Écologie

Programme pour le temps présent (1/2)

Directeur de l'École nationale supérieure des arts décoratifs

Notre perception du temps a changé, la perspective progressiste propre à la modernité s’est inversée. La tragédie guette et les générations futures nous commandent. La culture et l’éducation sont comptables de ces transformations : longtemps mises au service de la formation de subjectivités modernes, c’est-à-dire rationnelles, républicaines et libérales, elles doivent aujourd’hui œuvrer à l’émergence d’une subjectivité écologique.

Point n’est besoin de saisir le prétexte de l’année nouvelle déjà bien entamée pour nous demander, avec Jacques Vaché, « d’un ton très fatigué et très vieux », où nous en sommes avec le temps[1]. Voilà plus de vingt ans – une génération – que nous savons que nous sommes en Anthropocène. Faut-il encore le rappeler ?

Popularisée au début des années 2000 par le géochimiste Paul Crutzen, la notion désigne une nouvelle époque géologique qui, faisant suite à l’Holocène, se caractérise par l’avènement de l’humanité comme principale force de changement terrestre, par-delà les forces géophysiques. Si nous n’en mesurons qu’aujourd’hui les effets dévastateurs, à travers la crise climatique, l’effondrement de la biodiversité et la dégradation généralisée de nos milieux de vie, l’entrée dans cette nouvelle ère se situerait, selon son inventeur, à la fin du XVIIIe siècle, avec la Révolution industrielle et l’invention de la machine à vapeur.

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Aussi discutée soit-elle, l’intérêt de cette datation symbolique est qu’elle permet d’articuler étroitement le plan géologique et le plan humain, au plus près de la définition même de l’Anthropocène. En même temps qu’elle marque le commencement de l’altération de l’atmosphère terrestre par combustion du charbon prélevé dans la lithosphère, l’invention de la machine à vapeur signe l’acte de naissance du capitalisme thermo-industriel et de l’extractivisme qui lui est consubstantiel.

Anthropocène, capitalocène, ethnocène, androcène

Cette relation étroite au capitalisme invite cependant à remettre en question la neutralité et l’universalité de la notion d’Anthropocène. N’est-il pas plus juste de parler de « Capitalocène » si l’on veut spécifier le processus qui est à l’origine de la dégradation de nos milieux de vie ? L’intérêt d’une telle proposition est qu’elle ne fait plus référence à une humanité abstraite ou universelle, mais qu’elle distingue un projet concret et situé de civilisation, fondé sur la recherche du profit et l’exploit


[1] Cf. « Sur le point de me retirer, d’un ton très fatigué et très vieux, je priais : “Monsieur Gide, où en sommes-nous avec le temps ?” », Jacques Vaché, « André Gide », revue Maintenant, n°2, juillet 1913.

[2] Sur ces différentes approches, généraliste, critique et différenciée, de l’Anthropocène, cf. notamment Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’événement Anthropocène, Paris, Seuil, 2013 ; Rémi Beau et Catherine Larrère (dir.), Penser l’Anthropocène, Paris, Presses de Sciences Po, 2018 ; Andreas Malm, L’Anthropocène contre l’histoire. Le réchauffement cliatique à l’ère du capital, Paris, La fabrique, 2018 ; Jason W. Moore, Le capitalisme dans la toile de la vie. Ecologie et accumulation du capital, Toulouse, L’Asymétrie, 2020 ; Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Paris, Seuil, 2019 ; Nouvelles Question féministes, « Androcène », vol. 40, n°2, 2021, Lausanne, Editions Antipodes, p. 18-34.

[3] Hans Jonas, « Au plus proche d’une issue fatale », Entretien avec Matthaus Matussek et Wolfgang Kaden, der Spiegel, le 11 mai 1992, repris dans Une éthique pour la nature, Paris, Arthaud Poche, 2017, p. 44.

[4] « Mes pensées, dit le voyageur à son ombre, doivent m’indiquer où je me trouve : mais elles ne doivent pas me révéler où je vais. J’aime l’ignorance de l’avenir et je ne veux pas périr à m’impatienter et à goûter par anticipation les choses promises. », Nietzsche, Le Gai Savoir, « Joie de l’aveuglement, §287.

[5] Hans Jonas, Le principe responsabilité, Champs Flammarion, p. 91.

[6] Aristote, Poétique, ed. par R. Dupont-Roc et J. Lallot, Paris, Seuil, 1980, 1453a, 7-17.

[7] Ibid., 1452a, 22-1452b, 3.

[8] Ibid, 1452b, 9-13.

[9] Friedrich Nietzsche, La philosophie à l’époque tragique des Grecs, suivi de Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement, Paris, Folio Essais, 1990 ; Hannah Arendt, La crise de la culture, Paris, Folio Essais, 1989.

[10] Cf. Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire de

Emmanuel Tibloux

Directeur de l'École nationale supérieure des arts décoratifs

Notes

[1] Cf. « Sur le point de me retirer, d’un ton très fatigué et très vieux, je priais : “Monsieur Gide, où en sommes-nous avec le temps ?” », Jacques Vaché, « André Gide », revue Maintenant, n°2, juillet 1913.

[2] Sur ces différentes approches, généraliste, critique et différenciée, de l’Anthropocène, cf. notamment Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L’événement Anthropocène, Paris, Seuil, 2013 ; Rémi Beau et Catherine Larrère (dir.), Penser l’Anthropocène, Paris, Presses de Sciences Po, 2018 ; Andreas Malm, L’Anthropocène contre l’histoire. Le réchauffement cliatique à l’ère du capital, Paris, La fabrique, 2018 ; Jason W. Moore, Le capitalisme dans la toile de la vie. Ecologie et accumulation du capital, Toulouse, L’Asymétrie, 2020 ; Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Paris, Seuil, 2019 ; Nouvelles Question féministes, « Androcène », vol. 40, n°2, 2021, Lausanne, Editions Antipodes, p. 18-34.

[3] Hans Jonas, « Au plus proche d’une issue fatale », Entretien avec Matthaus Matussek et Wolfgang Kaden, der Spiegel, le 11 mai 1992, repris dans Une éthique pour la nature, Paris, Arthaud Poche, 2017, p. 44.

[4] « Mes pensées, dit le voyageur à son ombre, doivent m’indiquer où je me trouve : mais elles ne doivent pas me révéler où je vais. J’aime l’ignorance de l’avenir et je ne veux pas périr à m’impatienter et à goûter par anticipation les choses promises. », Nietzsche, Le Gai Savoir, « Joie de l’aveuglement, §287.

[5] Hans Jonas, Le principe responsabilité, Champs Flammarion, p. 91.

[6] Aristote, Poétique, ed. par R. Dupont-Roc et J. Lallot, Paris, Seuil, 1980, 1453a, 7-17.

[7] Ibid., 1452a, 22-1452b, 3.

[8] Ibid, 1452b, 9-13.

[9] Friedrich Nietzsche, La philosophie à l’époque tragique des Grecs, suivi de Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement, Paris, Folio Essais, 1990 ; Hannah Arendt, La crise de la culture, Paris, Folio Essais, 1989.

[10] Cf. Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire de