Supprimer ou généraliser les chaires de professeurs juniors ? Il faut choisir !
La loi de programmation de la recherche de décembre 2020 a prévu une nouvelle voie d’accès au professorat avec la création de chaires de professeurs juniors (CPJ), c’est-à-dire des postes d’au plus 2 fois 3 ans pouvant être transformés en postes de professeurs des universités ou de directeurs de recherche après une procédure d’évaluation des activités de celle ou celui qui occupe ce poste.
Avant et après la promulgation de la loi, ce dispositif a donné lieu à de nombreux échanges, souvent passionnés, entre celles ou ceux qui y voient un moyen infaillible d’attirer les meilleurs talents et de renforcer l’attractivité du système d’enseignement supérieur français et celles ou ceux qui considèrent qu’il s’agit d’un pas de plus vers le démantèlement de la fonction publique universitaire. Depuis, de premiers recrutements ont été réalisés au printemps sur des postes de CPJ, et une nouvelle vague de supports de CPJ a été attribuée : 86 à des établissements et 49 à des organismes de recherche (contre 74 et 18 en 2021).
Peut-être connaitrons-nous prochainement le nombre de candidats qui se sont présentés, les caractéristiques de celles et ceux qui ont été retenus (leur genre, leur nationalité, leurs établissements d’origine…) et les conditions de leur recrutement, mais il est de toute façon trop tôt pour faire un bilan éclairé. Plusieurs années seront nécessaires pour tirer des conclusions sur le profil des candidat.e.s à ces postes, et sur celui de celles et ceux qui sont choisis, pour savoir combien seront finalement titularisé.e.s et à quelle échéance en moyenne, quels seront les motifs de refus de titularisation et quelle proportion de ces CPJ ils concerneront, quelle sera la capacité d’insertion de ces candidat.e.s dans un environnement qui parfois ne les attend pas les bras ouverts…
À défaut de pouvoir procéder à un bilan, il est en revanche possible de comparer les CPJ avec d’autres modèles de gestion des carrières universitaires. Or, comme je l’avais constaté avec mon collègue Jürgen Enders dans un rapport sur la profession universitaire publié en 2005, trois grands modèles idéaux-typiques suffisent pour décrire la gestion des carrières dans la plupart des systèmes universitaires : le modèle pyramidal (que l’on connaît en France), le modèle du survivant (typique de l’Allemagne) et le modèle de la tenure-track (né aux États-Unis). Ce dernier modèle est celui qui a inspiré les CPJ et, depuis plusieurs années, il tend à se diffuser : totalement adopté dans certains pays, il cohabite dans d’autres avec les modalités de gestion des carrières qui prévalaient jusque là.
Comme on le verra en analysant les modalités de mise en œuvre propres au cas français, l’introduction de tenure-tracks au sein d’un autre modèle ne va pas de soi et la cohabitation de deux modèles de gestion des carrière peu compatibles l’un avec l’autre pose plusieurs défis. Plutôt que de les faire coexister, ne serait-il pas temps de lancer une réflexion éclairée sur les avantages et les inconvénients de chacun et de décider, en connaissance de cause, de celui qu’il convient d’adopter, pour tous, dans le futur ?
Trois modèles idéaux-typiques de gestion des carrières
Les trois modèles que nous avons décrits avec Jürgen Enders doivent être considérés comme des idéaux-types wébériens, c’est-à-dire des matrices de base à partir desquelles les différents pays ont pu décliner des variantes tout en restant dans la logique fondamentale qui caractérise chacun d’entre eux. Par ailleurs, comme on va le voir, chaque modèle ne fait pas que dessiner la manière dont se déroulent les trajectoires individuelles, il renvoie aussi aux types d’épreuves à franchir au cours de celles-ci et a un impact sur la nature des relations qui lient les collègues entre eux, aux différentes étapes de leur progression.
