Société

La fable désastreuse de la « santé culturelle »

Philosophe

« Bonne année, et surtout bonne santé culturelle ! » Voilà la carte de vœux que pourraient, ces jours-ci, envoyer de plus en plus d’associations et d’élus qui se piquent de culture. Tous semblent gagnés par cette étrange notion : la « santé culturelle ». Est-ce à dire que certains d’entre nous seraient en mauvaise santé culturelle ? Voire malades ? Examen critique d’un mépris.

Elle file à toute allure entre les lignes de discours ministériels, de propos diffusés dans et par de nombreuses associations culturelles, voire au sein de dossiers de conseillers municipaux engagés dans l’action culturelle. « Elle » ? Rien d’autre que l’expression « santé culturelle ». Elle est associée à des compléments : « de la population » ou des « citoyennes et citoyens », voire des « habitantes et des habitants », etc. Elle est cependant moins générale que ces compléments ne le laissent supposer.

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En effet, elle est spécifiquement appliquée à l’exécution d’une distinction interne à la population, sur une partie de laquelle elle incite à entreprendre des actions culturelles différenciées. Cette distinction repose sur l’appréciation de la « bonne » ou de la « mauvaise » santé culturelle des individus. Elle distribue ainsi les citoyennes et les citoyens en catégories dont les extrêmes regroupent les « populations en bonne santé culturelle » et les populations stigmatisées « en mauvaise santé culturelle », sachant que l’établissement d’une moyenne entre ces extrêmes à appliquer au corps politique ne ferait rien d’autre que dissimuler l’antithèse.

Cette expression, ainsi que les discours qui la légitiment et les pratiques qu’elle assigne, notamment sous forme d’un kit mis à disposition des professionnels de la culture, est récente dans le champ de la culture et dans les usages des opérateurs de la culture. Elle a sans doute pris le temps de germer avant d’être érigée en fétiche parce qu’elle donne sens à des pratiques pédagogiques. Au demeurant désormais adossée aux travaux d’une psychanalyste, Sophie Marinopoulos, dorénavant égérie des politiques interministérielles de l’éveil artistique et culturel, grâce à son dessein de concevoir et déployer une « stratégie nationale pour la Santé Culturelle », laquelle viserait d’abord à « Promouvoir et pérenniser l’éveil culturel et artistique de l’enfant de la naissance à trois ans dans le lien à son parent », elle se trouve le plus souvent élargie par rapport au propos initial de sa conceptrice à toute la population dont certains voudraient dénoncer la « passivité réceptrice »[1].

Cette naissance d’une politique de santé culturelle des populations mérite qu’on s’en étonne, la questionne et qu’on exerce une pensée critique à son égard[2]. D’autant que ce vocabulaire de la santé est toujours plus envahissant dans les activités sociales. Ne parle-t-on pas de « santé économique » des entreprises ou de « santé morale » des individus, etc.[3] ? Cela étant, pour en rester au cas spécifique de la culture, c’est au point de cerner le domaine culturel en termes d’organismes à activer et d’élaboration de stimuli destinés à produire des excitations « bénéfiques ».

Cette politique incite à une extension de l’idéologie de la médecine hors de son domaine. Elle confère une nature médicale à des représentations des tensions sociales qui devraient plutôt être conçues politiquement. Parfois, une telle doctrine est imposée aux professionnels de la santé/culture auxquels est enjoint de rendre à certains la « bonne santé culturelle » et de les guérir durablement. Cette « bonne santé culturelle » servirait de norme de l’ordre culturel, tandis que la « mauvaise » verserait dans le désastre, voire l’infraction culturelles.

Ces remarques qui portent sur la redéfinition d’un problème existant – celui des discriminations – dans un langage médical n’impliquent pas la même réticence à l’égard de la possibilité de concevoir culturellement la santé des humains, de penser les rapports de la santé et de la culture, le poids des inégalités culturelles sur la santé, les liens de la santé et du travail en entreprise, mais aussi la formation culturelle des citoyennes et citoyens à partir des arts et des sciences ou de l’éducation artistique et culturelle. Pas plus qu’elles n’impliquent une critique de ce qui n’est pas en question ici, « la grande santé » nietzschéenne ou « l’excès de santé » baudelairienne, dans la peinture qui pratique l’outrance, voire l’usage de la notion de « diagnostic » chez Michel Foucault !

