Le macronisme, la loi et le quotidien
À première vue, notre République repose sur une version de plus en plus stricte de la loi : celle-ci serait légitime par définition et servirait de levier pour gouverner, avant tout pour distinguer manifestations légales et illégales, immigration légale ou illégale, etc.
Or, il nous semble que l’ordre républicain tel que le prône le macronisme, dans sa prétention constante à se présenter comme ordre légal, a fini par enlever toute cohérence à la notion même de loi. Il ne tend pas pour autant vers l’anarchie, cela va sans dire. Il tend plutôt vers l’anomie : vers une absence de normes, destructrice de la société elle-même. Nous avons donc encore plus de souci à nous faire au moment où le macronisme entend tourner la page de la réforme des retraites en se tournant vers notre « quotidien ». Et c’est au quotidien que la résistance démocratique doit maintenant s’exercer.
La nécessité, une loi première vidée de sa consistance
On aura fini de comprendre au cours du long épisode (inachevé) de la réforme des retraites que le macronisme repose sur une loi supérieure à toutes les règles de droit, avec laquelle on ne peut absolument pas transiger : la nécessité elle-même. Macron, dans l’entretien télévisé du 22 mars sur TF1, s’est dit stoïcien : en tout ce qui dépend de lui, il suit le nécessaire, c’est là sa volonté et sa responsabilité, bien distinctes de son plaisir.
C’est ainsi que le sage Macron et sa réforme nécessaire se détachent de la foule des insensés, centrés sur leur plaisir et aveugles aux lois de ce monde. C’est là une étrange synthèse entre le néostoïcisme de la philosophie morale écossaise transformé par Adam Smith (l’ordre du monde coïncide avec les lois du marché, avec une main invisible qui impose ses règles dans la mesure où chacun suit rationnellement son intérêt particulier, distinct de son plaisir immédiat) et de l’ancien stoïcisme, tendu vers un idéal de sagesse quasiment impossible à incarner. Le miracle de cette synthèse, c’est que cet idéal s’incarne immédiatement dans la personne de Macron.
Cette synthèse est préparée par trois siècles de libéralisme qui ont montré que la main invisible du marché pouvait tout à fait se rendre visible quand il s’agissait d’imposer le nécessaire : elle tient alors le glaive de l’État, et elle frappe, pour contraindre ceux qui lui résistent à suivre leur intérêt bien compris. C’est ce qui a justifié la violence policière du capitalisme au XIXe siècle contre des ouvriers ou des colonisés par définition paresseux et corrompus, et ce qui devient, avec le néolibéralisme, une théorie politique. Dans sa version macroniste, ce qui dépend de Macron, c’est maintenant la force publique, indispensable pour contraindre des Français qui certes ne sont pas « naturellement » paresseux, mais qui se sont habitués, depuis les années 80, à dépenser sans produire, comme ils se sont habitués pendant la période du Covid à gagner sans travailler. Il faut alors, par la contrainte, leur redonner à tous le sens de l’effort : leur redonner le « sens du travail » à coup de triques.
Ainsi, le macronisme chute au degré zéro de la réflexion sur le sens du travail, qui est aussi le degré zéro de l’écologie : l’archaïsme libéral élevant les lois économiques au niveau des lois de la nature n’a en effet plus aucune pertinence puisqu’il est aujourd’hui manifeste qu’une autre nature, plus réelle, est déséquilibrée par des siècles de productivisme. Dès lors, s’il s’agit de savoir qui est aveugle au nécessaire, qui est irresponsable, qui succombe à ses habitudes au point de ne pouvoir saisir les urgences, la réponse est : celui qui prétend incarner la sagesse.
Le coup de grâce est ici porté par l’une de ces filles de la nécessité et déesses du destin que sont les agences financières : la loi sur les retraites à peine promulguée, la note de la France vient d’être dégradée par l’agence Fitch. Heureusement que le macronisme peut se raccrocher à une autre loi suprême, à savoir la Constitution.
