Les images et l’histoire culturelle
Cher Georges Didi-Huberman,
Vous avez réagi à ma réponse avec un nouveau texte, dont je vous remercie. Notre débat, je partage votre avis, révèle plus qu’un « conflit de sensibilités », car vous en avez étendu le domaine. Il s’agissait d’abord d’une différence de vues concernant votre exposition ; il est question maintenant d’un clivage plus profond qui touche à nos conceptions et nos pratiques de l’histoire culturelle. Comme vous soulignez, « tout est parti d’une image, d’une seule image », dont la présence dans votre exposition intitulée Soulèvements m’avait surpris, voire choqué.
J’ai écrit dans mon dernier livre que son inclusion dans une galerie des gestes émancipateurs était abusive et trompeuse, une erreur – un « égarement », comme je précisais dans ma réponse à votre première lettre ouverte – qui nuisait à l’intelligibilité d’un projet touchant à la relation entre esthétique et politique. Votre article m’a donné l’occasion de préciser mes critiques à cette exposition dans laquelle je voyais les impasses inhérentes à une focalisation exclusive sur les Pathosformeln de la révolte, indifférente à leur couleur politique, dont le résultat final me semblait être une iconologie dépolitisée.
J’ai formulé ma critique sans crainte d’être incompris, puisqu’elle s’adressait à un auteur que je considère intellectuellement et politiquement proche, avec lequel je me situe, comme vous l’écriviez au départ, « du même côté de la barricade », et vis-à-vis duquel j’avais déjà pu exprimer mon admiration. L’« iconologie dépolitisée » que j’évoquais était celle déployée dans votre exposition. Je n’entendais pas remettre en cause l’ensemble de votre œuvre, dont j’ai pu m’inspirer à de nombreuses reprises, récemment pour étudier la mélancolie de gauche, un affect essentiel dans l’ensemble de ce que j’appelle, avec Raymond Williams, la « structure des sentiments » des mouvements émancipateurs[1], et qui correspond assez bien à ce que vous définissez, dans le sillage d’Aby Warburg, une Pathosformel (« formule de pathos »).
Je ne suis pas un philosophe des images ; je suis un chercheur qui utilise les images comme sources dans l’élaboration d’une histoire culturelle du XXe siècle, d’abord en étudiant la violence, plus récemment les révolutions. Je n’ai jamais eu l’intention d’opposer mon histoire culturelle à vôtre théorie des images. Contrairement à vous, je ne vois pas d’incompatibilité insurmontable entre l’iconographie de Panofsky et l’iconologie de Warburg, et ce n’est pas en opposant les deux que j’ai formulé ma critique de votre exposition. Mais je ne suis pas un historien de l’art et ce n’est pas sur ce point que se focalise notre débat.
Je tiens tout d’abord à dissoudre un malentendu regrettable : si l’inclusion d’une image abusive dans Soulèvements constitue à mes yeux une erreur, car elle risque de sacrifier le sens du projet sur l’autel d’une « esthétisation de la politique » indifférente à son contenu, cela n’a rien à voir avec une quelconque complicité avec le fascisme. Je n’ai pas jugé nécessaire de le préciser, tant cela me semblait évident. Ce n’est certes pas ce genre d’« ambiguïté » que je vous reprochais. À l’âge de Donald Trump, Jair Bolsonaro, Victor Orban, Marine Le Pen et Giorgia Meloni, le combat antifasciste aurait mieux à faire que de traquer les apories de l’iconologie de Georges Didi-Huberman (ou de mes propres écrits). Il y a mille façons d’« esthétiser » la politique. Cependant, il est vrai que j’ai utilisé la formule forgée par Walter Benjamin au sujet du fascisme[2], ce qui pouvait susciter un malentendu.
Je le regrette et, si c’est le cas, je m’en excuse. Je persiste à considérer l’inclusion de l’image d’un pogrome anticatholique en Irlande du Nord dans une exposition sur les gestes de la révolte comme une erreur : j’ai qualifié ce choix d’« égarement », ce qui exclut toute intention de « chercher à tromper autrui ». Je suppose que, dans notre travail comme dans nos débats, nous n’essayons de tromper personne.
Je vous remercie aussi pour certaines mises au point utiles. Je pense comme vous que, si les « fous » ne veulent pas faire la révolution, « il leur arrive de se manifester comme sujets révoltés ». Ils ont donc leur place dans une exposition consacrée aux « soulèvements », comme nous l’a appris depuis longtemps le mouvement de l’antipsychiatrie, même si cette insoumission n’est pas forcément lisible dans quelques images isolées et inexpliquées, comme c’était le cas dans votre exposition. Cela vaut aussi pour la vidéo de Jack Goldstein, que j’avais oubliée à six années de distance de ma visite de Soulèvements et que j’ai pris à tort pour une photo. Mon observation se basait exclusivement sur l’image du catalogue.
Cela dit, votre texte va bien au-delà de quelques mises au point ou d’une explication de votre méthode qui aurait pu faire l’objet d’un malentendu. Vous étendez le domaine du débat, en le déplaçant d’une image et d’une exposition controversées vers ma propre conception de l’histoire culturelle, dans laquelle vous voyez une synthèse originale d’« analphabétisme des images », de nostalgie pour une esthétique politique « didactique » inspirée du réalisme socialiste, de positivisme historiographique et j’en passe.
Je prends acte de ce jugement, mais j’ai l’impression que, en me choisissant comme cible, c’est l’histoire intellectuelle et l’histoire culturelle comme disciplines que vous visez, ce qui demande sans doute quelques mises au point de ma part. Je tâcherai donc de revenir sur quelques-unes de vos critiques qui me semblent discutables, en m’excusant s’il me faudra mentionner certains de mes travaux, une pratique autoréférentielle dont je ne suis pas coutumier.
Retour sur image
Revenons donc au point de départ, cette magnifique photo de Gilles Caron qui a déclenché la controverse et dont la présence dans Soulèvements a étonné nombre de visiteurs. Avant d’expliquer ce que vous appelez mes « pirouettes rhétoriques », je voudrais m’attarder sur vos propres contorsions, au risque d’ennuyer nos lecteurs. En 2016, au moment de l’exposition, vous étiez convaincu que cette image montrait deux manifestants protestants (« eux, ce sont des protestants qui ont envie de casser du catholique, nous sommes bien d’accord »). Dans votre première lettre ouverte du printemps dernier, ils étaient devenus des catholiques, ce qui ne faisait aucun doute pour quiconque aurait « pris le temps de regarder ». Dans votre dernier texte faisant suite à mes objections, cette évidence est devenue une simple hypothèse, celle d’un chercheur ayant plus de doutes que de certitudes, ces dernières étant le lot des dogmatiques, partisans d’une « histoire policière » visant à traquer la faute.
Vous essayez de montrer, en déployant six différents niveaux de contextualisation, qu’il pourrait bien s’agir, en fin de compte, de catholiques, en dépit du titre de la photo. J’avoue qu’un tel maniement des sources me laisse dubitatif et me surprend, surtout en considérant la rigueur dont vous avez fait preuve dans d’autres textes admirables. Je n’ai jamais vu de photos de républicains espagnols intitulées « Manifestation franquiste », ni d’activistes de Black Lives Matter intitulées « Manifestation de suprémacistes blancs », ni non plus d’insurgés spartakistes berlinois intitulées « Défilé de Freikorps », mais je suis sans doute incapable de saisir la dialectique de ces images, ou obnubilé par mon positivisme obsolète.