Le premier modèle-type, que nous avions qualifié de pyramidal, permet une entrée assez précoce dans la carrière sur un poste permanent (qui peut relever ou non de la fonction publique) à partir duquel il est possible d’accéder, selon des critères propres à chaque pays, à un poste dit « de rang professoral ». C’est très exactement le modèle qui prévaut dans les universités françaises avec des postes de maîtres de conférences puis de professeurs, ou dans les organismes de recherche avec des postes de chargés de recherche puis de directeurs de recherche. Mais on le trouve aussi en Grande-Bretagne avec des trajectoires passant par des postes de lecturer, de reader puis de professor.
Dans le système pyramidal, et c’est pour cela que nous l’avions appelé ainsi, le nombre de postes dans la catégorie la plus élevée est inférieur (et parfois très inférieur) à celui des postes dans la ou les catégories en dessous. Autrement dit, il n’y a aucune garantie en obtenant un premier poste de passer d’un corps à un autre et, pour reprendre la terminologie française, on reste alors dans « son corps d’origine ». Par ailleurs, les modalités d’entrée sur un premier poste comme celles de passage d’un niveau à un autre sont systématiquement liées à l’organisation de mises en compétition où X candidats se présentent pour Y postes, Y étant très inférieur à X. Enfin, les relations entre les différentes catégories sont plutôt hiérarchiques et, même quand elles ne le sont pas explicitement, les prérogatives des catégories les plus élevées sont plus larges que celles des catégories à la base de la pyramide.
Le second modèle est celui du survivant. Dans sa forme idéale-typique, il se caractérise par une période indécise et assez longue entre la fin de la thèse et l’obtention d’un poste de rang professoral, seule catégorie offrant des postes permanents. Entre les deux, le candidat à une carrière académique doit se maintenir – d’où l’idée de survie – sur des emplois temporaires successifs (par exemple de post-doctorant) qui lui permettront progressivement de remplir les conditions permettant de se présenter sur des postes de professeur, conditions qui sont toujours nécessaires mais jamais suffisantes.
Jusqu’au début des années 2000, le système universitaire allemand correspondait très exactement à ce modèle, que l’on retrouve aussi en Suisse et dans plusieurs pays nordiques. En Allemagne, les titulaires du doctorat doivent trouver des postes à durée déterminée successifs comme wissenschaftliche Mitarbeiter (collaborateur scientifique) et ils constituent le Mittelbau (corps intermédiaire). Ils sont liés au programme de recherche d’un professeur auquel ils contribuent, tout en préparant une habilitation (équivalente de notre habilitation à diriger des recherches) qui leur permettra de postuler sur un poste professoral, dans une université différente de celle où ils exerçaient (la mobilité étant obligatoire afin d’éviter le localisme). Le faible nombre de postes de professeurs fait que certains Dozente (universitaires titulaires de l’habilitation mais sans poste) n’obtiennent jamais de poste de professeur.
Notons enfin que si le recrutement comme wissenschaftliche Mitarbeiter sur le programme de recherche d’un professeur relève souvent du réseau de ce dernier, il existe une relation de subordination, plus ou moins marquée selon les disciplines et les personnes mais réelle, entre le professeur et ses wissentchaftliche Mitarbeiter. En revanche, l’accès au professorat se fait sur le modèle de la mise en compétition (un poste que se disputent X candidats) et c’est le moment à partir duquel est reconnu au titulaire du poste la totale maîtrise de son agenda de recherche et des enseignements.
Le troisième modèle est celui de la tenure-track. Ce modèle est né aux États-Unis et est très intimement lié à la défense de la liberté académique dont le principe a été obtenu par l’association américaine des professeurs d’université (AAUP) en 1940. La « tenure » garantit en effet que le titulaire du poste ne peut être démis de ses fonctions pour des raisons qui tiendraient à ce qu’il ou elle enseigne ou à l’objet de ses travaux de recherche. De fait, en dehors de raisons financières conduisant à fermer un département ou une université, ou de fautes graves comme le harcèlement, il est très rare de mettre fin au contrat d’une personne bénéficiant de la tenure.
