Politique

Démarche scientifique et engagement contestataire sont de faux ennemis

Sociologue

Au moment où nombre de chercheuses et chercheurs investissent la rue, l’occasion est offerte de rouvrir un vieux débat qui anime universitaires et intellectuels : la question de l’impartialité des sciences sociales et plus précisément, celle de la place de l’engagement dans l’objectivité de la démarche scientifique. Les grands mouvements permettent des changements dans la société non pas parce que les gens explosent de colère sous le poids de leurs frustrations, mais parce que des occasions se présentent. En ce sens, l’engagement peut servir de support, voire d’appui théorique.

J’ai passé des années à écrire sur les protestations collectives, mobilisations, mouvements sociaux. Ce champ d’études est un merveilleux exemple pour montrer que l’engagement d’un sociologue ne nuit pas forcément à l’objectivité de son travail.

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Contester et étudier les contestations

Pendant longtemps, les gens qui écrivaient des livres sur ces sujets étaient des personnes plutôt éloignées des manifs et émeutes. Et ils ont souvent écrit un peu n’importe quoi. Certains, comme Gustave Le Bon, star de la psychologie des foules d’il y a un siècle, ont eu quelques intuitions intéressantes, mais n’ont quasiment rien expliqué, si l’on regarde leur œuvre de près. Dégottez les livres de Le Bon et cherchez les passages qui décrivent ce qui pousse les individus en foule à agir de telle ou telle façon. Il sera question de contagion, de suggestion, d’hypnose… des métaphores, des analogies, mais pas grand-chose de concret sur ce que font et décident ces individus.

D’autres ont induit en erreur leurs collègues. Dans les années 1950 à 1970, plusieurs sociologues et psychosociologues américains comme James Davies ont popularisé des modèles dits de la « frustration relative » : en gros, c’est quand le pouvoir nous prive et nous frustre davantage que nous ne l’avions anticipé, que les mobilisations, révoltes et révolutions ont le plus de chances d’avoir lieu. Sauf que cette idée a été testée par d’autres chercheurs qui ont réalisé qu’elle n’était pas fondée.

Certains, comme Raymond Tanter et Manus Midlarsky, ont examiné les conditions dans lesquelles sont survenus les grands mouvements de révolution du XXe siècle sur les différents continents. Ils sont arrivés à la conclusion suivante : parfois, le modèle de la frustration relative a à peu près l’air de fonctionner, souvent, il ne fonctionne pas. Ces modèles partaient en fait d’une métaphore vaguement intuitive : plus nous sommes frustrés, plus nous risquons d’exploser et nous révolter.

La réalité ne marche pas comme ça : nous sommes des humains avec nos habitudes et nos calculs, nous ne sommes pas des cocottes-minute sous pression. L’histoire donne tort à ces vieux modèles : ce n’est pas quand les tensions avec le pouvoir ont empiré que les mouvements sociaux ont eu le plus de force de transformation de la société. C’est plutôt l’inverse… À partir des années 1980, d’autres spécialistes, tels Sidney Tarrow, ont expliqué les grands mouvements de changement par le concept de « structure des opportunités politiques ». Il s’agit du contexte formé par le système politique, les ouvertures plus ou moins grandes qu’il offre aux demandes de changement et la solidité des alliances au pouvoir. Les décennies passant, ce concept a subi beaucoup de critiques et de retouches[1]. Malgré ça, il a eu le mérite d’aider à comprendre que les mobilisations puissantes n’ont pas lieu quand la situation empire mais quand ceux qui les organisent perçoivent une opportunité politique.

De grands mouvements changent parfois des choses dans la société non pas parce que les gens explosent de colère sous le poids de leurs frustrations, mais parce que des « occasions » se présentent. Voilà ce que montre l’histoire. Les grandes grèves de 1936 n’ont pas eu lieu dans un moment où les ouvriers se voyaient de plus en plus privés : elles ont décollé alors qu’arrivait le gouvernement du Front populaire, plus en phase avec leurs aspirations.