La Constitution, une loi première violentée
Deux lois premières, c’est bien sûr une de trop, même pour un grand sage. D’où l’affirmation, incohérente jusqu’à l’absurde, que la réforme des retraites est une loi nécessaire qui a suivi son « chemin démocratique ». L’hyperjuridisme de Macron, qui dresse la Constitution contre l’opinion publique, n’en est donc pas un. Montrons qu’il est même destructeur pour le droit constitutionnel.
Notons d’abord que l’hyperjuridisme est paradoxalement contraire à la Constitution française, qui dès sa première phrase, énonce que « le peuple français proclame solennellement son attachement aux Droits de l’homme », c’est-à-dire, selon la formule de 1789, à des « droits naturels, inaliénables et sacrés ». Autrement dit, cette Constitution garde son propre fondement en nature ; or, si les droits naturels de l’homme ont une parenté historique et une certaine homologie avec les lois dites « naturelles » de l’économie, le divorce a été acté à partir du moment (celui de l’école économique de Chicago, au fondement du néo-libéralisme) où il fonctionnait d’autant mieux qu’il mettait les droits individuels entre parenthèses, tant dans son usage de la force publique que dans ses accords de marché avec des États directement oppressifs.
Le macronisme (son fond sarkozyste, ses discours, sa politique intérieure et extérieure, sa remise en cause directe de la Ligue des droits de l’homme) est dans cette lignée : son strict respect de la Constitution consiste donc avant tout à oublier le préambule du texte, dont la force de droit a pourtant été confirmée par les décisions successives d’une institution vénérée par Macron, à savoir… le Conseil constitutionnel.
L’hyperjuridisme macronien ne semble à vrai dire s’accorder à la Constitution que dans son titre II, qui définit les fonctions du président de la République, et cela même si la première fonction qui lui est alors attribuée est de veiller « au respect de la Constitution », et pas uniquement de son titre II. Autrement dit, ce n’est pas seulement le préambule qui est oublié, mais aussi le contenu du titre I. Ce dernier affirme que « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum » et précise qu’ « aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice ». Autrement dit, en conformité avec l’article 16 de la Déclaration de 1789, le texte empêche par la séparation des pouvoirs le transfert total de l’exercice de la souveraineté du peuple à l’un de ses représentants, en particulier à cet individu au sommet de l’exécutif qu’est le Président. Si cette séparation des pouvoirs n’est pas respectée, alors le peuple, selon le même article 16, « n’a point de constitution » et peut (article 2) user pour réaffirmer sa souveraineté de son droit de « résistance à l’oppression ».
Le problème, bien connu, est qu’un demi-siècle de pratique institutionnelle a rendu impossible à tenir l’équilibre trop subtil, donc trop fragile, que la Constitution entendait instaurer entre la souveraineté populaire, l’autolimitation des pouvoirs et la volonté du chef de l’État. Le macronisme vient en bout de course de cette pratique, qui incite le Président à considérer qu’il peut s’attribuer l’exercice de la souveraineté le temps de son mandat, que la souveraineté populaire lui a été entièrement transférée par le suffrage universel. Évidemment il faut pour cela que le Président, par l’intermédiaire de son Premier ministre, exerce une certaine violence vis-à-vis du titre V de la Constitution, définissant les relations entre le Gouvernement et le Parlement ; c’est ainsi que certains alinéas du texte sont devenus eux-mêmes violents vis-à-vis de l’Assemblée nationale (au coup de matraque habituel du 49.3, s’est ajouté le taser du 47-1).
