Soigner le corps-territoire pour habiter en terrestre
Depuis les années 1970, on assiste en France mais aussi dans de nombreux pays modernisés à un mouvement de « réhabitation », pour reprendre l’expression inventée par les penseurs biorégionalistes[1]. Des personnes ou des collectifs quittent les métropoles pour aller vivre à la campagne, ou tentent de réinventer des communautés d’habitant·e·s en rupture avec les modes de vie engendrés par nos sociétés industrialisées.
En effet, avec la mondialisation capitaliste, l’uniformisation des espaces et des formes de vie subordonnés aux logiques d’une société consumériste et productiviste, c’est le sens même du vivre en commun et de l’habiter qui est en crise. Faire communauté va donc de pair avec la recherche d’un réancrage dans des lieux de vie qui tiennent compte des interdépendances entre vivants et qui s’inscrivent à des échelles relationnelles plus locales.
Ce mouvement de réhabitation s’amorce au moment même où semble se clore l’épisode de l’exode rural, lorsque la modernisation des modes d’existence a été poussée jusqu’à ses plus extrêmes conséquences par l’industrialisation généralisée de l’agriculture, c’est-à-dire jusqu’à défaire les liens ancestraux qui reliaient les êtres humains à la terre/Terre.
« Nous avons perdu le monde », a écrit Michel Serres dans le Contrat Naturel, à propos de la mise à mort de la paysannerie au profit de l’industrie agricole qui marque un basculement historique, anthropologique voire cosmologique, dont on commence seulement aujourd’hui à mesurer les conséquences. En se déterrestrant, les Modernes nous ont fait perdre de vue qu’avant d’appartenir à la seule condition humaine nous participons plus largement à la « condition terrestre »[2].
Ce sont les effets de cet oubli qui nous revient aujourd’hui sous la forme de la catastrophe écologique et des menaces qu’elle fait peser sur les conditions d’habitabilité de la Terre. Car il ne suffit pas de résider quelque part pour habiter. Cela demande de participer à un monde commun en éprouvant les relations de co-affection avec des formes de vie autres qu’humaines qui nous entourent et nous transforment au jour le jour, sensiblement et durablement. Ce sont l’ensemble de ces relations et de leurs enchevêtrements qui constituent notre lien à la terre/Terre, lien qui peut être entretenu ou perdu.
Ré-habiter veut dire se rendre capable de réinventer ce lien. Mais comment le réinventer une fois que celui-ci a été coupé, voire perdu ? Comment nous remettre à l’épreuve de notre condition terrestre ?
L’histoire vécue de Thierry Geffray nous ouvre un chemin pour tenter de répondre à ces questions. C’est le récit d’une métamorphose personnelle et collective provoquée par la rencontre avec un territoire de vie et avec une meute de loups.
De l’agriculteur au « paysculteur » : cultiver ses relations au vivant
Thierry est paysan éleveur dans le Haut-Diois. Né en 1950 à Bayeux, il suit, au cours des années 1970, une formation d’ingénieur en agronomie. Dans les années 1973-1975 il part au Nicaragua comme coopérant et se rend compte du caractère colonial de l’approche moderniste de l’agriculture apprise en France qui ne fait que détruire le rapport à la terre, souvent millénaire, des paysans locaux. Au contact des peuples nicaraguayens et guatémaltèques, il apprend à connaître d’autres manières de cultiver et de pratiquer la paysannerie. Il revient quelques années plus tard en France avec l’idée de devenir paysan pour être cohérent avec lui-même. Dans ce retour à la terre, il y voit la possibilité de retrouver un lien avec un territoire vivant.
Il s’installe donc dans le Diois et s’engage à développer une culture « durable » bien que prise dans une logique somme toute productiviste : éleveur de brebis, il s’occupe d’un troupeau de 500 bêtes. Bien décidé à mettre en place un « pacte environnemental » avec ce territoire, il fréquente la Confédération paysanne et prend des responsabilités au sein du Mouvement du GRCETA du Diois où il s’engage dans la bataille pour la défense des « sols vivants » et avec le président de l’intercommunalité de la basse vallée pour la remise en état de la rivière Drôme. Car l’enjeu du lien à la terre ne peut relever d’une réponse exclusivement personnelle. Il s’agit, de manière plus profonde, de défendre un commun qui permette de « réparer notre relation au monde ».
