Politique

La fin des illusions républicaines

Historienne

Face à l’urgence écologique et sociale, l’État et les dirigeants politiques, héritiers d’une République qui tourna le dos dès la fin du XIXe siècle aux espoirs de la république démocratique et sociale, échouent à dessiner une voie d’émancipation. Cet échec invite les citoyens à se libérer des représentations et des pratiques politiques stériles pour imaginer de nouvelles libertés.

Comment comprendre la carence des représentants politiques embourbés dans des débats sans fin et surtout incapables de faire face à l’urgence écologique et sociale ? La dégradation du climat, autant que la disparition accélérée des espèces, induit immanquablement des effets sociaux dramatiques qui s’ajoutent aux inégalités de plus en plus visibles au temps des guerres que nous subissons depuis plusieurs décennies. Tandis que la nécessité des transformations sociales autant qu’écologiques apparaît comme une évidence aux yeux de la grande majorité des citoyens, pendant que les élus de droite se tiennent à la disposition des intérêts privés, en utilisant les instances et les rouages qu’ils ont eux-mêmes construits, les représentants de gauche, parfaitement avertis de l’état du monde, rêvent encore d’une action réformatrice au sein des États manifestement impuissants face aux firmes transnationales dont l’objectif unique est de réaliser du profit au mépris du coût humain.

Les immenses services rendus au Qatar par les dirigeants politiques européens, pour réaliser une coupe du monde de football dans des conditions honteuses, en dépit des déclarations vertueuses, en sont la démonstration la plus patente. Quant à la rencontre étonnante entre le président Macron avec un des géants du web, Elon Musk, ce fait seul dit la condition de servitude dans lequel se placent les dirigeants politiques envers les patrons des GAFAs dont l’ambition avouée est de rivaliser avec les États Nations.

Les serviteurs du capitalisme au service de l’autodestruction de l’humanité

Les dispositifs du système dit libéral sont connus depuis la révolution industrielle. La destruction de la planète par l’exploitation des ressources et des hommes ; l’usage de produits toxiques ne datent pas d’hier. Et si les pratiques asservissantes de la domination capitaliste ont toujours su s’adapter à l’évolution des techniques et des technologies, elles s’accélèrent notablement avec la révolution numérique.

Dès les années 1950, Gunther Anders alertait ses contemporains sur l’aberration répétée de la dépendance des hommes à l’égard de la machine dont la sophistication technologique n’a cessé de croitre au nom des soi-disant bienfaits du progrès. La force des choses l’a emportée depuis longtemps. Or, si aujourd’hui l’attraction aliénante de nouveaux objets – réels et virtuels – ne peut être avouée auprès d’un public captif, c’est que le mensonge délibéré ou l’aveuglement des différents serviteurs d’un capitalisme aux multiples facettes est parvenu à détourner le sens du mot liberté au nom d’un bien être apparent immédiat.

En continuant de croire ou de faire croire à la rédemption du monde par l’intelligence artificielle, au sens le plus large du terme, de la fabrication d’implants aux algorithmes les plus performants – pour reprendre le vocabulaire trompeur des influenceurs –, les serviteurs modernes d’un capitalisme en renouvellement permanent participent, en toute conscience, à l’autodestruction de l’humanité. Pendant ce temps l’ensemble des démocraties occidentales, la France en particulier, achève de défaire l’État que l’on crut social au cours des trente années dites glorieuses. Ces années de reconstruction succédaient à la précédente catastrophe dont les dirigeants auraient voulu effacer l’irréparable. Ils recyclèrent dans les entreprises des pays vainqueurs les responsables des expérimentations chimiques de la machine de guerre inavouable particulièrement active pendant l’ascension du nazisme en Europe.

Or, chacun sait ou presque que la catastrophe actuelle nous contraint à une réduction drastique de la production énergétique et qu’une révolution copernicienne du comportement des consommateurs devrait s’opérer dans l’esprit de chacun de nous. En effet, pour faire face aux décompositions présentes, il nous faut nous réapproprier le devenir humain car rien de décisif ne sera effectif sans la participation active de tous et de chacun, au sein de collectifs responsables organisés à l’échelle humaine, du quartier, à la commune, du territoire au pays… Liberté et responsabilité devraient à nouveau se conjuguer à une époque où les migrants passent les frontières, quels que soient les murs érigés. Ils les franchiront aussi longtemps que le rapport inégal entre le nord et le sud ne sera pas entièrement révisé. Cette jonction entre les deux concepts est un préalable à la réalisation de l’égalité si nous voulons sortir les principes libérateurs d’un horizon d’attente inaccessible.