Mais avant d’obtenir un tel statut, il faut passer par un système de « up or out », appelé tenure-track, c’est-à-dire faire ses preuves pendant plusieurs années et se soumettre à des évaluations qui permettent de continuer (up) ou au contraire conduisent à ne pas poursuivre (out). Dans les universités étatsuniennes, cette situation dure généralement de 6 ou 7 ans avec une première évaluation à mi-parcours. Au bout de cette période la décision d’attribution de la tenure est prise après un processus qui mobilise plusieurs niveaux décisionnels (le département, la faculté et l’université a minima).
Les postes occupés pendant la tenure-track peuvent certes prendre fin et sont par nature temporaires, mais ce ne sont pas des postes de seconde zone. Ils sont l’objet d’une reconnaissance financière en termes de salaires et de conditions de travail, et d’une reconnaissance symbolique puisque le titulaire du poste est considéré comme un pair et non comme un subordonné. Il n’existe pas de relation hiérarchique ou de subordination entre l’assistant professor en tenure-track et les « tenured » : tout l’enjeu de l’obtention de la tenure est en effet de montrer que l’on est autonome et donc capable de conduire (avec succès) son propre programme de recherche, d’obtenir de bonnes évaluations comme enseignant et de participer à la vie de l’établissement.
Aux États-Unis, en dehors de quelques établissements (parmi les plus réputés) qui ont pour politique de refuser quasi systématiquement la tenure, le refus de tenure est rare. D’ailleurs, ne pas obtenir/attribuer la tenure est considéré comme un échec aussi bien par le ou la candidat.e que pour celles et ceux qui avaient « misé » sur cette personne en la recrutant. Enfin, dans ce système, l’entrée en tenure-track relève d’une mise en compétition mais toutes les étapes qui suivent se font sans remettre le candidat en compétition avec d’autres et sur la base de l’adéquation entre ses résultats et ce qui est attendu d’une personne en tenure-track.
Chacun de ces idéaux-types renvoient donc à des modalités différentes de déroulement de carrière, à des dispositifs de progression différents (mise en compétition de nombreux candidats versus estimation de l’atteinte des résultats attendus) mais aussi à des relations plus ou moins égalitaires (dans le cas de la tenure-track) ou subordonnées (modèle du survivant) entre les professeurs et les autres catégories d’académiques.
L’adoption de plus en plus fréquente du modèle-type de la tenure
Le poids relatif de chacun des modèles au niveau mondial tend à se modifier, le modèle de la tenure parvenant de plus en plus à s’imposer. Pourtant ce modèle n’est pas sans soulever de controverses aux États-Unis. Mais les pays qui l’adoptent ne semblent pas sensibles aux deux principaux débats dont il est l’objet.
Le premier, très ancien concerne le caractère quasiment irrévocable de la tenure qui a conduit de rares établissements à accorder la tenure pour une durée limitée, renouvelable après évaluation. Le second, plus récent, porte sur la raréfaction des postes en tenure-tracks du fait de leur coût sur le long terme et l’augmentation parallèle des postes d’adjuncts, c’est à dire de contrats temporaires, souvent à temps partiels, annuels et renouvelables mais ne débouchant pas sur un poste permanent. Selon le site Inside scholar, en 1969, l’association des Governing Boards of Universities and Colleges estimait qu’environ 78 % des académiques des universités et collèges occupaient des postes en tenure–tracks ou tenured. Aujourd’hui, à l’inverse, ce chiffre est de 25 %, 75 % des postes étant occupés par des adjuncts qui n’ont que des activités d’enseignement.
