Cent mille milliards de poèmes ou le Tour de France
Au mois de juin au rayon « sports » des librairies, presque tous les livres de cyclisme sont jaunes : le Tour de France s’écrit en jaune parce que c’est, comme chacun sait, la couleur du maillot distinctif de leader du classement général. En revanche on peut avoir oublié que cette couleur était d’abord celle du papier sur lequel s’imprimait le quotidien L’Auto, fondateur d’une épreuve à écrire : afin de doper les ventes du journal, Géo Lefèvre propose l’idée d’un tour de la France – qui sera mise en œuvre par Henri Desgrange en 1903.
Dans L’Équipe du vendredi 01 juillet 2022, c’est en jaune que le poster central déploie sur une belle surface (L x H : 71 x 56 cm) la carte du Tour de France qui commence ce jour-là et se dessine mais ne se phrase pas encore : un tracé à l’encre noire laisse une coulure incertaine aux frontières du pays, agrafée par des noms de lieu et punaisée de pictogrammes coniques symbolisant les difficultés : c’est tout ce qu’il y a à lire. Occupant – si l’on ose dire – la France libre de Tour cette année (c’est le nord-ouest), des graphiques détaillent le profil des étapes – en jaune également, comme le seul corps humain représenté dans l’image : le buste du vainqueur de l’an dernier.
Au verso du poster, les 176 partants sont présentés selon un double critère : l’appartenance à une des 22 équipes fait une première répartition ; et dans chaque équipe les coureurs sont numérotés par ordre alphabétique (auquel est soustrait le leader désigné, dont le numéro commence par 1). Les « fiches-personnages » comportent chacune les mêmes indications : visage, nom, prénom, nationalité, âge, poids, les paramètres de base sont livrés tels quels, sans préférence de pronostication.
La grande fable cosmopolitique s’organise : mais personne encore n’ose placer les personnages les uns par rapport aux autres. Classement de l’étape et classement général, tous les jours jusqu’au 25 juillet le quotidien L’Équipe re-mélangera les start-listes pour composer deux longs poèmes alpha-numériques mêlant sonorités et cultures, ethnies et traditions cyclistes, dans des séries très variables, qui peuvent sembler aléatoires, mais dont les spécialistes de toute discipline sauront construire l’interprétation : poètes et prophètes, géographes et historiens, journalistes et polémistes, physiciens et métaphysiciens…
Cent mille milliards de poèmes se préparent, dont les règles de composition se modifient dans le temps et l’espace de l’action-écriture : dans les premières strophes en général Belges et Hollandais assurent en plein soleil des rimes de vent et de pluie – un peu chahutées cette année par les enjambements de quelques Danois jugeant opportun de se distinguer dans ce nouveau département français qu’on appelle le Danemark. Ensuite ça change un peu : en migration vers le sud, le peloton des cultures anciennes (Belgique, Espagne, France, Hollande, Italie) incorpore accents et sonorités des peuples sans tradition (cycliste) : Australie, Canada, Danemark, Grande-Bretagne, Slovénie, USA…[1]
Il faut bien connaître les personnages et les figures de style, mais aussi – hanches, genoux et chevilles – la science des articulations.
176 personnages dans un décor immense mais aucune autorité identifiable ne s’exerce sur l’action, et moins encore sur le récit : il n’y a pas d’auteur, pas de narrateur, simplement des personnages dont les rôles (plus ou moins prescrits) évolueront au fil de l’action. Ce n’est pourtant pas le chaos ni l’anarchie : depuis le renversement de Lance Armstrong[2] le Tour de France est – redevenu – une aventure démocratique crédible, autant dire sans équivalent.
Mais précisons. On dit qu’aujourd’hui tout est prévu d’avance, parce que les équipes travaillent continument à l’abolition du hasard, en programmant les entraînements au watt près, les régimes alimentaires au milligramme près, et le pic de forme des coureurs à la minute près : en plein hiver on décide que dans six mois, X devra attaquer Y en passant devant telle pancarte un après-midi de juillet. On dit aussi que la technologie réduit la part d’initiative du compétiteur : le coureur écoute les instructions de son directeur sportif dans une oreillette en surveillant l’écran fixé à la potence de son capteur de puissance. Que l’on raccourcisse la légende en limitant les excès, cela est vrai et faux : si 22 équipes sont engagées dans le Tour, cela fait 22 scénaristes différents instruisant chacun 8 personnages sur un parcours de 3 349,8 kilomètres en espérant que ça se passe comme prévu – mais alors prévu par qui ?