Des présuppositions

L’exigence dessinée par la notion de santé culturelle, en outre de fournir des raisons à des types d’action particuliers, plutôt empiristes comme le « contact » avec des œuvres culturelles, « contact » dont on attend un salut, renvoie à de nombreuses présuppositions[4].

Parmi elles, la première engage la fusion de « santé » (substantif) et de « culture » (adjectif), disons, si on suit la doxa, l’assimilation d’une conception de la norme du bon état d’un être ou du bon fonctionnement d’un organisme et de ce qui devrait consister en une action de formation ou de mise en forme de soi de chaque individu par des exercices culturels, dans un cadre politique défini mais toujours remis en question par des œuvres nouvelles. Compte tenu de l’ordre des termes, l’assemblage s’accomplit sous le primat de la santé.

Dès lors, cette présupposition tend à imposer aux individus discernés une éducation culturelle façonnée à l’aune d’une norme extérieure de soin et de thérapie, d’hygiène de vie et de combat contre des causes pathologiques culturelles, qui ne peut être assignée ou entretenue que par des professionnels concentrés sur une mission de « politique sanitaire ». En quoi elle tombe dans un paradoxe, celui de prôner à juste titre une plasticité des individus – ils peuvent se modeler – qu’elle décourage aussitôt en convoquant une norme culturelle de référence, comprise comme une prescription attendue, aussi précise et réglable qu’une mécanique.

Si cette première présupposition est déjà contestable, elle s’articule à une autre par la référence à un « bon état » ou un « mauvais état » des affaires culturelles des individus. Cet aspect ne lasse pas d’accentuer le danger. Comment sont définis ces deux critères du salubre et de l’insalubre ? Qui s’octroie le pouvoir de les décréter et d’opérer avec eux un diagnostic sur des individus qui ne sauraient donc pas qu’ils sont en « bonne » ou « mauvaise » santé ? À partir de quelles causes caractéristiques ou décrépitudes juger de la gravité de la situation et délivrer une ordonnance contre le mal ? Et quels rapports entretiennent-elles avec la question de la culture telle qu’elle prend sens dans l’histoire et la cité ?

Toutes questions que les milieux médicaux de la santé connaissent en fonction de leur objet propre. Encore relèvent-elles dans ce cas de travaux précis portant sur un concept de santé dont ils savent qu’il n’est pas un concept scientifique – Jean-Jacques Rousseau estime que la santé est un élément constituant de la nature et il diagnostique que la civilisation provoque les maladies (l’arbitraire, l’ignorance et la chair, y compris les pratiques médicales de son époque) qui ne peuvent être guéries que par une éducation renouvelée et la connaissance de soi –, sur la conception sociale plus que médicale, justement, des normes de la santé[5].

Encore ces deux premières présuppositions s’amplifient-elle d’une troisième. Celle qui concerne la « maladie » culturelle (la mauvaise santé) et la guérison à y apporter. Cette notion de « maladie », qui serait cette fois culturelle mais non moins suspecte que l’ancienne « folie » ou « maladie mentale », renforcerait alors le traitement que l’opinion veut infliger à l’« anormal » et au « pathologique » culturels. Si santé culturelle il y a, elle pourrait donc se consolider ou se détériorer, se consolider par des stimuli et se détériorer par le truchement d’agents pathogènes contre lesquels nul n’aurait été prévenu !

Encore faut-il envisager le « patient » comme un être qui se trouverait parfois corrompu par ces agents internes ou externes que quelques techniques de traitement empirique appropriées dissoudraient : comme, auprès d’enfants ou d’adultes, « stimuler » l’esprit par le contact, défaire la « passivité » culturelle, « nourrir » l’esprit qui fait montre de sa « malnutrition », dessiller ses yeux, le concentrer sur des références dont le surgissement vaudrait exercice de l’attention, voire, en termes plus contemporains, combattre la déculturation des jeunes générations (par fait d’ordinateurs, de réseaux sociaux, etc.). Toutes techniques appuyées sur une image des constituants de l’esprit individuel, et de son étrangeté cadavérique potentielle.