Ces débats ne sont toutefois pas évoqués dans les pays qui adoptent le modèle de la tenure-track pour tout ou partie. Certains pays ont ainsi basculé l’ensemble de leur système de carrière et ne recrutent plus que sur tenure-tracks : c’est le cas de la plupart des établissements aux Pays-Bas par exemple. Quand il n’existe pas de régulation nationale, on peut voir des établissements prendre l’initiative d’opter pour cette option : ainsi, certaines universités britanniques ont réorganisé leurs modalités de gestion des carrières tandis que d’autres ont maintenu les catégories mentionnées plus haut. Enfin la diffusion de ce modèle peut aussi advenir à l’occasion de politiques nationales ciblées visant à laisser la possibilité d’introduire de nouvelles modalités parallèlement aux précédentes : c’est le cas en France, mais aussi en Finlande et en Allemagne.
Le cas de ce dernier pays est d’ailleurs intéressant car le modèle du survivant est l’objet de critiques depuis très longtemps, pour son coût humain mais aussi (et surtout) parce que la dépendance aux professeurs, et donc la faible autonomie des wissenschaftliche Mitarbeiter est vue comme un frein aux performances scientifiques. On a donc d’abord cherché à créer des postes, toujours temporaires, attribués de manière très sélective mais dont les titulaires se sont vus doter de moyens budgétaires et humains leur permettant de développer leurs propres travaux (Juniorprofessoren, DFG research group leaders…)[1]. Cela a permis aux heureux bénéficiaires d’étoffer leur CV de manière plus rapide et plus dense sur un poste de wissenchaftliche Mitarbeiter mais la question de leur accès au professorat continuait cependant à se poser car il leur a longtemps été interdit de se présenter sur des postes de professeur dans l’université où il se trouvaient. Autrement dit, ils occupaient des postes qui ressemblaient à des tenure-tracks mais sans possibilité de tenure à la fin.
Certains Länder ont alors commencé à changer les règles et à donner la possibilité de mettre en place une procédure de tenure afin d’accéder à un poste de professeur dans la même université, à la fin du contrat. Puis en 2017, le Bund a sauté le pas et il a créé 1000 postes correspondant à et appelées « tenure-tracks ». Petit à petit, certaines carrières allemandes s’inscrivent donc dans ce modèle mais l’ensemble continue pour la grande majorité des individus à reposer sur le principe du survivant.
Qu’il s’agisse de l’initiative prise par quelques établissements ou de politiques ciblées, on assiste à une forme de changements incrémentale, par superposition ou layering[2] : on remet rarement en question le système de base mais on le perturbe en instaurant une voie annexe qui pourrait progressivement devenir majoritaire. En France, le coût du dispositif choisi (octroi aux CPJ de meilleurs salaires que ceux de maîtres de conférences et d’un budget de recherche) pourrait fortement ralentir la progression et l’éventuelle généralisation de cette voie alternative, mais elle existe bel et bien désormais.
Les arguments avancés pour introduire des tenure-tracks sont assez similaires d’un pays à un autre : accroitre l’attractivité en adoptant un modèle qualifié d’international et ainsi se positionner sur un marché du travail global, et offrir une solution à des problèmes nationaux récurrents, comme celui de l’insuffisante autonomie reconnue aux jeunes chercheurs.
Comme pour toute implantation de solutions transposées à partir d’autres systèmes, le modèle-type de la tenure doit composer avec l’existant, si bien que chacune des déclinaisons faites par les différents pays comporte sa part d’idiosyncrasie. Celle-ci n’est pas insignifiante dans le cas français.
Trois défis posés par les tenure-tracks à la française
Une des caractéristiques intéressantes de la mise en œuvre des tenure-tracks dans le cas français tient à ce qu’elles inscrivent la carrière des personnes concernées dans une trajectoire qui rejoint la fonction publique nationale[3]. Les modalités qui ont été développées ne démantèlent donc pas la fonction publique universitaire mais elles en modifient « seulement » l’accès. Mais elles le modifient très fortement : cela n’est donc pas sans incidence et ces tenure-tracks « à la française » posent plusieurs défis.