En novembre 1989, ce n’est pas une horde de Berlinois craquant d’un excès de colère et de frustrations qui a cassé le mur. La chute du mur se déroule dans un contexte d’espoir. Le 9 novembre un peu avant 19h, en conférence de presse, un porte-parole du parti socialiste et du pouvoir Est-allemand, Günter Schabowski, annonce qu’une circulaire va permettre aux citoyens de circuler sans conditions entre l’Est et l’Ouest. Un journaliste demande à partir de quand. La circulaire n’a pas encore fait l’objet de toutes les validations. Schabowski répond en hésitant un peu : « Pour autant que je sache… ça entre en vigueur maintenant, immédiatement ». Dans l’heure qui suit, radios et télés diffusent l’information. Des centaines de Berlinois de l’Est se rendent à des points de passage et constatent qu’aucune instruction de répression n’a été donnée aux soldats. Peu après, le mur est brisé.

Les chercheurs qui se sont intéressés à la structure des opportunités n’ont pas été les seuls à remettre en question les vieilles explications des révoltes. Ils s’inscrivaient dans une transformation profonde de ce champ d’études : à partir des années 1960-1970, un nombre croissant de spécialistes des protestations ont été des gens proches des mouvements sociaux, présents dans l’action, souvent sympathisants ou militants. Du coup, ils ont mis les mains dans le cambouis : ils assistaient davantage à des actions de l’intérieur, étudiaient de près les événements, les comportements et les interactions des participants, ils rencontraient un grand nombre d’entre eux… Et devinez quoi ! Leur travail a été bien plus réaliste et concret que celui de leurs prédécesseurs.

Beaucoup de ces spécialistes se sont intéressés à ce qu’on a appelé les ressources de l’action collective, c’est-à-dire tout ce qui permet de mettre des actions en place : les techniques, les compétences, etc. Leurs recherches, au lieu dépeindre les choses à grands traits, ont permis de comprendre finement la plupart des pratiques qui conduisent une mobilisation à « prendre », vivre, réussir ou échouer[2].

Quand l’engagement ouvre les yeux des scientifiques

Changeons de domaine. En 1961, le sociologue Erving Goffman a publié Asiles, un livre issu d’une longue enquête réalisée au sein du gigantesque hôpital psychiatrique Sainte Elisabeth de Washington.

Ce livre décortique avec une extrême finesse les mécanismes de soumission et de violence, mais aussi de résistance qui régissent les interactions entre personnels et reclus dans les institutions d’enfermement. Il est toujours l’une des grandes références des sciences sociales. Et son succès a dépassé le monde de la sociologie : des psychiatres, psychologues et militants s’y sont intéressés. Il apportait une pierre importante à un mouvement naissant de contestation du système psychiatrique de l’époque, mouvement se renforçant en particulier aux États-Unis dans les années 1960-1970.

Si vous êtes aussi jeune que moi et n’avez jamais fait de recherche sur ces sujets, vous ne réalisez pas forcément l’ampleur du monstre que représentait le système psychiatrique pour ce mouvement de contestation. Vous avez déjà lu ou vu des histoires de Batman ? Où vont tous les méchants monstrueux et étranges quand le héros masqué parvient à les arrêter ? En prison ? Non. Ils vont à l’asile d’Arkham. Un hôpital psychiatrique sordide où l’on se demanderait presque si le jour se lève bien chaque matin et où cohabitent les criminels les plus meurtriers et excentriques.

Vous faites une dépression, que penseriez-vous d’un séjour au milieu de tous ces cinglés pour vous rétablir ? Vous saisissez maintenant un peu de quoi on parle. L’asile d’Arkham, caricatural bien sûr, apparaît dans les comics de Batman à partir des années 1970, moment où la médiatisation du mouvement a contribué à éveiller de nombreuses consciences sur ce qui se passait entre les murs.

L’hôpital psychiatrique étudié par Goffman était un lieu où prenaient place de nombreuses violences physiques et psychosociales sur les malades. Et vous pouviez vous retrouver interné dedans et subir les brimades de l’institution parce que vous étiez un meurtrier incapable de contrôler ses pulsions, parce que vous étiez en dépression ou parce que vous étiez un homosexuel dans un milieu social où c’était considéré comme une déviance pathologique. Quel cocktail ! Tout ça est une autre époque, pensez-vous.