En fin de compte, et notamment pour ce langage commun, l’expression « santé culturelle » ne trouve à s’appliquer qu’à partir de la logique des verbes « être » (une copule fixante) et « avoir » (déterminant de possession), excluant les devenirs. Les individus « seraient » en bonne ou en mauvaise santé, ils « auraient » la santé ou « auraient » sur eux des signes de décrépitude. En tout état de cause, la santé évoquerait l’idée d’une force qui pourrait se détériorer en obligeant à nommer des parias afin de les soigner, d’une aptitude à résister aux agressions extérieures, d’une constitution solide.

Fracture, faillite et fébrilité

Au cœur de ces présupposés, reste à éclaircir la question de savoir à quoi est suspendu le diagnostic de la « mauvaise » santé culturelle. Se décline-t-elle à partir d’un constat objectif ou relève-t-elle d’une construction normative imposée au corps social par la logique de la domination et des fractures qu’elle instaure[6]. Ce qui commande les discours motivant notre critique, c’est le fait que la solution est donnée avant l’analyse, des fractures semblent à la fois données et paradoxalement fixées alors qu’on voudrait les réduire. Or, s’il y a bien des fractures internes à nos sociétés, lesquelles peut-on montrer résultent d’une histoire et de rapports sociaux à problématiser, ce ne sont ni des fractures surnaturelles, ni des fractures relevant d’une essence ou d’un être des individus auprès desquels on serait censé les constater.

Une autre difficulté décisive porte sur l’usage du terme « culture », ici adjectivé. La culture, décidément, comme la santé est conçue comme un « être », une « manière d’être » ou un « avoir ». Les propos sur la santé culturelle, ainsi conçus à partir d’un modèle nostalgique de la santé, ne peuvent se détacher de l’idée selon laquelle « culturel » ou « cultivé » serait donné à certains, sous certaines modalités servant alors de normes. Il suffirait de les appliquer à ceux qui sont « inertes » grâce à des objets stimulants. Or, là encore, s’il y a bien une question culturelle interne à nos sociétés, la culture ne peut être assimilée ni à des objets culturels spécifiquement requis pour « être » en bonne santé culturelle, ni à des références-types à partir desquelles une « maladie » culturelle pourrait être cernée, ni d’ailleurs aux normes imposées par des institutions culturelles. Elle relève plutôt d’une formation à une multiplicité de démarches (arts, sciences, etc.), de l’hétérogénéité des jugements et de dissentiments culturels propres à rendre le champ culturel dynamique, toujours en devenir.

Face à ces expressions qui traversent désormais le champ culturel, d’autres considérations viennent à l’esprit. Elles sont de plusieurs ordres.

Sociologique : comment considère-t-on ces familles atomisées qui font l’objet de la thérapie, sinon par le mépris puisque celles qui sont désignées comme « malades » semblent l’être par nature, au point qu’il conviendrait de les faire passer de la nature à la culture ou de la passivité à l’activité, en ne se préoccupant guère du fait que nul ne passe jamais de la nature à la culture, mais toujours d’une forme culturelle à une autre ?

Politique : d’abord au sens des politiques culturelles. Cette notion de santé culturelle affirme donc que les institutions échouent à jouer le rôle normatif qui est le leur, et qu’il convient de reprendre le dossier à partir de nouveaux traitements. Elle annonce la faillite de ces institutions mais sur une fondation plus normative encore que celle qui les traverse depuis longtemps, qu’il s’agisse de démocratisation ou de démocratie culturelles.

Éthique : ce rapport, entre « bonne » et « mauvaise » santé culturelle est réglé d’emblée comme un rapport de domination, puisque seuls quelques-uns disposent de la « bonne santé » qu’il s’agit d’imposer aux autres. Les conséquences de ce positionnement sont évidemment nombreuses. Mais surtout elles reposent sur l’implicite reconnaissance des difficultés imparties, à partir d’un aveu requis d’ignorance : l’impératif de dire à quelqu’un qu’il ne sait pas exactement d’où il vient (du « mauvais » côté), quel est son « genre » culturel (sa généalogie familiale désastreuse), que son milieu est « malade », que la solution de ses « problèmes » est dans la soumission au traitement proposé.