La défense de ce commun le conduit à s’engager en politique et à devenir président de la Communauté de communes du Diois. Il se donne alors pour objectif de remettre les agriculteurs au cœur de la dynamique de développement territorial, et cela à l’encontre des orientations politiques alors dominante (portées par le Conseil Régional de la Drôme) qui privilégient le développement du tourisme. La reconnaissance du « Pays Diois[3]» contribuera, avec les deux autres intercommunalités de la basse vallée, à la naissance du projet « Biovallée ». Quant à l’association « des acteurs de biovallée » (regroupant quatre collèges, celui des habitant-e-s, des entreprises, des associations et des collectivités), elle sera créée en 2012 dans le but de préserver les communs (les forêts, les rivières, l’eau et les sols), d’œuvrer à l’élaboration d’une autonomie énergétique, à la transformation des pratiques agricoles et alimentaires ainsi que des pratiques de consommation ou encore à réduire les déchets et déplacements. À travers l’association Biovallée, appelée aussi « vallée du vivant », il s’agit de construire une réponse collective aux préoccupations montantes liées à la catastrophe écologique et à l’urgence climatique et environnementale.
Contre une vision consommatrice et hors sol du territoire, Thierry défend l’idée que les paysans sont les mieux à même d’ouvrir la voie d’une réhabitation collective, de renouer les fils brisés d’un attachement terrestre à des milieux de vie abîmés par l’industrie. Avec d’autres pionniers de l’agriculture biologique qui adoptent aujourd’hui les principes de la permaculture, il invite les paysans à repenser leur activité par-delà la seule fonction nourricière pour participer à un « design territorial » plus large capable d’accueillir la vie sauvage et de réinscrire les activités humaines dans une relation de co-affection avec tous les vivants qui habitent le pays Diois.
Le paysan de l’avenir doit, selon lui, s’envisager comme un « paysculteur » contribuant à cultiver la trame des interdépendances vitales du milieu, en s’associant avec d’autres métiers, tels ceux de l’artisanat ou des écohébergeurs pour faire front contre les logiques d’industrialisation et la spéculation foncière due au tourisme. Ce travail politique aura pour conséquence de faire du Diois un des territoires français qui concentre le plus d’agriculteurs bio et permacoles.
Mais malgré ces divers engagements, Thierry sent son lien à la terre et aux autres êtres vivants s’étioler. Ainsi, au lieu de retrouver le lien qu’il était venu chercher, il va progressivement le perdre. « Venu pour vivre AVEC la terre de façon simple et sensuelle, en devenant exploitant de la terre et des animaux, mon phare-nature est tombé en panne momentanément. J’ai commencé à vivre DE la nature. Ma relation symbiotique s’est abîmée, m’imperméabilisant au monde ». Il a, selon son expression, « attrapé la modernité ». La formule laisse à entendre que la modernité serait comme une maladie qu’on attraperait par contagion ; dans son cas, il s’agit de la pression sociale et politique qui entoure l’activité des agriculteurs et qui les oblige à s’inscrire dans des logiques de production quantitatives. Car son monde reste encore, essentiellement, celui de l’exploitant maîtrisant sa production et dominant son territoire.
En effet, dans le cadre de l’État-nation français, l’entrepreneur agricole produit un schéma d’exploitation centré sur le « corps-propriétaire », se mettant au service de l’agro-industrie et d’une nation extractiviste-productiviste basée sur l’héritage patriarcal. Le chef d’exploitation agricole est d’abord pensé sur le mode du producteur individuel (principalement mâle, blanc, adulte, aîné héritant d’un capital qui est un patrimoine familial légué de père en fils), faisant subir principalement aux femmes (et parfois aux frères), une série de spoliations et de dominations pour assumer son statut professionnel. De ce fait, les femmes mariées, enfants, travailleurs saisonniers et migrants, sont des exploité·es, des personnes subalternes, et les terres fertiles et boisées, de simples ressources à faire fructifier.
De l’intrusion des loups : du corps-propriétaire au « corps-territoire »
Or ce monde patriarcal, individualiste et propriétaire, dans lequel s’est inscrit malgré lui Thierry, va totalement basculer avec l’intrusion violente d’une meute de loups. En un an, les loups reviennent 18 fois et tuent plus de cent brebis. Il fait alors l’expérience tragique et intime d’un effondrement. Cette intrusion va d’abord provoquer en lui une immense colère, nourrissant un sentiment de haine et de vengeance. La première réaction de Thierry est donc de chercher à tuer les loups qui l’ont blessé, de les blesser à leur tour, par des tirs de nuit avec l’aide des louvetiers et l’autorisation du Préfet.
Dans un texte poignant aux allures de fable[4], Thierry a reconstitué sous la forme d’un dialogue intérieur le conflit qui l’a traversé :
« Il reconnut le chuchotement d’un vieux loup qui lui disait :
– Que fais-tu là, humain ?
Surpris et agacé par cette voix qui avait pénétré en lui, il répondit :
– Je suis ici pour t’empoisonner, toi et ta meute. Je n’en peux plus de vos attaques ! Je vais en finir avec vous.