On voit immédiatement les désastres en termes de politique intérieure ; mais il faut aussi garder une attention aux désastres extérieurs du macronisme : celui-ci s’appuie sur une pratique institutionnelle qui fait que le chef de l’exécutif ne s’attribue jamais autant l’exercice de la souveraineté que dans ce prétendu « jardin » présidentiel qu’est la politique étrangère ; quand on ajoute à cette pratique une sagesse toute macronienne, on aboutit aux énormes impairs commis par le Président vis-à-vis de l’Europe et des États-Unis lors de son dernier voyage en Chine, lesquels engagent, sans aucun contrôle parlementaire, le peuple français.
Macron a dès lors assez saccagé ses propres jardins pour nous faire comprendre que la Constitution de la cinquième République, rouage à la fois complexe et ancien, a été pratiquée de telle manière qu’elle est devenue un instrument trop dangereux pour être placé dans les mains souveraines de qui que ce soit : qu’il est urgent de changer de République pour que la France redevienne une démocratie parlementaire solide, un véritable État de droit. Mais ne peut-on reconnaître au macronisme que son présidentialisme est compensé par son respect de la loi, qui garde alors son statut d’expression de la volonté générale ?
Les lois, exaltées et dénigrées
Les lois sont à première vue plus que respectées, elles sont exaltées par le macronisme en tant qu’elles expriment la volonté générale par la médiation de ses représentants. Dès lors, une fois promulguées par ce représentant supérieur qu’est le Président, elles sont censées rendre inutile toute contestation et exercer leur force contre toute résistance active : c’est ainsi qu’il deviendrait inadmissible de parler de violence policière, que celle-ci s’exerce contre certains manifestants ou contre l’immigration « illégale ». N’insistons plus sur le fait qu’il faudrait pour cela que ces lois émanent vraiment du pouvoir législatif ; ni sur le fait qu’il faudrait également que la police respecte la loi, et que la Constitution donne plus d’indépendance à ce qu’elle nomme « l’autorité » judiciaire, se refusant à lui donner le nom de « pouvoir ». Concentrons-nous plutôt sur le fait que le macronisme détruit les lois autant qu’il les exalte.
Notons d’abord que la prétendue supériorité de ce représentant de la nation qu’est le Président implique que ce dernier scande son mandat par de grandes lois. Nous les connaissons, parce que tout en prétendant à chaque fois faire avancer la société française, elles sont étonnamment répétitives : lois sur les retraites, sur le travail, la sécurité intérieure et l’immigration.
Il reste que le macronisme a donné dès son acte de naissance une tout autre tonalité à sa conception de sa loi : la « loi Macron » de 2015 « pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques » ne se présentait en effet pas comme une grande réforme, mais comme une myriade de mesures d’importance variable et sans liens directs : projet de canal Seine-Nord, démantèlement des règles du travail de nuit et du travail dominical, transfert de propriété de certains armements militaires à des sociétés privées, transport en autocar, changement des règles de titularisation et de tarification des professionnels du droit… Ce pack néolibéral était un remarquable coup de force permettant au ministre de l’Économie qu’était alors Macron d’empiéter largement sur les compétences des autres ministères (transport, travail, logement, justice, etc.) pour dérèglementer autant que possible la société française : ainsi une loi fourre-tout agresse une multitude de droits, lance juridiquement une forme de guérilla anti-juridique qui renonce volontairement à toute cohérence interne de la loi au bénéfice d’une efficacité à spectre large.
Deux ans plus tard, Macron faisait campagne pour la Présidence en prônant une démocratie plus horizontale, favorisant la participation des citoyens à l’élaboration de la loi comme à la politique locale. Six ans après sa première élection, il est clair que la démocratie participative est l’Arlésienne du macronisme, parce qu’elle n’est nullement compatible avec le double héritage de la « Loi Macron » : celui-ci invite bien plutôt, d’une part, à transformer rapidement la société par une rafale d’ordonnances, (dans les deux premières années du premier quinquennat ou au cours de la période Covid) ; d’autre part, à opter pour une rafale de projets de loi immédiatement adoptés par une majorité aux ordres (tout au long du premier quinquennat), ou pour une grande loi fragmentée en lois multiples, éventuellement proposées par les députés et plus faciles à faire voter par une majorité relative (second quinquennat).