Mes objections vous semblent somme toute secondaires, voire insignifiantes, eu égard du « contenu intrinsèque » de cette photo qui montre deux jeunes en train de lancer des pierres. Contre la police, vous soulignez, ce qui n’est encore une fois qu’une hypothèse. C’est à moi, cette fois, d’avoir « plus de doutes et moins de certitudes que vous », car dans la photo on ne voit à l’arrière-plan que des silhouettes indistinctes, qui rappellent plutôt des pompiers venus éteindre les incendies provoqués par les riots orangistes (une hypothèse qui correspond parfaitement à la chronique de ces journées dramatiques). Votre hypothèse ne me paraît donc pas très convaincante, mais acceptons-la.
Au fond, ce qui compte pour vous, ce n’est que le geste : « le conflit entre les corps “civils” des manifestants et les corps “militaires” des forces de police. Catholiques ou protestants, ces deux jeunes gens en tout cas sont montrés dans leur geste d’affronter, à mains nues pour ainsi dire, le corps armé » d’un appareil répressif. Vos six niveaux de contextualisation ignorent superbement le plus élémentaire et le plus important, qui touche au contexte historique de l’été 1969 en Irlande du Nord : ces jeunes protestants ne sont pas là pour s’affronter à la police mais pour détruire un quartier catholique, mis à feu at saccagé. C’est en prenant acte de leur impuissance à limiter la violence que les autorités britanniques décidèrent d’envoyer un contingent militaire bien plus consistant.
Votre indifférence à cette simple réalité m’a paru le signe d’un « égarement » : un déni de l’évidence (le titre de la photo, le contexte des événements) fondé sur une fétichisation du geste, qui devient ainsi un « moyen sans fin », selon l’excellente définition de Giorgio Agamben, dont vous semblez partager une conceptualisation du politique comme « sphère des purs moyens ». Or, s’il s’agit d’une photo de manifestants protestants, comme le titre l’indique, ce geste possède une finalité, car il saisit une scène de violence lors d’un soulèvement anticatholique qui tourne au pogrome pendant l’été 1969 à Londonderry. Je continue de penser que cette image, quelle que soit sa qualité d’œuvre d’art réalisée par un grand photographe, n’avait pas de place dans une exposition consacrée aux soulèvements comme Pathosformeln émancipatrices.
Si on n’accepte pas cette « axiomatique » – je m’excuse d’être obligé de répéter encore une fois cette évidence – vous pourriez, dans une suite de votre exposition, l’enrichir avec d’autres images remarquables de jeunes racistes et fascistes : nous disposons d’innombrables photos de l’assaut au Capitole du 6 janvier 2021, dans lequel des suprémacistes blancs supporters de Donald Trump se sont violemment affrontés à la police. On pourrait citer bien d’autres exemples. Pardonnez-moi, mais je continue de penser que le même geste – lancer des pierres – n’a pas la même signification s’il est accompli par un jeune palestinien ou par un colon juif de Cisjordanie, par un membre des Proud Boys ou par un activiste de Black Lives Matter, par un nationaliste protestant ou un catholique dans l’Irlande du Nord en 1969.
Il s’agit là d’une précaution iconographique élémentaire – ce que Panofsky considérait comme une « étape » dans l’analyse des images dans l’essai de 1939 que je citais – sans laquelle toute iconologie reste mutilée ou entachée par une ambiguïté épistémologique dangereuse. Il y a une morale et une politique des images – la lecture de nombre de vos travaux a renforcé en moi cette conviction – que les titres visent à préserver ou affirmer. J’apprends maintenant qu’il ne s’agit là, d’après vous, que d’une conception « policière » des images, vis-à-vis de laquelle vous essayez depuis des décennies de prendre vos distances.
Votre allusion à Warburg est ici abusive, car je n’ai aucunement l’intention de cloisonner les disciplines. Il n’est pourtant pas difficile de comprendre que cette dimension iconographique est indispensable pour l’histoire culturelle. Vous soulignez que, dans cette photo de Gilles Caron, ce qui vous intéresse ce n’est pas qui elle montre mais plutôt comment ceux qu’elle montre se comportent, en admettant que cette image a été « décontextualisée » dans « un projet visant à esquisser un atlas des Pathosformeln du soulèvement ». Je pense qu’un tel atlas, dont je ne conteste ni la légitimité ni l’intérêt, ne devrait pas séparer le comment du qui, car ce faisant c’est la signification même des soulèvements qui risque de disparaître.
Raison et sentiments
J’en viens maintenant à Hannah Arendt, que vous citez dans votre premier texte et dont mes objections critiques vous ont apparemment « choqué », puisqu’à votre avis elles ne feraient que « taper à côté ». J’essayerai de préciser ma critique, mais permettez-moi d’abord une petite remarque méthodologique. Ce passage m’avait surpris, car il affirme un sensualisme qui ne correspond guère à la philosophie politique d’Arendt. Cette dernière théorisait la vita activa comme une sorte de dépassement des sphères à son avis inférieures de l’existence humaine – celles de l’animal laborans et de l’homo faber – avec leurs activités corporelles et les sensations qui les accompagnent[3].
Je me suis dit que cela tenait à votre art de la citation emprunté à Walter Benjamin – un auteur que vous avez tendance à convoquer dans vos textes comme une sorte d’oracle – qui écrivait ceci dans un fragment de Sens unique : « Les citations dans mon travail sont comme des voleurs de grand chemin qui s’élancent tout armés et dépossèdent le flâneur de sa conviction[4]. » Une conception certes originale et créative, mais peu propice à clarifier le débat intellectuel. Il y a des textes arendtiens dont la sensibilité est émouvante – je pense à ce qu’elle a écrit pendant la deuxième guerre mondiale sur l’humanité du paria, liée à son « acosmisme » (Weltlosigkeit)[5] – et d’autres qui font preuve d’une totale insensibilité.
Les attaques extrêmement violentes dont elle fit l’objet lors de la publication de son livre Eichmann à Jérusalem (1963) étaient certes outrancières et profondément injustes, mais elles tenaient à un écart béant entre le regard qu’elle portait sur Adolf Eichmann, incarnation à ses yeux de la « banalité du mal », et la sensibilité diffuse des survivants de l’Holocauste, pour lesquels une telle approche était tout simplement inacceptable sur le plan émotionnel et affectif. La signification véritable de la thèse d’Arendt ne sera reconnue que beaucoup plus tard. À moins de vingt ans de distance des chambres à gaz, son approche ne passait pas. Gershom Scholem lui reprocha même, dans une lettre sévère, son manque de « sensibilité du cœur » (Herzenstakt)[6].