– J’entends ce que tu dis, dit le loup. On t’a empoisonné la vie et tu veux nous empoisonner à ton tour. Mais ne risques-tu pas de le regretter ? Nous ne sommes pas les seuls à nous nourrir de carcasses. Les vautours pourraient s’empoisonner. Ou les chiens du village… »
Entre l’intrusion des loups et l’écriture de ce texte, un basculement s’est produit dans la vie de Thierry. Perçu dans un premier temps comme une bête féroce et hostile, un ennemi étranger à anéantir, le loup est progressivement devenu cette voix qui l’oblige à refaire l’expérience de son milieu de vie, à s’enfoncer dans les plis de la forêt et les replis de la montagne.
Qu’est-ce qui a rendu possible un tel basculement ? L’attaque des brebis est ressentie comme une blessure intime qui le conduit à reconsidérer de fond en comble son rapport au corps, au sien mais aussi à tous les corps qui l’entourent et qui constituent son milieu de vie. Il vit cet événement comme une atteinte portée au corps de ses brebis mais aussi à son propre corps, et cela étendu au territoire tout entier dont il dépend : il fait l’épreuve de son interdépendance avec les autres qu’humains. Il sent au plus profond de sa chair qu’il n’est pas le corps tout puissant et imperméable de l’exploitant barricadé derrière les vitres de son tracteur, en surplomb de son territoire qu’il maîtrise comme un état-major maîtriserait une carte. Sous le coup de la vulnérabilité il apprend, à son corps défendant, qu’habiter un territoire vivant ne peut se faire que si l’on est habité sensiblement par lui. Thierry découvre ainsi qu’il a été atteint dans son corps-territoire[5].
Ce lien entre corps et territoire s’articule à plusieurs niveaux. Il y a, au premier niveau, le lien intime qu’il a avec sa compagne, Camille, ainsi qu’avec celui du collectif qui gère la ferme, composé de nouveaux camarades et associés : au total 6 paysan·es et un mécanicien font parti·es du GAEC[6]. Mais l’arrivée des loups va faire émerger tensions et conflits au sein du collectif. Certains, dans l’esprit permacole mais sans expérience, se disent « pro-loup », alors que lui, de son côté, comme la plupart de ses collègues paysans, nourrit une hostilité à l’égard des loups, qui est accentuée par la violence des attaques. Car l’irruption des loups les a obligés à reconsidérer le mode d’exploitation basée sur des parcs électriques, sans besoin de berger. Il a fallu donc réduire le cheptel, prendre des patous et diversifier l’activité en ouvrant un atelier bovin de Galloway. Ces choix de diversification trouvent des alliés du côté des agriculteurs en permaculture mais il nourrit aussi du ressentiment du côté d’un monde paysan encore largement hostile aux loups et pas prêt à s’adapter au changement.
Il y a ensuite un autre niveau : le rapport à son troupeau de brebis. Thierry a vu ses brebis gémir à la mort sur un sol ensanglanté. Le troupeau n’est plus ce cheptel indifférencié et anonyme qu’il pouvait gérer tel un ensemble de ressources. Il lui apparaît dorénavant comme un collectif d’êtres vivants et vulnérables, dont la vie prolonge et complète la sienne et ceux des autres membres du collectif de la ferme.
Et puis il y a un troisième niveau, c’est le territoire même de la montagne qui se remet à vivre autour de lui. En devenant exploitant, il avait fini par ne plus « voir » la montagne pour ne considérer que la surface de son exploitation comme un territoire aux contours fixes, tel un domaine à gérer, à dominer, à s’approprier. L’intrusion des loups lui fait redécouvrir son territoire comme une entité vivante et plurielle à laquelle la ferme appartient, dont les frontières sont poreuses et instables, enchevêtrées aux trajectoires d’autres formes de vie. Ce territoire lui apparaît comme composé de multiples corps, humains et autres qu’humains, œuvrant communément au renouvellement de ses cycles vitaux : un « territoire symbiotique » à partir duquel naît de nouvelles relations aux vivants et de nouveaux rapports à la terre/Terre.
Adopter le point de vue du loup : devenir passeur de mondes
Ce lien inextricable entre son corps et le territoire qu’il habite, se traduit par une seconde blessure, qui l’atteint personnellement, dans son intimité la plus profonde et la plus singulière, puisqu’il apprend alors qu’il a déclenché un cancer métastatique. Si, comme le dit Thierry, le loup a été un « accélérateur au niveau de l’interpénétration avec le monde », le cancer dont il souffre, et qui n’est pas sans lien avec l’irruption du loup, est la « précipitation du monde en soi ».