Des légitimations

Entre les lignes des discours ministériels, des propos diffusés dans les nombreuses associations culturelles qui s’en réclament, voire des dossiers de conseillers municipaux engagés dans l’action culturelle, ce thème de la santé culturelle fait également l’objet de légitimations discutables. Nous ne chicanerons pas celle qui affirme l’importance de la culture dans l’existence des humains. Bien au contraire. Pas plus que nous n’épiloguerons sur celle qui assure la nécessité et la portée des exercices culturels dans toute société.

Plus suspectes sont les légitimations de la nécessité théorique et pratique d’imposer une telle optique d’une santé culturelle par la formation culturelle des individus et par un signe adressé à la philosophique grecque. Arrêtons-nous sur ces deux légitimations.

La première incite, apparemment à juste titre, à repenser la formation culturelle des individus. Encore est-ce, comme nous l’avons écrit, par fait d’une appréciation portée contre une détérioration soi-disant attestée de celle-ci ou d’une déclaration d’inconsistance de ce qui se pratique actuellement dans tel ou tel milieu. Mais cette légitimation fait l’impasse sur ce qu’elle véhicule en termes de hiérarchie dans les prestations culturelles, de négation des différences dans les formations culturelles et les droits culturels, d’ignorance des dissentiments culturels. Elle valorise l’imposition, l’uniformité et l’homogénéité des conceptions et des références. Elle repose en fin de compte sur une perception d’une cité modélisée à l’aune de la culture des institutions sociales, culturelles et politiques.

S’il y a conflit autour de cette légitimation, c’est que cette idée d’une santé culturelle confond la formation culturelle des individus avec la manière de les former. Or, qui dit formation (au sens de Bildung) dit exercices des femmes et des hommes à la capacité à demeurer debout en toutes circonstances, en un déploiement de règles de l’existence multipliant le refus des assignations dans un échange et une solidarité avec les autres, dans leur proximité et leur altérité. La formation culturelle fabrique des compétences destinées à aider les humains à construire des trajectoires au cours desquelles les existences s’amplifient en refusant de se soumettre ou se disloquer, devant la nécessité de vivre humainement l’échec, la souffrance, voire la finitude. La culture relève d’une tâche infinie. Elle se déploie historiquement, par ruptures et reconfigurations, en processus de resignification des actions et des discours.

En quoi « culture » ne devrait désigner ni une essence ou une identité, ni uniquement un monde d’objets ou de ressources spécifiques (culture élitiste ou cultivée), ni une discipline à apprendre (déterminée par un programme et assignée à des spécialistes, type universitaire), ni une somme de connaissances. Elle ne se réduit pas non plus à une doctrine d’État, relevant d’un ministère de la Culture, par ailleurs nécessaire. De surcroît, s’il faut refuser de la dissocier entièrement de ses institutions et personnels, la culture est plus et autre chose qu’eux[7].

La seconde légitimation vise à soutenir que cette idée de santé culturelle pourrait restaurer dans notre monde certains principes de la philosophie grecque, ce qui en fortifierait la légitimité, du moins philosophique ou aux yeux des philosophants. Ainsi dit-on que cette idée de santé appliquée à la culture revalorise l’idée antique de « soin de l’âme »[8]. Effectivement, l’on ne peut nier l’ambition thérapeutique de certaines philosophies de l’antiquité[9]. Pour autant, ce qui fait en elles office de santé se dit d’abord « salut » et plus exactement « salut de l’âme », identiquement « santé de l’âme » dans son rapport à la « santé du corps ». Si l’on prend en profil la philosophie d’Épicure, on y lit bien que le salut, la santé et le soin sont trois termes qui se conjuguent effectivement, mais parce qu’ils ont leur unité dans les exercices philosophiques en leurs trois parties (logique, physique et éthique), et non pas dans des normes imposées de l’extérieur, comme le souligne un autre philosophe, cette fois stoïcien, Épictète : « Ceux qui reçoivent simplement les principes veulent les rendre immédiatement, comme les estomacs malades vomissent les aliments. Digère-les d’abord et, ensuite, ne vomis pas ainsi ; sinon, il advient cette chose sale et répugnante que sont les aliments vomis » (Entretiens, trad. Émile Bréhier, Paris, Gallimard, 1962, livre III, chap. XXI).