Dans tous les cas, la volonté de grandes lois réformatrices éclate en mesures fragmentaires, sans d’autre « cap » que la dérèglementation ; la tension entre ces deux manières de légiférer étant inhérente au sarkozysme comme au macronisme, elle peut se voir actuellement dans les désaccords entre le Président et son ministre de l’Intérieur, Macron et le sarkozyste Darmanin pouvant passer d’une position à l’autre selon leur stratégie du moment, mais d’une manière profondément arbitraire ; si bien que le compromis retenu semble être, comme nous le verrons, d’étaler la contradiction dans le temps du « quotidien », en prenant de petites mesures qui préparent une grande loi.
Tout en légiférant à tour de bras et en fragmentant le travail législatif, Macron peut aussi bien soutenir qu’il faut « moins de lois et de bureaucratie », et que « tout ne doit pas passer par la loi »[1]. Ces formules qui ciblent une inflation juridique semblent pouvoir signifier ou la visée d’une parcimonie qui rendrait toute sa clarté à la volonté générale, ou une tentative de démocratie participative, mais bien sûr il n’en est rien : elles ne font que viser la prétendue inflation de toutes les normes, toutes « bureaucratiques », rejoignant ainsi un grand thème de la droite libérale qui a connu un brusque regain de vitalité au moment de la crise Covid, l’absence de masques étant facilement interprétée comme une nouvelle preuve de l’inefficacité de l’État. Il reste que si le prétendu garant des institutions fusionne loi et bureaucratie (donc administration) pour les rejeter ensemble, il tend vers un anarcho-libéralisme foncièrement anti-juridique.
Finalement, l’expression de la volonté générale, détruite par le macronisme, n’y refait son apparition que pour imposer la loi à ceux qui la contestent : celle-ci est soudée à la police autant qu’elle est soluble dans la bureaucratie. Détruite dans ses principes, elle est seulement exaltée dans sa force ; c’est ainsi qu’une manière de gouverner qui ne cesse d’agresser le droit frappe au nom du droit. Et c’est dans ce contexte que le Président prévoit maintenant d’améliorer le « quotidien » des Français.
Le quotidien
Lors du premier confinement dû à la pandémie de Covid, le Président Macron avait frappé les esprits en adressant cet impératif aux Français : « lisez ». La réforme des retraites le laisse plutôt aux prises avec une question : comment tourner la page ? La réponse officielle est alors condensée dans une formule répétée à l’envi par le chef de l’exécutif, la Première ministre et leurs soutiens : il s’agit « d’améliorer le quotidien ».
Or le quotidien, comme l’a écrit Maurice Blanchot[2], c’est « ce qu’il y a de plus difficile à découvrir ». Il est en effet à la fois régulier jusqu’à l’ennui et imprévisible, indéterminé : « d’où il faut penser que le quotidien, c’est le suspect (et l’oblique) qui toujours échappe à la claire décision de la loi ». Dès lors, « l’homme de gouvernement, qui craint la rue, parce que l’homme de la rue est toujours sur le point de devenir l’homme politique » a tout intérêt à s’assurer une emprise sur ce quotidien en le dépolitisant : il désamorce ainsi son fond subversif au bénéfice de son aspect répétitif et ennuyeux, quitte à le subvertir en le transformant profondément. Pour tenter de désamorcer la crise démocratique provoquée par la réforme des retraites, le macronisme s’est engouffré dans cette voie toujours ouverte, évidente même : celle d’une politique de la dépolitisation, d’une politique jouant le quotidien contre lui-même.
