de façon imprévue.

Une généalogie des gestes d’émancipation. Il s’agissait donc, je le concède aisément, d’un essai d’anthropologie du désir politique attentif aux prises de positions gestuelles, plutôt que d’un traité d’histoire ou d’une théorie des prises de parti concernant l’action à mener.


[1] E. Traverso, Révolution : une histoire culturelle (2021), trad. D. Tissot révisée par l’auteur, La Découverte, 2022.

[2] Ibid., p. 6.

[3] Ibid., p. 5 et 8.

[4] Ibid., p. 22.

[5] Ibid., p. 22-23.

[6] H. Arendt, « Sur la violence » (1969), trad. G. Durand, Du mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine, Calmann Lévy, 1972 (rééd. dans L’Humaine Condition, éd. P. Raynaud, Gallimard, 2012), p. 956.

[7] J. Rancière, Le Partage du sensible. Esthétique et politique, La Fabrique Éditions, 2000.

[8] E. Traverso, Révolution, op. cit., p. 20.

[9] Ibid., p. 21.

[10] Ibid., p. 21.

[11] Ibid., p. 22.

[12] Ibid., p. 15-16.

[13] G. Didi-Huberman, Peuples en larmes, peuples en armes. L’œil de l’histoire, 6, Les Éditions de Minuit, 2016, p. 203-210.

[14] E. Traverso, Révolution, op. cit., p. 13.

[15] Ibid., p. 19.

[16] Ibid., p. 30-35 (cf. id., Mélancolie de gauche. Une tradition cachée, La Découverte, 2016).

[17] Ibid., p. 450.

[18] Ibid., p. 5.

[19] W. Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle. Le Livre des passages (1927-1940), trad. J. Lacoste, Le Cerf, 1989 (éd. 1993), p. 201, 204, 213, etc.

[20] E. Bloch, Héritage de ce temps (1935), trad. J. Lacoste, Payot, 1978 (réédition, Klincksieck, 2017).

Georges Didi-Huberman

Philosophe, historien de l'art, Directeur d'études de l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS)

Notes

[1] E. Traverso, Révolution : une histoire culturelle (2021), trad. D. Tissot révisée par l’auteur, La Découverte, 2022.

[2] Ibid., p. 6.

[3] Ibid., p. 5 et 8.

[4] Ibid., p. 22.

[5] Ibid., p. 22-23.

[6] H. Arendt, « Sur la violence » (1969), trad. G. Durand, Du mensonge à la violence. Essais de politique contemporaine, Calmann Lévy, 1972 (rééd. dans L’Humaine Condition, éd. P. Raynaud, Gallimard, 2012), p. 956.

[7] J. Rancière, Le Partage du sensible. Esthétique et politique, La Fabrique Éditions, 2000.

[8] E. Traverso, Révolution, op. cit., p. 20.

[9] Ibid., p. 21.

[10] Ibid., p. 21.

[11] Ibid., p. 22.

[12] Ibid., p. 15-16.

[13] G. Didi-Huberman, Peuples en larmes, peuples en armes. L’œil de l’histoire, 6, Les Éditions de Minuit, 2016, p. 203-210.

[14] E. Traverso, Révolution, op. cit., p. 13.

[15] Ibid., p. 19.

[16] Ibid., p. 30-35 (cf. id., Mélancolie de gauche. Une tradition cachée, La Découverte, 2016).

[17] Ibid., p. 450.

[18] Ibid., p. 5.

[19] W. Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle. Le Livre des passages (1927-1940), trad. J. Lacoste, Le Cerf, 1989 (éd. 1993), p. 201, 204, 213, etc.

[20] E. Bloch, Héritage de ce temps (1935), trad. J. Lacoste, Payot, 1978 (réédition, Klincksieck, 2017).