Un défi pour les directions des ressources humaines
Certes, les DRH des établissements d’enseignement et de recherche français ont l’habitude de la complexité. Dans notre modèle pyramidal, les carrières des enseignants-chercheurs et celles des chercheurs des organismes ne correspondent ainsi pas aux mêmes statuts, et bien d’autres catégories viennent s’ajouter aux leurs : les contrats doctoraux (et leurs diverses déclinaisons), les PRAG (Professeurs agrégés du secondaire affectés aux universités), les ATER (Agents temporaires d’enseignement et de recherche), les post-doctorants, les vacataires d’enseignement… Mais si les titres sont divers, toutes ces catégories obéissent à un même modèle de carrière : le modèle pyramidal.
Ce n’est pas le cas des CPJ. Ces dernières ne créent pas seulement un nouveau statut, elles renvoient à une autre façon de gérer les carrières. Elles ne sont pas une variante du modèle pyramidal mais correspondent à l’implantation d’un nouveau modèle. Les directions des ressources humaines devront donc désormais gérer des CPJ qui ont leurs propres modalités de recrutement, leur propre déroulement de carrière jusqu’à la tenure, leurs propres modes d’évaluation.
Cela est d’autant plus délicat que le système mis en place (au plus 2 fois 3 ans sur un poste de contractuel public) est extrêmement rigide comparé à ce qui existe dans d’autres pays. En effet, la loi Sauvadet rend incompressible la durée de la période de tenure-track. L’an passé, plusieurs établissements se demandaient comment intégrer l’éventualité d’un ou plusieurs congés maladie ou congés maternité ou paternité. Or il est fréquent, dans d’autres pays, de rallonger la durée de la tenure-track quand il y a des absences pour des raisons de santé ou pour des naissances.
Il semble également impossible de gérer avec souplesse et compréhension un éventuel refus de tenure. Or une telle décision n’est pas anodine. Elle n’est pas prise parce qu’il y a eu faute, insuffisance ou incompétence mais parce que la personne n’a pas atteint les objectifs très élevés qui ont été fixés. Le refus de tenure peut être prononcé à l’encontre de personnes très investies, faisant un travail de très bonne qualité mais pas « d’excellente qualité ». Il n’est pas rare de laisser à la personne concernée un peu de temps pour préparer sa sortie et l’atterrissage dans un autre établissement ou dans un autre secteur. Ici, le couperet tombera au bout de six ans, ce qui ne témoigne pas d’une gestion des personnes très responsable.
Un défi pour les laboratoires et les départements
La juxtaposition des modèles pose aussi question au sein des équipes pédagogiques et de recherche. Comment inclure ces nouveaux collègues et tenir compte de ce qu’implique la gestion de leur carrière ? Deux questions se posent notamment. Tout d’abord, on l’a vu, le modèle de la tenure-track repose sur la reconnaissance d’une autonomie en recherche et en enseignement équivalente à celle des professeurs, donc sur des relations plus horizontales au sein des structures d’enseignement et de recherche.
Il est donc contraire à l’esprit du modèle de la tenure-track de demander à une CPJ, qui par ailleurs doit moins d’heures d’enseignement, d’assurer les cours dont personne ne veut ou de prendre des responsabilités chronophages. Ces dernières risquent de retomber encore plus sur les nouveaux maîtres de conférences qui se retrouveront objectivement dans une situation matérielle et symbolique encore plus défavorable qu’aujourd’hui.
Si, de plus, comme cela est l’objectif plus ou moins implicite, on recrute sur les postes de CPJ de jeunes étrangers ou étrangères, ne connaissant pas bien le système français, voire notre langue, bénéficiant de salaires plus élevés et de budgets de recherche conséquents mais aussi d’une plus forte autonomie, leur intégration au sein d’un groupe comprenant des maîtres de conférences, certes permanents mais placés dans des conditions de travail moins avantageuses, risque de ne pas être simple et de perturber les équipes.