Et dès lors, c’est toute la loi qui se dépolitise en se mettant au service du « quotidien » : Alors que Macron différenciait fortement le chemin constitutionnel de la loi sur les retraites et les débats dans la société, on apprend maintenant que « la société, ça ne marche pas avec une mesure emblématique[3] » et c’est ainsi que les futures réformes se transforment en petites mesures au service de la vie concrète des Français, suivant néanmoins le cap intangible de la dérégulation du travail et du renforcement du pouvoir. C’est là le retour de la « loi Macron », mais assumée comme programme gouvernemental.
C’est ainsi que la nouvelle loi travail passée au tamis de l’« amélioration » du quotidien se présente comme un ensemble de retouches, qui impliquent en fin de compte une réforme de l’assurance – chômage, une refonte de Pôle Emploi qui changera aussi de nom (« France Travail »), un RSA qui ne conservera que son nom (conditionné par vingt heures d’activité, ce sera un salaire au rabais et non plus un revenu de solidarité active). Sous le remplacement instantané des enseignants absents, se cache le « pacte enseignant » qui transforme une partie des salaires perdus par l’inflation en services rémunérés, continuant ainsi la contractualisation de la profession sous l’autorité des chefs d’établissement. Quant à la loi immigration, que l’évocation de l’ordre républicain intègre par magie dans le quotidien des Français, elle est certes reportée, mais précédée par la mise en place des moyens répressifs qui la soutiendront.
La boucle est bouclée par le fait que la seule vraie nécessité, celle qu’impose les grands équilibres de la nature à toute politique, celle qui devient le premier critère de responsabilité du pouvoir comme des citoyens, est aussi diluée dans « l’amélioration du quotidien » : alors ce sont les aides à l’isolation des bâtiments, le développement d’une offre de location de voitures électriques, etc. qui masquent de grands programmes, comme celui de la relance du nucléaire français et la privatisation de la gestion de l’eau.
La dépolitisation du quotidien correspond ainsi directement avec la « transition écologique » libérale, qui articule dérégulation et transfert de la responsabilité écologique aux individus, lesquels sont censés agir rationnellement en consommant des biens communs devenus privés (l’eau) ou des biens dits « écologiques » parce qu’ils ouvrent un nouveau marché (voitures électriques) ; le prix de ces biens est aussi censé limiter leur consommation, comme on l’a vu au cœur de la crise énergique, auquel le gouvernement a « répondu » en demandant aux Français de baisser leurs radiateurs. Dans ce contexte, on peut distinguer l’effort écologique des riches, qui consiste principalement à rouler dans des SUV pesant plus de deux tonnes, et celui des pauvres, qui consiste à utiliser les autocars issus de la loi Macron et à ne plus se chauffer : à chacun sa manière d’améliorer son quotidien.
L’autre quotidien, une voie pour la résistance démocratique
La possibilité inverse est, comme le dit Maurice Blanchot dans le même texte en s’inspirant d’Henri Lefebvre, d’« ouvrir le quotidien sur l’histoire ou encore de réduire son secteur privilégié : la vie privée ». Mais alors que cela exige selon Lefebvre sa transformation radicale, utopique, ce n’est pour Blanchot qu’un déplacement d’accent : une levée progressive de tout ce qui, dans la vie courante, est resté au stade inaccompli, « en rapport avec l’ensemble indéterminé des possibilités humaines ».
Politiser le quotidien, c’est alors avant tout mettre de l’indétermination là où tout semble se dérouler d’une manière inéluctable. C’est bien la voie que semble prendre l’action syndicale : non plus opposer des manifestations régulières à une loi nécessaire, mais répondre à des mesures au jour le jour par des actions au jour le jour, qui continuent également d’une autre manière la résistance à une loi maintenant promulguée : des actions qui valent par leur ponctualité et leur imprévisibilité. Ainsi peuvent être rendues quotidiennes ou la perturbation des déplacements du Président et des membres du gouvernement, ou les coupures d’électricité ciblées, ou les grèves locales, ou les actions gênant la préparation des « grands événements » censés redorer le blason du macronisme, tels que l’organisation des futurs Jeux olympiques.