Effectivement, les mouvements de contestation ont fait évoluer le système psychiatrique depuis les années 1950. Mais ne croyez pas que nous soyons aujourd’hui à l’abris de traitements aussi arbitraires. Les sciences ne sont pas faites que de science. Ce que font les scientifiques repose aussi sur des contraintes émanant d’institutions, traditions, croyances, de notre culture…

Il arrive que ces contraintes fassent l’objet de débats, il arrive aussi qu’on y soit si habitués qu’on ne pense même pas à les remettre en cause. On n’imagine pas toujours l’importance de cette influence de notre culture sur la science. Et on est vite porté à croire que ce sont les chercheurs engagés et militants qui sabotent l’objectivité de la science. C’est une erreur : non seulement l’engagement et l’objectivité scientifique sont compatibles, mais il arrive que les deux se renforcent mutuellement.

Quand on étudie statistiquement l’inégalité des chances dans la vie entre les enfants d’ouvriers et de cadres, on révèle tout un continent d’injustices qui doivent être analysées si l’on veut comprendre le fonctionnement de notre société, et que l’on ne verrait pas si l’on n’avait pas eu l’idée de braquer le regard là-dessus. L’engagement, plutôt que de nuire à l’objectivité, permet souvent d’anticiper des questions que la culture commune et scientifique nous cache.

Pendant des décennies, une grande partie des psychologues et psychologues du couple ont accordé peu d’importance aux violences sexuelles « ordinaires » que vivaient beaucoup de femmes dans leur couple : pressions, culpabilisation, rapports qui ne semblaient consentis que par le silence d’une femme en « étoile de mer »… Ce n’est pas seulement le grand public qui a été largement aveugle à la question, mais aussi la société scientifique.

Nombre de psychologues du couple suggéraient au mari d’être un peu plus doux et à la femme d’être un peu plus compréhensive, ou de faire un effort au pieu pour soulager monsieur et préserver l’harmonie érotique du foyer. Beaucoup n’ont jamais compris pourquoi, dépourvues d’un soutien clair sur ces questions, des femmes construisaient des stratégies d’évitement du lit conjugal, trainaient et s’endormaient plus ou moins volontairement chaque soir devant la télé puis rejoignaient leur chambre les yeux mi-clos pour conserver une vie de couple pacifique tout en fuyant l’affrontement que représentaient pour elles les pressions excessives de leur conjoint.

Quand le mouvement #metoo est arrivé, une partie de ces psychologues et mêmes des psychiatres, chercheurs ou praticiens, ont doucement commencé à remettre en question leurs discours et la façon de recevoir ces témoignages féminins. Concrètement, cela signifie qu’un mouvement militant destiné au grand public a bouleversé des sciences en faisant réaliser à leurs spécialistes que leur travail avait ignoré tout un univers qu’ils auraient dû observer aussi !

Les sociologues, dont la communauté tolère assez bien les engagements militants, ont réalisé que, sans avoir tout vu, ils comptaient tout de même au sein de leur discipline une poignée de chercheuses spécialistes du genre, qui avaient déjà étudié le problème et travaillaient dessus depuis plusieurs décennies. Si les disciplines médicales avaient bénéficié davantage de cette influence scientifique-militante, peut-être auraient-elles pu réagir plus tôt aux violences sexuelles.

La prochaine fois que vous entendrez dire que les sociologues sont juste des militants déguisés en scientifiques, repensez à tous ces exemples. Les mondes scientifiques ne sont pas des bulles étanches au reste du monde, ils font partie de la société et leur façon d’aborder les questions scientifiques sont biaisées par beaucoup de préjugés lourdement ancrés dans les mœurs. Si vous demandez aux chercheurs de ne jamais s’engager et de faire comme si leurs critiques, leurs idées politiques, leur volonté de changer des choses n’existaient pas, vous ne rendrez pas la recherche plus objective ou scientifique. Vous la figerez dans le passé.

Alessio Motta

Sociologue, Docteur en science politique de l’université Paris 1 – CESSP – CRPS

Notes