Cela, bien entendu, n’a pas grand-chose à voir avec notre discussion, mais nous rappelle que les citations aussi, surtout lorsqu’elles appartiennent à des auteurs classiques, demandent à être contextualisées. Venons donc à ce passage arendtien. Êtes-vous sûr que « pour réagir de façon raisonnable, il faut en premier lieu avoir été “touché par l’émotion” ; et [que] ce qui s’oppose à l’“émotionnel”, ce n’est en aucune façon le “rationnel”, quel que soit le sens du terme, mais bien l’insensibilité » ?[7]
J’ai quant à moi des doutes à l’égard d’un tel sensualisme qui postule une primauté de l’émotionnel sur le rationnel (in order to respond reasonably one must first of all be « moved »). Je me sens plus proche de nombre d’auteurs qui, à partir d’une relecture de Spinoza, ont proposé une théorie des affects sans établir aucune relation hiérarchique entre émotions et compréhension, entre sensibilité et rationalité, entre esprits et corps : notre capacité de penser correspond à notre capacité d’agir, les deux vont ensemble ; notre capacité à recevoir et élaborer des idées s’articule avec la sensibilité de nos corps qui nous fait interagir avec d’autres corps[8].
Les émotions et leurs manifestations corporelles demandent aussi à être analysées et interprétées à l’aide de la raison, comme nous a appris, entre autres, l’anthropologie culturelle d’Ernesto De Martino. Cette dialectique est essentielle pour une histoire culturelle des révoltes et des révolutions. Je m’excuse de citer mes propres travaux, mais c’est précisément en vous mentionnant que, dans Mélancolie de gauche, j’écrivais qu’il n’y a pas de conflit entre le pathos des larmes et le logos du discours politique, car « les affects accompagnent la pensée et l’action »[9].
Revenons maintenant à Arendt. Ce n’est pas en « tapant à côté » que je mettais en rapport sa citation avec son incompréhension foncière des révolutions anticoloniales : c’est parce qu’elle ne les avait pas comprises qu’elle avait fait preuve, à leur égard, d’une totale insensibilité, en remplaçant la critique par l’expression d’un affect courant et, pour tout dire, « banal » chez l’opinion la plus réactionnaire. Ce qui me choque c’est votre propre lecture d’un texte comme On Violence, une lecture qui ignore avec une souveraine indifférence les affirmations qu’il contient au sujet des révolutions coloniales, à savoir que toutes les révoltes d’esclaves auraient abouti à une « folie furieuse » (mad fury) et à « un cauchemar généralisé (nightmares for everybody) »[10].
Soit dit incidemment, Arendt fit preuve de la même insensibilité à l’égard des luttes des Afro-américains dans les années 1950 et 1960, un manque total d’empathie qui la conduisit à accepter la ségrégation sociale comme légitime, pourvu que la façade de l’égalité juridico-politique soit préservée[11]. Ces positions choquèrent nombre de militants antiracistes mais votre art des citations tronquées ne se soucie guère de cela.
La dialectique qui unit le corps et l’esprit, les émotions et la raison, est plus complexe que la relation univoque indiquée par Arendt dans le passage que vous citez. L’histoire est faite aussi de clashes entre les deux, dans lesquels les sentiments ont paralysé la pensée ou, au contraire, cette dernière a stimulé la sensibilité. Il m’est arrivé de rencontrer des militants communistes dont l’attachement existentiel et affectif à l’URSS, parfois fondé sur une expérience vécue très respectable, les empêchait tout simplement d’admettre les crimes du stalinisme (pensons au procès de David Rousset contre Les Lettres nouvelles, dans lequel des rescapés des camps nazis niaient l’existence des goulags soviétiques), et nombre de juifs qui, émotionnellement liés à Israël, s’obstinent à ignorer l’oppression des Palestiniens. Pendant la guerre du Vietnam, plusieurs réfugiés européens qui avaient été accueillis aux États-Unis éprouvaient un malaise profond devant le spectacle des étudiants qui brûlaient le drapeau américain et hésitaient à condamner l’intervention militaire américaine. C’est sans doute pour éviter que ses sentiments ne paralysent sa raison que Rosa Luxemburg, juive polonaise née à Zamosc à l’âge des pogromes tsaristes, écrivait en 1917 qu’il ne restait dans son cœur que peu de place pour le ghetto, en affichant ainsi son « insensibilité » à l’égard de l’antisémitisme : « Où veux-tu en venir avec les souffrances particulières des juifs ? Pour moi, les malheureuses victimes des victimes des plantations d’hévéas dans la région de Putumayo, les nègres d’Afrique dont les Européens se renvoient les corps comme on joue à la balle, me touchent tout autant[12]. »
Il arrive que ce conflit entre les affects et la raison soit assumé et élaboré douloureusement, comme dans le cas de Jean Améry, pour qui, après avoir été déporté à Auschwitz, « les spéculations raffinées sur la dialectique des Lumières » étaient devenues des formules vides[13], ou revendiqué avec une arrogance frôlant l’obscurantisme, comme dans le cas de Claude Lanzmann, pour qui toute tentative de comprendre la Shoah était « une obscénité absolue »[14].
À l’opposé, c’est grâce à un travail de compréhension étalé sur plusieurs générations que des millions de gens sont devenus sensibles à des formes d’exclusion et d’oppression considérées autrefois comme « naturelles », telles que le machisme, l’homophobie ou le racisme. Pendant les années 1980, des millions de jeunes qui n’avaient jamais mis les pieds dans un township sudafricain ont manifesté contre l’Apartheid, y compris dans des pays où les noirs n’étaient qu’une infime minorité. Leur indignation découlait de leur usage critique de la raison, et c’est très bien ainsi. C’est pourquoi la citation de Hannah Arendt que vous opposiez à mes arguments me semblait inconsistante, voire discutable, et qu’elle pouvait être réfutée à partir du même essai arendtien que vous citiez en extrapolant un passage sans vous soucier de la suite.
Surréalisme et dialectique
Je ne vois donc aucun dilemme entre les désirs et les projets et je ne me suis jamais senti « obligé de choisir entre l’ivresse des formes et la sagesse des contenus politiques ». Je pense que, considérée historiquement, la praxis révolutionnaire se caractérise plutôt par une syntonie entre l’« ivresse » des formes esthétiques qu’elle suscite et celle de projets transformateurs dans lesquels vous ne voyez que l’expression d’une « sagesse » bien conformiste.
Votre tirade contre ma prétendue obsession pour le « contenu », dans lequel vous saisissez le « leitmotive principal » de ma critique, ne me semble pas très convaincante. Au lieu de prouver mon indifférence à l’égard des formes, elle ne fait que marteler votre hostilité vis-à-vis de tout ce qui, de près ou de loin, pourrait évoquer un « contenu » lié aux formes. Vous revendiquez cette hostilité en suggérant même que toute l’histoire des sciences sociales contemporaines, de Freud à Warburg et Derrida, ne serait qu’une « guerre » contre le contenu. Je reviendrai plus loin sur les implications d’un tel raccourci, autant audacieux que discutable, en me limitant ici à observer qu’il suggère implicitement un « logocentrisme » – la réalité réduite à pure forme, entièrement absorbée, annulée ou créée par le langage – que, de façon aussi surprenante qu’inexpliquée, vous me reprochez dans votre texte.
Vous soulignez ne vouloir poser aucune « hiérarchie de valeurs » entre les Pathosformeln de la révolte et ses contenus politiques. J’en prends acte et je m’en réjouis, tout en partageant votre observation selon laquelle « la plupart des théoriciens du politique ont généralement ignoré la dimension anthropologique de la révolte ». J’en suis d’autant plus convaincu que, depuis une quinzaine d’années, tous mes travaux, de À feu et à sang (2007) à Mélancolie de gauche (2016) et Révolution (2021), visent à la réintroduire.