Dès lors, l’allusion de l’usage ici critiqué de santé à l’Antiquité, ou son analogie avec elle, afin de la légitimer n’a que peu de rapport avec elle. La version grecque ne promet aucune imposition, aucune norme extérieure, mais un ensemble d’exercices à pratiquer en forme de « souci de soi », en rapport avec une théorie du désir, des affections (du pathos), le plaisir au demeurant n’étant pas exclu s’il est approprié à la dynamique du vivant et de l’existant. Et ceci, même si l’Antiquité affirme souvent que l’homme en lequel la raison domine est plus sain que celui qui s’abandonne à la pente de ses désirs (agitation, inattention, fébrilité, inconstance, autant de « maladies » de l’âme), de sorte qu’il est effectivement possible de parler, à certains égards, d’une philosophia medicans, d’une philosophie conçue comme soin recommandé d’ailleurs en vue d’une meilleure santé, ou soulagement d’une âme tourmentée. Ce qui n’autorise pas à plier la philosophie grecque à la légitimation de problèmes contemporains.

Les impasses de la « bonne volonté culturelle »

Notre enquête montre que la toile théorique et pratique tissée par ce projet de muer l’idée de santé culturelle en action politique est assez complète. Elle échafaude une perspective de formation culturelle individuelle à partir de stimuli et de fréquentations imposées par d’autres, tissant simultanément des considérations conceptuelles plus ou moins étayées, des projets de réforme politique, des exigences éthiques. Elle concocte une sorte de fable de la formation culturelle réduite à des consignes d’éducation ou des directives rassemblées en kit de secours devant un désastre supposé ou envisagé dans le gouvernement moderne des populations.

Elle ne se pose aucunement les questions essentielles : si l’humain est social, dans sa plasticité et son devenir même, comment les facultés culturelles sont-elles produites ? Quelles relations entre les facultés, les pratiques et les objets ? Que produisent les signes tels qu’il les rencontre ? Comment articuler la culture sociétale et la culture individuelle ? Etc., toutes questions qui excluent que l’on n’ait, en matière culturelle, à s’adresser qu’à des individus ou des esprits à activer, absents de configuration sociale, de désirs, de jeux de délibérations et d’actions, à considérer individuellement, et en prenant ce qui est appelé « culture » comme une figure d’avance déterminée.

Que les fractures sociales, culturelles et politiques existent nul ne le réfute. Mais elles ne peuvent se traiter par des opérateurs thérapeutiques dont on ferait croire qu’ils sont « neutres ». Alors que, dans tous les cas, le point central est celui de l’émancipation des individus et des groupes sociaux, donc aussi des enfants[10], par rapport aux normes imposées.

Il reste toutefois possible de reconnaître deux choses positives concernant cette proposition de défendre l’idée d’une santé culturelle des citoyennes et des citoyens. La première est celle-ci : il n’y a pas de grâce de l’esprit mais seulement de l’éducation ; et il est effectivement difficile de considérer que la formation culturelle des individus – aux arts, par les arts, aux sciences, par les sciences, etc. – est idéale de nos jours, et que les institutions culturelles produisent systématiquement de réelles formations. Mais il conviendrait de se demander quand et par qui cette santé aurait été détruite, et en quoi ceux qui proposent des thérapies sont les seuls à pouvoir réparer les dégâts constatés. N’importerait-il pas plutôt de poser le problème politiquement et de cerner des approches politiques de la diversité des cultures et des normes culturelles ?

La seconde renvoie aux atermoiements de la bonne volonté culturelle qui sert de support à cette entreprise, une bonne volonté culturelle à l’égard des « autres ». Cette bonne volonté ne cesse d’agir et de se penser en surplomb des modalités des rapports sociaux et donc des individus. Elle ne saurait tenir compte d’interactions et d’échanges. Elle sait d’avance quels sont les objets culturels susceptibles de former les esprits.