Dans le même ordre d’idée, l’accès au professorat aujourd’hui repose sur deux mécanismes : l’agrégation pour quelques disciplines et l’habilitation à diriger des recherches pour toutes les autres. Quelle reconnaissance va être attribuée aux futurs professeurs qui auront obtenu la tenure mais qui ne seront passés par aucun de ces deux dispositifs ? Les exigences attachées à l’obtention de la tenure seront-elles considérées comme équivalentes à celles de l’agrégation ou à l’habilitation par les collègues ? On peut en douter quand on connaît les subtiles distinctions que font les disciplines à agrégation entre les professeurs agrégés et ceux devenus professeurs par la voie longue.
Ces questions se poseront peut-être avec moins de force si les personnes occupant les postes de CPJ sont recrutées parmi des candidats qui se situent plusieurs années après l’obtention du doctorat et dont le différentiel d’ancienneté et le contenu des CV pourraient rendre légitime un traitement (dans tous les sens du terme) plus avantageux. Mais alors, cela voudrait dire que nos CPJ visent un segment de marché très différent de celui des tenure-tracks étatsuniennes pour lesquelles les profils, dans la plupart des disciplines (je mettrais la biologie à part), sont très différents : il s’agit de recruter immédiatement après le doctorat, voire dans les six mois qui précédent la fin du doctorat. Leurs CV sont alors encore très minces – ce qui est normal –, si bien que l’établissement dont ils sont issus devient de fait un critère de sélection, comme en témoigne le récent article paru dans Nature qui montre que 20 % de tous les professeurs américains ont obtenu un doctorat passé dans 8 universités.
Un défi à l’autonomie des établissements : des attributions centralisées
Enfin, le fait d’ouvrir un nombre limité de postes en tenure-track et de continuer parallèlement à ouvrir des postes de maîtres et maîtresses de conférences conduit à un joli paradoxe qui constitue également un défi. En effet, alors que le ministère affiche haut et fort son souhait d’accroître l’autonomie des universités, l’allocation des chaires de professeur junior redonne la main au centre, et cela dans la plus totale absence de transparence du processus d’attribution de ces postes.
Il est quand même extraordinaire que, 15 ans après que les universités ont obtenu (et se sont saisi de) la gestion de leur masse salariale et après que le bureau des emplois a disparu des directions ministérielles, l’on revienne à une allocation centralisée des postes, et pas seulement de supports budgétaires : au cours des deux dernières années, chaque CPJ attribuée était associée à un profil, comme au bon vieux temps. Des profils qui parfois fleurent bon le poste à moustache, tellement ils sont spécialisés sur un créneau de recherche particulier.
Il faudra voir si la nouvelle procédure introduite cet été (au plus 4 demandes de postes par an sur trois ans, en lien avec la stratégie internationale et scientifique de l’établissement) aboutira à des profilages plus ouverts sur l’excellence du candidat que son inscription sur un domaine très balisé, mais elle ne remet de toute façon pas en question la centralisation de la procédure et sa non-transparence.
Un modèle hybride peu viable rendant nécessaire une réflexion collective
La juxtaposition de plusieurs modèles de gestion des carrières dans un même système n’est donc pas sans implication pour les institutions, pour les gestionnaires de carrières ou pour les collectifs de travail. Et un aménagement des procédures actuelles ne résoudra ni les problèmes de fond ni les incompatibilités structurelles que l’on voit poindre. Les risques de tensions au sein des établissements sont hautement probables.
Les travaux d’Audrey Harroche[4] sur une des IdEx [Initiatives d’excellence, projets visant à créer des ensembles pluridisciplinaires d’enseignement supérieur de rang mondial – ndlr] montrent que les décisions de recrutement sur des chaires d’excellence (très semblables aux CPJ) qui avaient été prises sans la participation des équipes qui doivent accueillir la nouvelle recrue ont souvent été un échec par manque d’intégration de la personne concernée, qui a préféré repartir sous d’autres cieux. Les écarts entre les rémunérations et les conditions de travail des uns et des autres risquent également d’être sources de tensions si les écarts entre les CV lors des recrutements ne sont pas flagrants. Bref, la cohabitation d’un modèle pyramidal et modèle de la tenure-track dans une même institution est a priori sources de tensions et paraît peu viable, voire contre-productive à terme.