J’ai consacré un ouvrage entier à montrer que l’histoire de l’Europe entre les deux guerres mondiales est celle d’une guerre civile dans laquelle le vide laissé par l’anomie juridique d’un conflit sans règles était rempli par le surinvestissement émotionnel de ses acteurs, radicalisé par les idéologies et largement exprimé par les images, dans une symbiose nouvelle et singulière entre l’art et la propagande[15].
Ce n’est pas au nom d’une « hiérarchie de valeurs » à mes yeux inexistante que je critiquais votre interprétation du surréalisme. Vous revenez, dans votre dernier texte, sur une vieille querelle, d’ordre éminemment historique, qui touche au rapport du surréalisme à la politique[16]. Vos critiques, encore une fois, méritent quelques remarques supplémentaires.
C’est bel et bien à une « dialectique du dépassement » que, d’abord Pierre Naville dans son essai La Révolution et les intellectuels (1926), puis Walter Benjamin dans son célèbre article de 1929, invitaient les surréalistes. Naville rappelle que les « contenus » de la politique révolutionnaire étaient au centre de leurs débats. En mars 1925, ils avaient même créé un « comité idéologique » avec la tâche de « décider si l’idée de Révolution doit prendre le pas sur l’idée surréaliste, si l’une est la rançon de l’autre ou si les deux vont de pair »[17].
Naville, on le sait, quittera le mouvement, après en avoir été l’un des fondateurs. Il pensait qu’une révolte purement esthétique était inéluctablement confrontée à des limites objectives, celles d’une « attitude négative d’ordre anarchique » qu’il fallait dépasser en adoptant une orientation politique plus claire, celle de l’« action disciplinée du combat de classe »[18]. De façon assez surprenante, compte tenu de son intérêt pour la dimension « nihiliste », « gothique » et du penchant du surréalisme pour le « merveilleux », Benjamin adhérait à cette position. À son avis, le surréalisme venait de surmonter son premier « stade héroïque », celui de l’« éveil » et de l’« illumination profane » (profane Erleuchtung), expérimentés aussi bien par des créations esthétiques que par des pratiques « anthropologiques », du rêve au hachisch, qui avaient révélé son « noyau dialectique » mais ne lui permettaient pas de se déployer.
« Gagner à la révolution les forces de l’ivresse (Kräfte des Rausches) », l’ambition proclamée du surréalisme, impliquait de lui donner un contenu politique, au sens souhaité par Naville, sauf à adopter une approche des formes et des images « sur le mode de la contemplation », à savoir politiquement stérile. C’est dans ce sens que Benjamin invoquait le passage nécessaire de la « composante anarchique » originaire du surréalisme, avec sa fascination pour la magie et le rêve, vers une « préparation méthodique et disciplinaire de la révolution »[19]. Il s’agissait de « dépasser » dialectiquement – au sens de l’Aufhebung hégélienne, c’est-à-dire sans la nier – cette « composante anarchique » pour parvenir à une synthèse supérieure.
Dans la conclusion de son article, il mentionnait le Manifeste communiste en invoquant une action révolutionnaire capable d’« interpénétrer » images et corps, de donner une réalisation concrète et pratique au désir, dont le surréalisme avait exploré les formes et repéré les traces dans l’art et la littérature. Dans un chapitre de son essai intitulé « développement dialectique du surréalisme », Naville avançait la nécessité de surmonter les « antinomies » héritées de ses origines dadaïstes – « une attitude négative d’ordre anarchique », un certain penchant « métaphysique » – par un dépassement comparable à celui « que réalisèrent Marx et Engels sur la dialectique hégélienne quand ils la remirent sur ses pieds »[20].
Cette exigence dialectique était revendiquée par Breton lui-même comme un trait constitutif du surréalisme[21]. Hegel, insistait-il, avait appris aux surréalistes le nécessaire « dépassement de toutes les antinomies », un mouvement dialectique dont il avait donné une traduction littéraire, dans le Second Manifeste du surréalisme (1930), en évoquant le « point de l’esprit » à partir duquel « la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le passé et le futur, le communicable et l’incommunicable, le haut et le bas cessent d’être perçus contradictoirement »[22]. En 1935, il affirmait encore que « c’est Hegel qu’il faut interroger sur le bien ou le mal-fondé de l’activité surréaliste dans les arts »[23].
Breton et les surréalistes essayeront ce « dépassement dialectique » en adhérant au Parti communiste en 1927, pour se rendre compte très vite que les voies de cette synthèse révolutionnaire entre esthétique et politique étaient bien plus complexes et tortueuses que prévu. La critique que Benjamin leur adressait l’année suivante était donc tardive. C’est sans doute éclairé par cet échec qu’il renonça lui-même à franchir ce pas, une option qu’il avait pourtant sérieusement prise en considération après sa rencontre avec Asja Lacis, comme en témoigne son Journal de Moscou (1926-1927)[24]. Naville, quant à lui, s’orienta vers un marxisme qui prenait ses distances du surréalisme, en donnant à son « dépassement » le caractère d’un abandon.
Je rappelle ces quelques données historiques, par ailleurs bien connues, pour souligner que la « dialectique du dépassement » est au cœur de l’expérience surréaliste. Avec un souci tout à fait « didactique » que vous me reprochez par la suite, vous réaffirmez un truisme, à savoir que dans la sphère de l’art « il n’y a pas de dialectique de dépassement, car rien n’y est obsolète ». Comme Max Weber le soulignait il y a plus d’un siècle, l’histoire de l’art, à la différence de l’histoire des sciences, n’est pas cumulative : l’art de la Renaissance ne rend pas « obsolète » celui du Moyen Âge.
Si vous faites cette remarque, c’est que vous avez tendance à réduire le surréalisme à sa dimension esthétique, ce que Benjamin appelait sa « politique poétique » (dichterische Politik). Mais Benjamin ne négligeait pas les autres, précisément parce que, à ses yeux, la force du surréalisme consistait à « faire éclater du dedans le domaine de la littérature (der Bereich der Dichtung von innen gesprengt) »[25]. Il s’agissait de bien davantage que d’un projet esthétique ou poétique ; il s’agissait d’un projet de révolution totale, visant simultanément à changer la société et à transformer la vie. Le surréalisme voulait mobiliser les ressources de l’utopie, de l’inconscient et du rêve au service de la révolution, c’est-à-dire d’une remise en cause radicale de l’ordre établi. Sa « politique poétique » était indissociable d’une politique révolutionnaire.
S’il va de soi que ni Breton ni Benjamin ne se sont jamais fixé l’objectif de « dépasser dialectiquement » la poésie de Baudelaire, ce qui serait parfaitement absurde, il ne fait pas de doute non plus que l’idée de révolution totale prônée par le surréalisme impliquait le dépassement des limites et des ambiguïtés politiques d’une révolte circonscrite à la bohème, dont l’auteur du Spleen de Paris était un des représentants[26]. C’est aussi la raison pour laquelle – vous semblez l’oublier – le modèle politique de Benjamin n’était pas Baudelaire mais plutôt Blanqui, comme il apparaît évident en lisant aussi bien Le Livre des Passages que ses textes sur Baudelaire.