Encore convient-il de préciser que cette bonne volonté culturelle n’est pas tout à fait équivalente aux doctrines du care (du soin) qui sont élaborées par certains philosophes[11]. Ses principes sont autres : la prise au sérieux de la fragilité de l’être humain dans le cadre d’une société et la constitution d’une attention réciproque entre les individus, célébrant un « nous » à l’encontre des philosophies du « je » ou du « tu ». L’une des différences majeures entre les deux options réside dans la solution de la question : qu’est-ce qui satisfait dans la notion utilisée (« bonne ou mauvaise » santé culturelle) et qu’est-ce qui est satisfait par elle, posée en allégorie d’une société parfaite qui survivrait aux désastres culturels ?


[1] Marinopoulos Sophie, « Stratégie nationale pour la Santé Culturelle : Promouvoir et pérenniser l’éveil culturel et artistique de l’enfant de la naissance à trois ans dans le lien à son parent », site du ministère de la Culture, 2017.

[2] Fassin Didier, « Avant-propos. Les politiques de la médicalisation », in L’ère de la médicalisation, dir. P. Aïach et D. Delanoë, Paris, Anthropos, 1998.

[3] Foucault Michel, Naissance de la biopolitique, Cours au Collège de France, 1978-1979, Paris, Gallimard/Seuil, 2004.

[4] Voir Ruby Christian, « Émancipation culturelle : culture de soi et subjectivation » Non fiction, 2011. ; « Huit réflexions pour affirmer que rien n’est perdu », christianruby, « Le souci de soi dans une perspective alternative sur la culture », Culture et démocratie, 2018.

[5] Canguilhem Georges, Le Normal et le pathologique, Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique, 1943, Paris, PUF, 2005.

[6] Hoggart Richard, La culture du pauvre, Paris, Minuit, 1970.

[7] Christian Ruby, Abécédaire des arts et de la culture, Toulouse, L’Attribut, 2015.

[8] Conche Marcel, « Introduction à Épicure », Lettres et maximes, trad. Marcel Conche, Paris, Presses Universitaires de France, 1987.

[9] Sénèque, De la constance du sage, trad. Émile Bréhier, Paris, Gallimard, 1962.

[10] Winnicott Donald Woods, Processus de maturation chez l’enfant : développement affectif et environnement, Éditions Sciences de l’homme, Paris, Payot, 1970.

[11] Laugier Sandra, Qu’est-ce que le care ?, Paris, Payot, 2009 ; Face aux désastres : une conversation à quatre voix sur la folie, le care et les grandes détresses collectives, Paris, Ithaque, 2013.

Christian Ruby

Philosophe, Professeur, chargé de cours à l’ESAD-TALM site de Tours

Notes

[1] Marinopoulos Sophie, « Stratégie nationale pour la Santé Culturelle : Promouvoir et pérenniser l’éveil culturel et artistique de l’enfant de la naissance à trois ans dans le lien à son parent », site du ministère de la Culture, 2017.

[2] Fassin Didier, « Avant-propos. Les politiques de la médicalisation », in L’ère de la médicalisation, dir. P. Aïach et D. Delanoë, Paris, Anthropos, 1998.

[3] Foucault Michel, Naissance de la biopolitique, Cours au Collège de France, 1978-1979, Paris, Gallimard/Seuil, 2004.

[4] Voir Ruby Christian, « Émancipation culturelle : culture de soi et subjectivation » Non fiction, 2011. ; « Huit réflexions pour affirmer que rien n’est perdu », christianruby, « Le souci de soi dans une perspective alternative sur la culture », Culture et démocratie, 2018.

[5] Canguilhem Georges, Le Normal et le pathologique, Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique, 1943, Paris, PUF, 2005.

[6] Hoggart Richard, La culture du pauvre, Paris, Minuit, 1970.

[7] Christian Ruby, Abécédaire des arts et de la culture, Toulouse, L’Attribut, 2015.

[8] Conche Marcel, « Introduction à Épicure », Lettres et maximes, trad. Marcel Conche, Paris, Presses Universitaires de France, 1987.

[9] Sénèque, De la constance du sage, trad. Émile Bréhier, Paris, Gallimard, 1962.

[10] Winnicott Donald Woods, Processus de maturation chez l’enfant : développement affectif et environnement, Éditions Sciences de l’homme, Paris, Payot, 1970.

[11] Laugier Sandra, Qu’est-ce que le care ?, Paris, Payot, 2009 ; Face aux désastres : une conversation à quatre voix sur la folie, le care et les grandes détresses collectives, Paris, Ithaque, 2013.