Ce déplacement d’accent, effectué chaque jour, n’empêche pas à ces actions fragmentées de suivre elles aussi de grands objectifs : l’annulation de la loi sur les retraites ou celle des Jeux olympiques (il s’agit cette fois-ci non d’une indétermination mais d’une alternative claire), mais aussi plus largement la défense des services publics comme des conditions de travail et celle des biens communs, bases de l’écologie. L’action écologique est d’ailleurs déjà rompue à cette pratique de politisation, où sous la forme d’actions ponctuelles (manifestations contre des infrastructures tels que les bassines ou les futures autoroutes) ou sous la forme d’invention de nouvelles manières d’habiter dont se chargent les ZAD.
Bien sûr cette résistance active restera toujours minoritaire : mais ce qui est nouveau, c’est qu’elle peut être soutenue par l’opinion publique, cette politisation à la fois minimale et déterminante d’un quotidien non politisé. Le risque demeure que la même opinion publique, confrontée à la destruction des normes, la privation et la privatisation du quotidien, l’instrumentalisation de la loi, se mue en électorat d’extrême droite, laquelle, jusque dans son exaltation de la souveraineté populaire, conçoit pourtant la politique exactement comme le macronisme. Mais ce risque est celui que fait courir le macronisme, et donne donc une raison de plus de lui résister.
N’est-ce alors pas tout de même un problème, que la gauche apparaisse comme une mosaïque de tendances minoritaires, activistes, syndicales ou parlementaires, différentes dans leur conception du quotidien comme de la loi, et qui même rassemblées forment d’autant moins une volonté majoritaire que ce n’est souvent pas leur objectif ? Non, si l’on conçoit le kratos de la démocratie (trop souvent traduit par « pouvoir » du peuple) au sens stoïcien, c’est-à-dire justement comme une tendance, et même comme une multiplicité de tendances pouvant converger dans une bonne tension (eutonia).
Rien n’est finalement plus éloigné du stoïcisme que le macronisme, qui règne en divisant les tendances et tente ensuite de trouver dans la loi ce qui abaisse les tensions, jusqu’à vouloir fondre la loi dans l’atonie du quotidien. Rien n’est plus proche de lui qu’une démocratie radicale qui n’entendrait pas tout politiser et tout rendre conflictuel, mais ménagerait une tension constante, et convergente, entre le travail parlementaire et des tendances ancrées dans la société, lesquelles débordent dans leur multiplicité comme dans leurs objectifs toute loi votée. Concrètement, cela signifie qu’une gauche qui viserait un consensus centriste pour remporter les élections pourrait échapper à l’anti-juridisme violent de l’extrême-centre, à condition de considérer qu’elle n’incarne jamais l’expression démocratique : que celle-ci émane d’un quotidien lui-même multiple.
Pour le dire autrement, si la loi est bien l’expression de la volonté générale, encore faut-il que cette expression fasse sens, et le sens est hors la loi : il émerge d’un quotidien politisé par tous ceux qui luttent pour une vie qui a un avenir, un travail qui s’accorde avec les ressources de cette planète et vise une utilité publique auquel s’oppose (comme le stoïcisme s’oppose au libéralisme) le rétrécissement atonique de l’intérêt privé ; il émerge donc aussi d’un quotidien non-politisé où circulent des affects communs qui eux aussi sont considérablement appauvris si on les restreint au « privé » : car ce sont eux qui donnent sens à la vie, dans et surtout hors du travail (lequel ne peut puiser son sens qu’hors de lui) comme ils sont hors du politique.
Les stoïciens nommaient theoria l’activité qui donne à toutes les actions un point de convergence, (une eutonia) situé au-delà d’elles. Nommons là tout simplement à nouveau quotidien, et contre un macronisme qui ne vise qu’à dépolitiser celui-ci, à l’assujettir, à l’appauvrir, résistons pour sauver ce lieu où se déploie toutes les possibilités humaines.