Cela dit, l’ambition du surréalisme resta inaccomplie. Bien d’autres mouvements artistiques et littéraires politiquement engagés seront confrontés aux mêmes dilemmes. Benjamin n’apportait pas une réponse satisfaisante aux interrogations qui déchiraient Breton et ses amis, et je ne sais pas s’il y en avait une.
« Images standard » et « conformisme de la forme »
Mon histoire culturelle de la révolution, écrivez-vous, « se développe en réalité par le biais d’une iconographie standard », en me reprochant ensuite de réduire les images dialectiques à de simples « images didactiques ». Ainsi vous mentionnez la métaphore des révolutions comme « locomotives de l’histoire », la gigantesque fresque de Diego Rivera originairement intitulée Man at the Crossroads et le tableau de Kouzma Petrov-Vodkine qui illustre la couverture de l’édition française de mon livre Révolution. Vous auriez pu ajouter l’iconographie soviétique des années 1920, avec ses images de Lénine le doigt pointé vers le futur, ou même les œuvres de peintres aussi « didactiques » que Pellizza da Volpedo et Renato Guttuso, que j’analyse dans mes ouvrages antérieurs.
Encore une fois, je prends acte de votre critique. Vous me permettrez néanmoins de consacrer quelques mots à la clarification de certaines catégories analytiques de l’histoire culturelle qui ne relèvent à vos yeux que d’un simple « conformisme de la forme », mais qui demeurent pour moi essentielles.
Diego Rivera a toujours revendiqué son « didactisme ». Ses fresques, écrivait-il, remplissaient la même fonction que celles qui décoraient autrefois les églises et les cathédrales : elles voulaient transmettre des connaissances, véhiculer des messages et susciter une prise de conscience politique ; bref, elles voulaient aider à réfléchir et à comprendre[27]. C’est dans un tel esprit qu’il peignit les façades de nombre d’édifices publics de Mexico. J’ajouterais qu’un esprit « didactique » analogue inspirait aussi l’œuvre de certains auteurs qui vous tiennent à cœur, tels Serguei Eisenstein ou Bertolt Brecht.
Contrairement à un grand nombre d’artistes contemporains qui créent pour le marché de l’art, Rivera peignait pour le « peuple » et en était fier. Man at the Crossroads est une extraordinaire mise en images de la guerre civile qui fit rage en Europe, puis dans le monde, pendant les années entre les deux guerres. Tout y est : le communisme et le fascisme, une vision de la technologie et de la nature qui dominait le marxisme de l’époque, une allégorie du progrès et de la réaction, jusqu’à une prise de position sur les conflits qui traversaient alors le mouvement communiste. Pour quiconque s’intéresse à une histoire culturelle des mouvements révolutionnaires, cette fresque présente un intérêt indéniable.
Écrire, comme vous le faites, que « cette fresque expose une idéologie et s’inspire de l’esthétique du réalisme socialiste » est un contresens esthétique et politique. Le réalisme socialiste était sans doute un phénomène plus complexe que vous ne semblez l’indiquer[28], mais sa raison d’être était essentiellement apologétique. Il s’agissait d’un art de propagande qui visait à célébrer le pouvoir. Or, l’histoire de Man at the Crossroads prouve exactement le contraire.
Née comme commande de la famille Rockefeller dans le but d’illustrer l’alliance entre le capitalisme et le progrès social – largement identifié à la philanthropie – à la veille du New Deal, cette œuvre affichait ouvertement son anticapitalisme. Le malentendu était total et Rockefeller décida de la détruire à cause de son caractère révolutionnaire explicite, incontestablement affiché par sa symbolique (Rivera refusa d’éliminer le portrait de Lénine qui apparaissait dans un détail). La version reconstituée de cette fresque qui est aujourd’hui exposée au Palacio de Bellas Artes de Mexico contient, par rapport à l’original, une allusion cinglante aux mœurs de la bourgeoisie américaine (un détail où apparaît le même Rockefeller lors d’une réception, à côté d’une manifestation qui demande du pain), mais reste dépourvue de toute référence à Lazaro Cardenas, qui venait juste de gagner les élections[29]. Il n’était pas encore question du cardénisme.
L’intérêt du nouveau président mexicain pour le modèle économique soviétique, auquel je fais allusion dans mon livre, était à l’époque largement partagé. Les années entre les deux guerres sont marquées par les débats autour du « plan », un débat qui traverse tous les courants politiques et idéologiques, du « planisme » d’Henri de Man en Belgique, au corporativismo fasciste italien, jusqu’au New Deal rooseveltien. Ce débat allait bien au-delà des plans quinquennaux de l’URSS stalinien[30]. Le fait que Lazaro Cardenas, architecte de la réforme agraire et de la nationalisation du pétrole au Mexique, ait pu s’inspirer du modèle soviétique ne fait pas de Rivera un représentant du « réalisme socialiste ».
La signification profonde du réalisme socialiste, au-delà de ses différentes codifications idéologiques, résidait dans l’asservissement de l’art par un pouvoir totalitaire. Vous ne pouvez pas ignorer, cher Georges Didi-Huberman, que Diego Rivera rédigea en 1938, avec André Breton et Léon Trotsky, un « Manifeste pour un art révolutionnaire indépendant » qui dénonçait l’art soumis au pouvoir soviétique, prônait « toute licence en art » et affirmait que, « pour la création intellectuelle, [la révolution] doit dès le début même établir et assurer un régime anarchiste de liberté individuelle »[31]. Vous avez certes le droit de ne pas aimer la peinture de Diego Rivera, mais la superficialité de votre jugement sur son art est tout simplement « choquante ».
Tout aussi énigmatique me semblent vos références à Chagall, dont je n’ai suggéré nulle part un prétendu « retour contrerévolutionnaire à la tradition juive », et à Kouzma Petrov-Vodkine, dont il n’est pas question dans mon livre, sinon dans l’image de couverture : Fantasia (1925), une allégorie « facilement lisible » de la révolution d’Octobre qui rappelle à plusieurs égards les tableaux chagalliens de la période de Vitebsk, avec son cheval rouge qui semble flotter librement au-dessus des collines et des villages.
Comme nombre d’artistes soviétiques – par exemple Eisenstein, décoré de l’ordre de Lénine en 1939, ou encore Dziga Vertov – Vodkine soutint le régime de Staline pendant les années 1930. Il était un peintre figuratif dont l’œuvre traversa plusieurs étapes, parmi lesquelles l’avant-garde et ensuite le réalisme socialiste, mais son tableau de 1925 est un bon exemple de l’art soviétique postrévolutionnaire. Cette œuvre reprend, comme vous dites, un thème déjà traité dans Cheval rouge au bain (1912), qui représente un cheval rouge surmonté par un jeune éphèbe nu. Création d’inspiration symboliste aussitôt dénoncée par l’église orthodoxe comme un exemple d’art blasphématoire et érotique, ce tableau s’inscrit dans une œuvre qui visait une synthèse entre l’iconologie russe et l’avant-garde occidentale, notamment le symbolisme, le cubisme et le mouvement du Blaue Reiter. Elle reprend un motif de l’iconologie russe traditionnelle (Saint George) pour le transfigurer en un cheval rouge qui évoque la révolution de 1905.