Il faudra donc choisir, soit en optant pour l’un ou l’autre système au niveau national, soit en laissant chaque établissement décider du modèle d’accès au professorat qu’il préfère. Or, j’ai essayé de le montrer, il y a autant de bonnes et de mauvaises raisons de préférer le modèle pyramidal ou le modèle de la tenure-track. Aucun des deux modèles n’est complètement vertueux.
Il est donc dans un premier temps nécessaire de peser les avantages et les inconvénients de chacun, de manière comparative, raisonnée et raisonnable, voire d’imaginer une autre alternative. Il y a eu suffisamment de rapports en France sur la gestion des carrières et il y a suffisamment de travaux de recherche sur les carrières dans les pays qui ont adopté le modèle avec tenure-track pour se lancer dans une réflexion dépassionnée, qui s’appuie sur des résultats scientifiques, plutôt que sur des positions idéologiques.
En ne me prononçant pas personnellement pour ou contre tel modèle, je ne me défausse pas. J’ai bien sûr un avis mais j’estime qu’un tel choix ne peut se faire que de manière collective, parce qu’il s’agit d’un exercice de comparaison complexe, qui doit de plus intégrer de nombreux autres paramètres (dont les coûts, mais aussi les évolutions internationales, ce qui est attendu des universités françaises, ce qui est souhaitable pour les étudiants, la place des universitaires dans la société…).
Il y a bien sûr des constats évidents. On peut ainsi facilement montrer que ni le modèle pyramidal, ni le modèle de la tenure-track ne protègent de la croissance numérique des postes précaires (post-doctorants ou chargés d’enseignement…). Aucun n’empêche l’extension de ce que les économistes Peter Doeringer et Michael Piore ont qualifié de « marché secondaire du travail ». Ainsi, la proportion des postes de maîtres de conférences et de professeurs est en constante baisse en France, par rapport aux postes à durée déterminée (ATER, post-doctorants ou vacataires). Et j’ai mentionné plus haut la baisse constante, aux États-Unis, de la part des postes en tenure-track par rapport à celle des adjuncts (enseignants temporaires)[5]. On peut aussi facilement affirmer que le modèle de la tenure-track est plus coûteux (en salaires, en budget d’installation, en heures de cours) et qu’il nécessiterait une augmentation conséquente du budget dédié à l’enseignement supérieur public.
Mais il est beaucoup plus difficile d’exprimer un avis tranché sur bien d’autres aspects. Par exemple : quel système est plus favorable aux femmes ? A priori, la tenure-track car, les taux de refus de tenure étant faibles, cela garantit à celles qui ont un tel poste d’avoir accès au professorat dans les six ans qui suivent, alors qu’aujourd’hui le taux de femmes professeures reste bas même dans les disciplines où le nombre de femmes maîtresses de conférences est plus élevé que celui des hommes. Toutefois, les travaux conduits sur la tenure-track montrent que cela n’est pas sans conséquence sur la vie personnelle des femmes (mise en couple et arrivée des enfants plus tardives, obtention décalée dans le temps de la tenure quand un ou plusieurs enfants naissent avant l’obtention de la tenure) mais aussi que les femmes sont en proportion bien plus élevées que les hommes sur les postes « hors tenure-tracks »[6].
C’est donc un travail de fond difficile qui est à mener. Difficile, mais qu’il est indispensable de lancer pour sortir de la situation hybride et insatisfaisante que nous connaissons aujourd’hui et pour décider de l’avenir des carrières universitaires, en connaissance de cause.