Dans L’Équipe – à raison de 14 ou 15 pages par jour – on décrit, on raconte, on analyse et on synthétise en multipliant les angles, les formats et les façons. Dans ce journal le présent n’a pas d’existence autonome : il est toujours attelé. D’abord l’homme-orchestre Alexandre Roos s’efforce de serrer hier à demain en vissant l’Histoire à la géographie : il faut bien connaître les personnages et les figures de style, mais aussi – hanches, genoux et chevilles – la science des articulations. Car l’historien se mue en philosophe pour interpréter les événements, et mettre en rapport ce qui se passe dans la course avec ce qui se passe en dehors de la course et en ses intersections.
Ensuite les écritures se diversifient : des interviews, une double page d’échos divers (« Au cœur du Tour »), une double page de classements (principaux et secondaires), une double page de témoignage historique, graphiques commentés des difficultés du jour qui commence, ce déroulé fait place, le cas échéant, à l’événement hors-série : le 12 juillet, une page est consacrée à la manifestation en faveur du climat qui a interrompu la compétition la veille pendant quelques minutes. Le dialogisme soigné des témoignages désamorce les polémiques.
Cette composition permet de prendre en charge les micro-modifications (il faut alors zoomer jusqu’à l’imperceptible quand il ne se passe vraiment rien) comme de constituer la grandeur des renversements majeurs. Mercredi 13 juillet, une course d’équipe (Jumbo-Visma) très concertée finit par faire exploser le leader du classement général, Tadej Pogacar, dont tous les commentaires racontaient par avance la victoire finale – l’événement est bien ce qui dérange les phrases prévues : jeudi 14 juillet, le chapeau de la page 2[3] présente un « chef-d’œuvre de cyclisme total », comme on parle de football total, mais aussi d’art total. De fait, pour comprendre ce qui s’est passé il faut des explications techniques (des rappels sur la composante collective de ce sport individuel), stratégiques (le harcèlement du leader par un roulement d’escarmouches), éthiques et politiques (la conversion d’une figure principale de la première semaine au rôle d’équipier en deuxième semaine – Wout Van Aert), et historiques (la grandeur de la geste est immédiatement augmentée par son inscription dans un siècle de Tour de France).
Dans son éditorial ce jour-là comme chaque jour, Alexandre Roos mobilise un outillage métaphorique très disparate : c’est sa méthode de bricoleur du langage, une métaphore filée par paragraphe, on peut dire c’est beaucoup, mais ce sont là des techniques d’improvisation permettant de réagir rapidement sur n’importe quel sujet et d’embrayer sur autre chose d’un paragraphe à l’autre. Car le texte a plusieurs niveaux d’organisation : en contrebas des crêtes métaphoriques, à la frontière des paragraphes, la conversion sociale, politique, philosophique du propos se fait naturellement.
On pourrait se demander : mais qu’est-ce que ça peut faire ? C’est du sport : qu’a-t-on besoin d’abstraire et d’extrapoler ? Justement : c’est peut-être dans ces connexions aléatoires, provoquées par une chute, une défaillance, une initiative personnelle ou collective, qu’opère la pensée en actes d’un rapport à la communauté. Hier une brigade internationale[4] a défait en quelques heures la domination du leader Tadej Pogacar, que sa défaite humanise en contrepartie. Tous les critiques décrivent la beauté du mouvement collectif, qu’Alexandre Roos conclut ainsi : « Pour la première fois dans sa carrière, [Tadej Pogacar] a dévoilé une faille, une faiblesse, ce qui l’a rapproché de nous. » (p. 2, je souligne)
Quelques jours plus tard, alors que les autorités françaises recommandent à leurs citoyens d’éviter de sortir et de faire des efforts physiques, les 152 rescapés du Tour de France parcourent 202 kilomètres à 45,427 km/h de moyenne. Ce dimanche 17 juillet entre Rodez et Carcassonne, il fait plus de 40°C à l’ombre, l’asphalte augmente le niveau de cuisson (60°C mesurés par les techniciens de la course chargés de ramener la température de la route en dessous de 50°C). Les coureurs considèrent qu’on atteint là une limite : « Pour moi, confie Valentin Madouas à l’arrivée, c’est la limite maximale. On ne peut pas dépasser ça, on n’est pas des bêtes de cirque non plus. »
En donnant du temps à l’image et de l’image au temps, la mosaïque énonciative garantit l’efficacité du reportage.