Il s’agit d’une expression significative de la recherche que l’avant-garde artistique russe consacre à l’époque aux couleurs (notamment au rouge), et qui fait l’objet de l’essai de Kandinsky Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier (1910), dont les thèses sont discutées en 1911 lors d’une conférence à Saint-Pétersbourg à laquelle Vodkine assista[32]. Je ne suis pas un grand admirateur de Vodkine, mais Fantasia illustre bien la culture révolutionnaire des années 1920. Il s’agit d’un de ses tableaux les moins conventionnels, dans lequel il me semble bien difficile de saisir le signe d’« une œuvre visuelle dont la forme aura été, de bout en bout, clairement réactionnaire ».
Il s’agit aussi, comme vous l’écrivez, d’une allégorie « facilement lisible » de la révolution d’Octobre. Je ne doute pas que vous auriez préféré l’image d’une soufflerie ou d’un monsieur en équilibre sur une chaise inclinée, ce qui semble constituer à vos yeux le summum de la subversion, mais dans ce cas l’allégorie serait devenue totalement illisible. C’est pourquoi j’ai choisi, avec mon éditeur et les graphistes de La Découverte, ce beau tableau, très chagallien, de Kuzma Petrov-Vodkine, pour la couverture de mon livre. Je crois que nous avons fait un bon choix.
Votre critique des images qui jalonnent mon ouvrage trahit un certain mépris aristocratique à l’égard des inclinations du vulgus, le premier consommateur de l’iconographie « standard » et « didactique », un mépris que l’historien de l’art Meyer Schapiro considérait à juste titre « désagréable, antidémocratique et cynique »[33], mais que l’on pourrait qualifier aussi, avec vos propres mots, de « clairement réactionnaire ».
Contrairement à vous, je considère la métaphore de Marx sur les « locomotives de l’histoire » comme une puissante « image de pensée ». Elle révèle une vision téléologique de l’histoire – une accélération sur des rails bien établis, dans une avancée dont on connaît la destination – et un culte de la technologie comme vecteur de progrès qui, bien saisi par le concept de « force de travail » (Arbeitskarft), domina la culture socialiste pendant plus d’un siècle. J’ai essayé de montrer comment, au début de la deuxième guerre mondiale, Walter Benjamin y opposa une autre métaphore : la révolution comme « frein d’urgence » qui arrête la course du train vers la catastrophe[34]. La révolution n’est plus un avancement mais une rupture de l’histoire qui marque un changement de civilisation.
Voici des « images de pensée » qui nous aident à comprendre les métamorphoses du marxisme et de la culture révolutionnaire au cours du XXe siècle mais qui, visiblement, ne disent rien au théoricien des Pathosformeln que vous êtes. Ces images de pensée sont à la fois des sources et des concepts : des matériaux à analyser et des visions de la société et de l’histoire condensées en images. En tant que sources, elles demandent à être étudiées, contextualisées et « objectivées ». Elles sont des images de pensée prosaïques et inintéressantes à vos yeux ; elles demeurent néanmoins indispensables pour l’histoire culturelle.
Il serait sans doute difficile de trouver un tableau plus conventionnel, voire « réactionnaire » dans sa forme, que « Discours de Lénine au deuxième congrès de l’Internationale communiste » (1924) d’Isaac Izraelevich Brodsky, auquel je consacre une attention particulière dans Révolution. Il constitue cependant une source extraordinairement intéressante pour comprendre la place des femmes dans la culture et dans les structures organisationnelles du mouvement communiste des origines. Voilà pourquoi il ne faudrait pas négliger les « images standard ».
Je crois que vous n’avez pas compris la place qu’elles occupent dans mon livre, ce qui ne vous empêche pas de reproduire à votre façon un certain « conformisme de la forme ». Je constate au passage que, comme certaines critiques féministes l’ont remarqué, les femmes n’occupent dans Soulèvements qu’une place essentiellement décorative[35], un peu comme les secrétaires et les dactylos que l’on voit aux pieds de Lénine dans le tableau de Brodsky.
Essayer de comprendre ce qu’un auteur voulait dire, pourquoi et par quels moyens, éclairer le contexte dans lequel son œuvre a été reçue et analyser les significations cachées que ses images ou textes révèlent au-delà de leurs intentions, est un des buts essentiels de l’iconographie, lorsqu’il s’agit d’interpréter des images, et de l’histoire intellectuelle, lorsqu’il s’agit d’étudier des textes. Cela demande de prendre en considération leurs formes, leurs langages, leurs soubassements sociaux et, si c’est le cas, leurs visées politiques.
C’est une herméneutique indispensable que partagent, au-delà de leurs différences, un historien de l’art comme Panofsky, un phénoménologue et théoricien du cinéma comme Siegfried Kracauer, un théoricien de la micro-histoire comme Carlo Ginzburg, un historien des idées comme Quentin Skinner et un historien des concepts comme Reinhart Koselleck, pour ne citer que quelques auteurs parmi beaucoup d’autres. Vous avez consacré des belles pages à l’« anachronisme » des images, en soulignant dans votre étude sur Aby Warburg que « le temps de l’image n’est pas le temps de l’histoire en général »[36]. J’ai moi-même adopté cette approche, notamment en interprétant Le Radeau de la Méduse de Géricault comme une allégorie du naufrage des révolutions du XXe siècle.
La « survivance » (Nachleben) des images ne peut pas être réduite à l’héritage d’un objet figé. Cet anachronisme, cependant, ne nous autorise pas à arracher les images à l’histoire. Il leur permet de s’enrichir de nouvelles significations à chaque époque, sans pour autant supprimer les circonstances historiques qui les ont engendrées, des circonstances que l’histoire culturelle ne peut ignorer. Pour l’historien qui travaille avec des images, celles-ci sont tout d’abord des sources, c’est-à-dire des « images de pensée » (génitif objectif) ou des révélateurs d’autres significations cachées. Reconnaître qu’elles possèdent leur vie propre (génitif subjectif), qu’elles ne se réduisent pas à de simples reflets ou illustrations d’une pensée et qu’elles nous regardent, qu’elles sont productrices d’expériences liées à notre perception, comme l’écrit Horst Bredekamp[37], est certes essentiel, mais cela ne nous autorise pas à en supprimer l’historicité, à savoir leur appartenance au contexte historique qui les a engendrées et qui en fait des sources.
Vos tirades contre le « didactisme », les « images standard » ou encore le « conformisme de la forme » m’ont rappelé la réaction d’Adorno aux travaux de Kracauer, d’abord à son livre sur Jacques Offenbach (1937), puis à De Caligari à Hitler (1947)[38]. Le premier était une « biographie sociale » de Paris au XIXe siècle ; le second essayait d’interpréter le cinéma des années de Weimar comme une sorte de miroir de l’« âme allemande », comme un répertoire de l’inconscient collectif qui révélait une prédisposition de la société à accueillir un régime autoritaire.
Dans une lettre à Benjamin datée de 1938, Adorno se déclarait « horrifié » par le livre sur Offenbach qui consacrait une place si importante à l’opérette, un genre mineur et méprisable aux oreilles du philosophe de la musique qu’il était. Ce livre – une « biographie musicale sans musique » – était une « abomination » qui ignorait la forme et se focalisait sur le contenu social de la France du Second Empire, en prenant au sérieux les facéties d’un « clown » comme Offenbach[39].