L’urgence des transformations sociales

Deux siècles de destruction systématique de la planète, associés à deux siècles de délégation permanente d’une liberté confisquée – dont la détention concrète est la condition d’exercice de la démocratie réelle –, conjugués aux violences de la colonisation, ne peuvent s’effacer sans dommages durables. Reste qu’un grand nombre d’entre nous dispose désormais des connaissances suffisantes pour saisir l’ensemble de ces manquements et opter pour l’urgence des transformations sociales.

Pendant ce temps les élus, toutes tendances confondues, y compris les plus sensibles au sort des victimes d’un libéralisme, néo- ou post- – grand ordonnateur des outils publicitaire – se perdent dans des stratégies inintelligibles. Mieux encore, la plupart font fi de la démocratie elle-même au sein de leur propre mouvement. Chaque groupe, au service d’idéologies bien rodées, laisse croire à l’efficacité de l’État réformateur tel qu’il est ou tel qu’il pourrait être suivant les ambitions de ceux qui espèrent en saisir les rênes. En bref, ils voudraient nous faire croire que la République peut tout. Trop nombreux sont ceux qui confondent accession au pouvoir et ambition personnelle.

Mais de quelle république est-il question ? En France en particulier ? La Cinquième, la Sixième ? La nostalgie ou plutôt la mémoire mythique du passé révolutionnaire, de 1789 à octobre 1917, de Cuba au Venezuela, du Front populaire à mai 1968, berce encore les nuits, même courtes, de nos représentants. Tentons de saisir le sens d’un décalage entre ce qu’il est convenu d’appeler la société civile et les élus des différentes assemblées.

Les espoirs perdus de la République démocratique et sociale

Restituer la place de la représentation politique au cœur de l’exercice du pouvoir politique tenu éloigné des puissances économiques et financières dont dépend le sort du monde, nous éclairera peut-être sur la distance abyssale entre ce qui est dit, promis, et ce qui est réalisé. En un temps ou l’ensemble des institutions de protection et de sécurité sont en train de s’effondrer, de l’État social à l’organisation du travail ; au moment où précisément la philanthropie d’État se substitue aux structures de protections et cherche ainsi à masquer son impuissance singulièrement visible, l’illusion d’une protection étatique qui longtemps convertit nombre de citoyens à l’efficacité de la fonction déterminante de l’État s’estompe singulièrement.

Dès les années d’après-guerre, en Europe, au temps de la reconstruction, quand l’État social, dit « Providence », était parvenu à faire croire à la république souveraine en capacité de protéger l’ensemble des citoyens lentement dépossédés de leur pouvoir d’agir. Les « Trente glorieuses » se préparaient, en tournant délibérément le dos à la Shoah comme à la Kolima et autres camps soviétiques.

On avait déjà oublié le sens du mot liberté comme l’expérience de l’émancipation de tous ceux qui se battaient pour son plein exercice, entendu comme pouvoir d’agir dans tous les domaines, aussi bien des simples prolétaires, des femmes, des travailleurs socialistes, des libertaires comme des communistes (en ce temps, les gens d’en bas entremêlaient les significations). Il est vrai que nos représentants sont les héritiers directs d’une république qui dès la fin du XIXe siècle, délibérément, tourna le dos aux espoirs de la République démocratique et sociale. Une république confisquée, en quelque sorte.

On le sait, la République tout court – pour reprendre l’expression empruntée à Alexis de Tocqueville – a triomphé dès 1848 et s’est imposée sans partage au cours des deux siècles qui nous ont précédés. Nos soi-disant représentants de gauche devraient se souvenir des propos éloquents tenus par un Léon Blum conscient alors des limites de l’État républicain. Il exposait clairement devant ses administrés, le rôle et la place qui étaient les siens en se gardant des illusions véhiculées au sein du Front populaire.

En proclamant qu’il gérerait loyalement les intérêts du capitalisme, il signifiait qu’il ne pouvait confondre gestion du gouvernement républicain et prise du pouvoir d’État, laquelle ne serait réalisée qu’à l’issue d’une révolution véritablement démocratique. À ses yeux, il était nécessaire de distinguer la gestion des institutions républicaines au service d’un gouvernement de la réalisation d’un socialisme, fût-il d’État. Là était le credo de la social-démocratie.

Mais qu’ont fait les élus d’hier depuis Léon Blum ? Si ce n’est, eux sans le dire, de gérer loyalement les intérêts du capitalisme. Après la guerre, pendant la lutte d’indépendance de l’Algérie, non seulement par le vote des pouvoirs spéciaux mais en recouvrant d’un discours mensonger la pratique de la torture en Algérie comme au Vietnam, plus récemment les mêmes et d’autres, de Mitterrand à Hollande, ont effectué les grandes réformes au service des intérêts privés. Telle fut le sort du code du travail décidé par François Hollande en 2016.