À la télévision, l’énonciation audio-visuelle prend une forme très complexe en partie liée au direct. En feuilletant L’Équipe, le lecteur passe d’un article, d’un sujet, d’un auteur et d’un format à l’autre – d’une responsabilité à l’autre, en choisissant son ordre et sa vitesse. À la télévision s’impose tout de suite la polyphonie d’un régime discursif que rien jamais ne vient unifier. Alors pour simplifier on dit volontiers que le cyclisme est un sport populaire (et c’est sûrement vrai de beaucoup de façons) : mais l’étiquette exonère les élites culturelles d’y réfléchir plus avant.
Il faudrait pourtant avoir le courage de constater qu’à la télévision le Tour de France devient une expérience de démocratie discursive, parce que « l’universel reportage » combine à haute vitesse des sons et des images dont rien jamais ne vient stabiliser la combinaison, et selon un mixage que jamais Stéphane Mallarmé n’aurait osé imaginer[5]. Graduation et répartition des compétences y sont aussi sensibles qu’à l’écrit, mais d’un réglage plus délicat : l’articulation description-interprétation y est plus rapide, impose un tamisage très complexe des données, et s’improvise continument.
Pendant les trois semaines du Tour sur France Télévisions, dans le temps de la course Alexandre Pasteur (journaliste) tient une position liminaire au bord de l’événement : il assure la conduite du discours en distribuant la parole à ses trois consultante et consultants – tous les trois anciens coureurs professionnels. Champion de grand spectacle et de haute intelligence, Laurent Jalabert traduit l’action dans toutes les langues disponibles (technique, stratégique, psychologique, musculaire…) avec le soutien de Marion Rousse qui à ce moment de la journée préserve un peu ses forces, se contentant en quelque sorte de placer les adverbes, les dièses et les bémols. En fin de journée c’est elle qui recalculera l’état civil, opérant les synthèses et mises en perspective historiques – qu’elle « balzacque » avec beaucoup d’aplomb et de netteté.
Mais revenons à la course : Yoann Offredo, ex-équipier fraichement retraité, se tient plus près de l’expérience corporelle des coureurs – et de la souffrance des sans-grade. Cependant sur deux motos-son aveugles, Thomas Voeckler (ancien coureur charismatique) et Nicolas Geay (journaliste) commentent au plus près des concurrents une action qu’ils examinent sous un angle différent des motos-caméra – lesquelles sont placées ailleurs et ne produisent pas… le son. Enfin, dans les temps morts et après l’arrivée, un historien médiatique et omniscient (Franck Ferrand) fait l’histoire et la géographie des paysages et monuments survolés en hélicoptère, sans chercher à exciter débats ou polémique : la France est un beau pays…
On comprend que l’intelligence distributive du médium consiste alors dans l’agencement des sons et des images, conjugués à une coalition des compétences qui se mesure facilement : ut pictura poesis, en donnant du temps à l’image et de l’image au temps, la mosaïque énonciative garantit l’efficacité du reportage. C’est ici que se décide la force politique du Tour de France. La complexité des dispositions textuelles (la mosaïque alphabet-chiffres-graphiques-listes dans L’Équipe) et audio-visuelles (la polyphonie qu’on vient de décrire sur France Télévisions) assure en même temps la profondeur et la précision du propos, mais aussi son irréductibilité : pas une image, pas une phrase, pas un chiffre n’est substituable à quelque autre ; pas une image, pas une phrase, pas un chiffre ne prend sens indépendamment de chacun.e des autres.
Aucune partie du tout ne tiendra lieu du tout.
NDLR : Jean Cléder a récemment publié Eddy M. 1975 aux éditions Mareuil.