Le livre sur le cinéma le laissa également interloqué, comme il écrivit dans un essai acerbe de 1965 qui qualifiait Kracauer d’« étrange réaliste » (wunderliche Realist)[40]. Marqué par une approche téléologique et un manichéisme assez répandu dans le contexte d’après-guerre, à l’époque du débat sur la Schuldfrage [littéralement « question de la culpabilité », du titre d’un essai du philosophe Karl Jaspers] allemande, le livre de Kracauer était certes discutable. Mais Adorno était totalement indifférent au projet du livre ni ne cherchait à en critiquer les thèses. Ce qui le choquait, chez son ami, c’était « son penchant pour les formes vulgaires, exclues de la culture noble[41] », qui le conduisait à prendre au sérieux des créations esthétiques à ses yeux dépourvues du moindre intérêt.
Pourquoi s’intéresser à un navet tel que Mädchen in Uniform (1931) ou à d’autres films dont la forme autant que le contenu étaient, vous diriez, « de bout en bout, clairement réactionnaires » ? La faute de Kracauer consistait à privilégier, à travers les formes de l’esthétique expressionniste, l’analyse de la société allemande, en déchiffrant les « hiéroglyphes » de ses manifestations de surface, en interprétant ses « processus mentaux cachés » détectables à l’écran.
En affichant ses goûts aristocratiques, le futur auteur de Théorie esthétique (1970) « tapait à côté », en esquissant une critique superficielle qui ne faisait que révéler sa propre incompréhension des visées et des méthodes de l’histoire culturelle. J’admets le paradoxe de rapprocher le théoricien des images que vous êtes à un philosophe « iconophobe » tel qu’Adorno, dont l’œuvre se fonde sur une sorte de Bildverbot indépassable, mais vos procédés sont similaires. Ils font preuve du même élitisme esthétique.
Positivisme et histoire
Cette remarque me conduit à aborder une autre importante question méthodologique. Votre critique sévère de ceux que vous appelez mes « poncifs » se fonde, en dernière analyse, sur le plus massif des « poncifs » régulièrement mobilisés contre l’histoire en tant que discipline : son prétendu positivisme, c’est-à-dire, selon vos mots, une « mythification des faits ». L’antienne est usée, mais permettez-moi de vous répondre en quelques mots.
Depuis Leopold von Ranke, son fondateur, l’historiographie moderne a connu une grande variété de tendances positivistes. La plus répandue, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, consistait à assimiler l’histoire à un mouvement régi par des « lois », grâce à une mécanique que l’on pourrait détecter selon la méthode des sciences naturelles. Une autre variante postulait une reconstitution rigoureuse des événements du passé, fondée sur une exploration exhaustive des sources (généralement réduites aux archives étatiques), qui permettrait d’en dégager le « sens », en interprétant les expériences humaines à l’aune d’une inéluctable causalité déterministe. L’historicisme, qui devint le courant dominant en Europe à la fin du XIXe siècle, réduisait l’histoire à la chronologie, en y voyant un mouvement linéaire et continu. Dans sa variante marxiste, cette vision cumulative esquissait un tableau fait de la succession de formations sociales articulées autour d’un mode de production, selon une périodisation reprise par Marx dans sa célèbre introduction à Pour une critique de l’économie politique (1859).
C’est en refusant de considérer le passé comme une séquence définitivement clôturée et archivée, mais plutôt comme un processus ouvert, susceptible de réactivations soudaines, chargé d’« à-présent » (Jetzt-Zeit) et d’espérances en attente de rachat, que Walter Benjamin s’attaquait, dans ses thèses de 1940, à l’idée d’une temporalité historique « homogène et vide ». Cette critique du positivisme historiographique a fait l’objet de nombreuses études, dont nos travaux respectifs portent les traces. Or, j’ai la nette impression, en vous lisant, que ce que vous appelez la « mythification des faits » n’est rien d’autre que l’élucidation des faits, à laquelle vous essayez de vous soustraire par moult astuces « dialectiques », une élucidation qui s’effectue par les méthodes d’une enquête que vous abhorrez comme une procédure « policière ».
Votre mépris très adornien à l’égard de tout ce qui pourrait rappeler de près ou de loin la culture populaire vous conduit à ignorer que, dans le roman noir, la vérité est généralement découverte par le détective – figure antinomique du policier – qui mène une enquête en rétablissant des faits souvent occultés par le pouvoir[42]. Votre critique du « positivisme » risque de se transformer en rejet pur et simple de l’histoire en tant que telle, c’est-à-dire un discours critique sur le passé fondé sur la clarification et l’interprétation des faits. Cette critique du « positivisme » est un combat d’arrière-garde : la conception des « faits » comme des purs artefacts, inventions ou constructions langagières, voire des « mythes », est un des poncifs du linguistic turn. Cette conception « logocentrique » par excellence – théorisée il y a une cinquantaine d’années par Hyden White[43] – a vite prouvé ses limites et n’a plus guère de défenseurs aujourd’hui.
Élucider les faits ne signifie pas les « mythifier » ; signifie établir une réalité sans laquelle aucune herméneutique historique n’est possible. Il y a dans l’histoire, écrivait jadis Pierre Vidal-Naquet, « quelque chose d’irréductible que, faute de mieux, je continuerai à appeler le réel » et sans lequel il ne serait plus possible de distinguer l’histoire de la fiction[44]. Je partage l’avis de Carlo Ginzburg selon lequel l’histoire consiste aussi à « démêler l’entrelacement du vrai, du faux et du fictif qui forme la trame de notre présence au monde »[45]. Oublieuse de cela, votre théorie des images ne sert pas à grand-chose si l’on veut faire de l’histoire culturelle, une discipline dont vous donnez une définition plutôt restrictive – « le champ artistique, intellectuel et littéraire » – qui, justement, semble faire fi de tout ce que l’histoire culturelle a produit depuis une bonne cinquantaine d’années.
Qu’est-ce qu’une image de gauche ?
Vous posez, dès le titre, une question inhabituelle : « Qu’est-ce qu’une image de gauche ? » Je l’avoue, je ne me suis jamais posé cette question. Comme j’ai déjà dit, je ne suis pas un théoricien des images, je suis un historien qui utilise les images comme sources – des sources parmi d’autres – dans son travail de recherche. Je ne suis donc pas le mieux placé pour répondre à cette question. Il me semble cependant que vous n’y répondez pas non plus.
Peut-être, pour essayer d’apporter une réponse, faudrait-il préalablement essayer de définir non seulement ce qu’est une image mais aussi ce qu’est la gauche. Depuis toujours, la théorie politique est partagée entre une définition purement topologique (la gauche comme positionnement dans un espace politique) et une définition ontologique, rattachée à un ensemble de valeurs (par exemple l’idée d’« égaliberté » suggérée par Étienne Balibar)[46]. Or, la première définition se prête mal aux configurations visuelles, sinon dans une assemblée parlementaire, alors que la deuxième tombe dans le piège, fatal à vos yeux, de vouloir donner à la gauche un contenu politique.