Il est donc trompeur de faire croire que, sans le moindre bouleversement des instances dites démocratiques, par la seule pression de la rue guidée par « l’avant-garde » d’une union fictive de la gauche, il serait possible d’obtenir des changements nécessaires et urgents pour faire face à la catastrophe en cours. Longtemps l’idéologie des masses en mouvement a bercé d’illusions les adeptes d’un pouvoir fort, fût-il communiste.

Tandis que les insurrections naissent désormais spontanément des différents couches sociales, lasses de leur représentants, fatiguées des répressions de dictateurs autoproclamés – la révolte des femmes iraniennes en est la dernière et la plus éclatante manifestation –, les leçons du passé des idéologues, partisans des directives venues d’en haut, n’ont pas été tirées, pas plus que la terreur des états totalitaires n’a été entendue.

L’exemple de la Chine, dont les dirigeants pratiquèrent le massacre de masse, et qui s’est muée en puissance économique pas encore verdoyante, mais virtuose en surveillance numérique, est particulièrement éloquent. Le pays fascine les partis d’extrêmes droites en embuscade et prêts à marcher sur les pas de l’Italie, depuis que Zemmour réveilla les ressentiments mal éteints d’un nationalisme exclusif, les enfants de Barrès et autres Maurras reprennent du service d’autant plus aisément que les États, tels qu’ils sont, ne manqueront pas de faire appel à leur bras armés pour conquérir ce qui reste de ressources sur la planète.

Pour une nouvelle avant-garde politique

Afin de contrer l’irrésistible ascension de l’extrême droite, adepte d’un pouvoir répressif associé au libéralisme débridé, le rôle d’un mouvement politique conscient des réalités politiques serait tout d’abord de réhabiliter la pensée critique, particulièrement défaillante. Rompre avec l’idée de délégation de pouvoir permettrait ensuite de réinventer la démocratie réelle, en multipliant les universités populaires afin que chacun s’empare de l’histoire, de son histoire, pour être en mesure de recouvrer une liberté confisquée.

Chaque pas vers une prise de décision ne peut être franchi qu’en inversant les rapports hiérarchiques, de la base au sommet, en commençant par recenser l’ensemble des expériences autonomes qui, du quartier à la commune, développent des réflexions et des pratiques dont l’inventivité reste encore largement méconnue. L’efficacité de mesures prises aujourd’hui, du logement défaillant à l’accueil des migrants, se mesure à l’investissement de la population elle-même, bien davantage qu’à l’aune d’un amendement émanant de la représentation politique.

Partout nous entendons la nécessité d’une participation réelle des citoyens ; des initiatives foisonnent dans différents pays, des ilots démocratiques se constituent poussés par la nécessité comme dans la forêt amazonienne, ou sont contraints par l’histoire répressive des juntes militaires, du Chili au Brésil, ou encore cherchent à faire revivre le principe d’espérance d’autrefois ; du Royaume-Uni à la France, nombreux sont les petits collectifs, plus ou moins pérennes, qui s’organisent en associations. Certains groupes de gilets jaunes l’ont compris. C’est une révolution à bas bruit en direction de laquelle l’ensemble de ces groupes intervient en faisant l’expérience d’une démocratie réelle dont il est concrètement question aujourd’hui.

La réalisation d’une autre république, celle rêvée par nos prédécesseurs de 1848 à 1871, ne passe pas par le récit mythique d’un mouvement ouvrier construit par des idéologies ossifiées, mais bien par la réappropriation d’une histoire conflictuelle au cours de laquelle les possédants ont non seulement ôté la capacité d’un devenir libre au plus grand nombre, tout en œuvrant à la destruction du vivant, mais ont usé d’un langage délibérément altéré afin d’aliéner massivement des populations dépossédées d’elles-mêmes.

Un tel bouleversement, il est vrai, supposerait un renouveau dans les rangs des intellectuels dont la lucidité critique se perd. Pressés de vanter le premier mouvement « déconstruit », ils oublient la pertinence de l’exercice vigilant de l’usage d’un mot pour s’assurer de la correspondance entre le sens donné et le dire, en toute conscience. Il en est ainsi du mot « liberté » ou du mot « race » dont les significations historiques devraient devraient être identifiées afin d’éviter les confusions particulièrement dommageables.

Et si l’autre fut un temps au centre des préoccupations des différents courants intellectuels quand la réalité de l’acteur sujet était contestée, aujourd’hui non seulement, je n’est plus un autre dans les écrits de soi, mais le moi en majesté règne dans les autofictions qui foisonnent aujourd’hui. « L’universel » ressentiment, porté en étendard, à partir de son mal être personnel n’a jamais permis à la liberté de se conquérir. Se libérer des représentations et des pratiques qui nous enferment, c’est aussi contribuer à libérer l’autre de celles qui l’assujettissent.


Michèle Riot-Sarcey

Historienne, Professeure émérite à Paris 8

Mots-clés

Capitalisme