Une image de gauche, précisez-vous très clairement, n’est surtout pas « ce qu’illustre une image, ce que professe une œuvre d’art, ce que représente une photographie ». Voilà une mise en garde utile aux béotiens qui, en réduisant les images aux symboles ordinaires, penseraient que l’image d’un poing levé est une image de gauche et celle d’un bras tendu une image de droite ; celle d’une faucille et d’un marteau une image de gauche, celle d’une swastika une image de droite. L’herméneutique qui se fonde sur de telles distinctions primaires est à vos yeux hautement fallacieuse. Pour définir une image de gauche il faudrait plutôt savoir « mobiliser » ses contenus, « en déplacer l’évidence, notamment à travers la question de la puissance des formes et celle de savoir comment agit une image, non seulement sur ses spectateurs, sur le monde historique, mais aussi sur les autres images avec lesquelles elle coexiste ».
Une telle dialectique du déplacement, voire de l’errance, peut résulter féconde ; elle peut aussi conduire nulle part, en devenant une Wanderung stérile et vide, précisément parce qu’il n’y a rien qui l’oriente, sinon un mouvement privé de repères. Vous opposez à ma prétendue obsession pour les contenus un passage tiré d’un des textes les plus énigmatiques de Benjamin, « Le caractère destructeur » (1931), qui définit une sorte de nihilisme susceptible d’ouvrir des chemins et que vous endossez comme « une heuristique de la constante perturbation » dont l’« effet décisif sur la pensée » consisterait à changer de contenu en cours de route et à produire une « sensation démultipliée ». On pourrait facilement retorquer, dans ce petit jeu des citations tronquées, un autre passage du même texte de Benjamin : « Le caractère destructeur n’a aucune idée en tête. Ses besoins sont réduits : avant tout, il n’a nul besoin de savoir ce qui se substituera à ce qui a été détruit.[47] »
Les créations engendrées par une telle Wanderung aveugle peuvent être sublimes ; elles peuvent aussi donner lieu à des équivoques, ou à des « égarements ». Par voie de « déplacements » successifs réalisés en s’appuyant sur ses caractéristiques formelles, l’image d’un pogrome peut ainsi se transformer en une image de la révolte, c’est-à-dire en une « image de gauche ». Soit, mais cela ne peut se faire qu’au prix de la vérité de l’image et en étouffant toute possibilité d’une remémoration de l’événement qui l’a engendrée.
Excusez-moi, cher Georges Didi-Huberman, mais il serait difficile de trouver un exemple plus éclatant de « mythification des faits ». Je pense, en suivant Kracauer, que la fonction primaire de la photographie consiste à enregistrer la « réalité physique », une réalité matérielle faite de corps et de gestes historiquement situés[48]. On peut certes considérer la photographie, à l’instar du film, comme un moyen de transfiguration du réel et d’invention de formes. Tout peut ainsi devenir « une image de gauche », mais dans ce cas l’image cesse d’être un moyen de connaissance et sort du domaine de l’histoire. Ls soulèvements deviennent des pures formes, leur mémoire est forclose.
Cette observation ne vise pas à « réduire à néant l’errance de la pensée », un thème qui me tient à cœur autant que vous[49]. Le XXe siècle a été l’âge des migrations, des exils, des déplacements, des transferts culturels et des « théories voyageuses » (traveling theories), selon l’heureuse définition d’Edward Saïd[50]. Kracauer plaçait l’exterritorialité au cœur du travail de l’historien, en équilibre entre le passé et le présent, déchiré entre l’époque dans laquelle il vit et celle qu’il étudie[51]. Les artistes et les intellectuels qui ont fait l’expérience de l’exil ont su transformer une condition subie en source de création, de connaissance et de réflexion critique.
J’ai essayé d’analyser, dans certains de mes travaux, le « privilège épistémologique » de l’exil, une chance que l’exil permet de saisir, en dépit de sa souffrance et de sa misère ; un « privilège » qui est la doublure dialectique d’une « vie mutilée », selon l’expression d’Adorno, et qui aiguise le regard des bannis, en les rendant plus sensibles et clairvoyants que la plupart de leurs contemporains[52]. Les exilés essayent, lors de cette errance, de garder une boussole, avec difficulté, confrontés à des dilemmes, souvent taraudés par les doutes, avec le sentiment accablant de leur propre impuissance. Ils sont des exilés par nécessité, pas par vocation.
Or, l’errance comme méthode, comme programme, comme refus normatif de tout ancrage « axiomatique » risque de devenir stérile. J’ajouterais que l’errance de celui qui n’est pas banni, persécuté ou poussé à l’émigration par nécessité, n’est pas un exil. Dans le monde globalisé qui est le nôtre, il s’agit plutôt d’une extraterritorialité plaisante et ludique, d’une homelessness de touriste rarement créatrice, ou alors simplement de la flânerie de quelqu’un qui aime s’égarer.
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À conclusion de votre texte vous avancez des arguments qui, me semble-t-il, « tapent à côté ». Je suis d’accord avec vous que « la misère de la gauche n’est pas dans sa mélancolie » : j’ai écrit un livre pour montrer que la mélancolie peut devenir une de ses forces. Vous écrivez ensuite qu’elle résiderait plutôt dans son « conformisme », à savoir le fait de considérer « certaines puissances anthropologiques », notamment « les désirs inconscients, les émotions, les gestes, les images » comme « subalternes » aux stratégies et aux projets politiques.
J’ai déjà écrit plus haut, en m’excusant pour l’autocitation, que je ne vois aucune hiérarchie entre les affects et la raison, entre les émotions et les idées. Mais mon diagnostic diffère sensiblement du vôtre. Je ne pense pas que les « puissances anthropologiques » dont vous parlez soient aujourd’hui ignorées, étouffées, censurées ou réprimées par la gauche. Les révolutions arabes ont été un festival d’émotions, ont déployé un répertoire inépuisable de gestes, d’invention de pratiques, d’expression de désirs et d’images. Cela vaut aussi pour beaucoup d’autres mouvements : pour la Nuit debout et les Gilets jaunes en France ; pour le mouvement 15M qui occupait la Puerta del Sol à Madrid en Espagne ; ou encore pour Occupy Wall Street et Black Lives Matter aux États-Unis.
Toutes ces révoltes ont fait l’objet de témoignages, d’analyses politiques, d’enquêtes sociologiques, d’études esthétiques, de séminaires, de films et d’expositions qui en mettaient en valeur la dimension anthropologique, aussi bien émotionnelle que corporelle. Ce qui a fait défaut à ces mouvements, souvent non pas à cause de leurs propres limites mais des circonstances objectives, a été une perspective. Pour nous faire rêver, la gauche doit être capable de dessiner une alternative, d’offrir une espérance, de rassembler autour d’un projet.
Autrefois, cela s’appelait politique, c’est-à-dire programmes, stratégies, alliances, formes organisationnelles, modalités d’action, etc. Tout cela relève à vos yeux d’une conception assez vulgaire de la politique, vous y voyez même le fondement de sa « misère ». Je pense comme vous que nous devrions assumer « nos désirs, nos émotions, nos gestes et nos images » sans les censurer, mais nous devons bien savoir ce que nous désirons, ce qui nous émeut, ce qui nous fait vibrer, et si nous devons nous battre nous devons savoir pour quels objectifs. Autrement, nos errances ne nous conduiront nulle part, nous épuiseront et, surtout, ne dérangeront personne. Je crains que, face à une gauche « errante » sans projets, l’ordre dominant ait de beaux jours devant lui.