Plutôt que de penser son exploitation sur un mode de planification gestionnaire et à l’aune du calcul économique, il lui paraît dès lors vital de prendre soin des différents niveaux qui constituent le corps-territoire et de « panser » le lien vivant qui unit tous les êtres dans un monde commun partagé.
Mais ce soin ne deviendra possible qu’à la faveur d’un décentrement du regard : ne plus voir le monde depuis le seul point de vue humain, depuis la posture surplombante du gérant d’exploitation, mais depuis le corps-territoire, en incluant les perspectives multiples des différentes formes de vie qui le traversent et le constituent. Il s’agit dorénavant de prendre en charge un ensemble de relations perspectivistes et incorporées au milieu de vie.
Ce tournant perspectiviste, il le doit notamment à sa rencontre avec les Kogis, ce peuple amérindien des montagnes colombiennes auquel il demande conseil pour répondre au mal qui le ronge. Face à l’effondrement existentiel provoqué par la violence de l’intrusion des loups et le déclenchement du cancer, Éric Julien, ami de longue date de Thierry, lui propose d’aller à la rencontre des chamanes Kogis. En 2014, il se rend donc dans les montagnes de Colombie. Là-bas, les chamanes lui conseillent de « convoquer l’esprit des loups » pour entrer en dialogue et apprendre à cohabiter avec eux dans le Haut-Diois. Mais si les loups n’entendent pas le désarroi de l’humain, alors celui-ci doit répliquer et, en dernier recours, le tuer.
Quant à Thierry, habité par la haine, il ne se sentait pas l’âme d’un diplomate inter-espèce. Et pourtant, le détour initié par ce long voyage lui a permis de comprendre que « dialoguer avec l’esprit des loups » est aussi une autre manière de retrouver le dialogue avec lui-même, avec cette part de lui-même qu’il avait refoulé : cette part sauvage qu’il était venu chercher dans la montagne, en s’installant comme paysan, mais qu’il avait progressivement oublié, étouffé, en « attrapant la modernité »
Ce changement d’attitude tient à un bouleversement profond du sensible et du sens à donner à sa vie :
« – Ce que tu reçois comme une injustice, tu pourrais le voir comme une opportunité. Mais tu es resté extérieur à ce vivant que tu ne fais que gérer. Tu ne le ressens pas de l’intérieur, comme nous.
– C’est le sauvage qui me fait la leçon, murmura l’éleveur.
– Ce sauvage est présent en toi. Regrettes-tu les heures passées à nous traquer ? Elles t’ont fait retrouver ton être profond. Tu as renoué avec le talent de tes sens. N’étaient-ils pas atrophiés par ce monde artificiel que tu entretiens ? En nous poursuivant, ton ouïe, ta vision, ton odorat, ont été décuplés sans même que tu t’en aperçoives. »
Paradoxalement, la « diminution » physique dont Thierry est victime, du fait de sa double blessure, s’est accompagnée d’une « augmentation » sur le plan de la sensibilité et de la perception de son milieu.
Face à la multiplication des attaques dont son troupeau est l’objet, Thierry n’a plus qu’une obsession : prévenir et empêcher ces attaques. Tous les soirs, il reste avec son troupeau et observe le paysage alentour à la recherche des loups. Il se demande : comment et par où vont-ils attaquer ?
Le paysage de la montagne qui était devenu une sorte de décor passif sur le fond duquel lui et ses collègues développaient leur activité d’exploitants, se redessine et se réanime du fait de cette part sauvage, qui s’est réveillée en lui à son insu. À présent, pour protéger son troupeau, il doit se rendre capable de suivre et d’appréhender les contours de ce territoire devenu mouvant, métamorphique, à la fois vivant et potentiellement hostile.
L’intrusion du loup a révélé l’instabilité ontologique du milieu comme lieu de rencontre et de transformation réciproque. La montagne est redevenue imprévisible, comme le loup. Thierry raconte ainsi comment le loup s’est progressivement mué d’agresseur en passeur de mondes[7].
« Quand on est dans un tracteur, on est une sorte d’autiste environnemental. Le loup m’a obligé à descendre du tracteur. Il m’a obligé à le suivre dans la forêt ». Les sens à l’affût dans un milieu devenu étranger, Thierry redécouvre son animalité. Ses sens mutilés s’éveillent. Le loup l’engage à s’enforester : à pénétrer dans la forêt à la manière d’un animal, et non plus seulement à la manière utilitaire du bûcheron qu’il était, en sentant les odeurs, l’humidité, les bruissements qui l’enveloppent comme une nouvelle peau. Guidé par le loup, ses pas s’acheminent sur la piste d’une métamorphose, celle qui le traverse à ce moment-là : un devenir-loup. Car en s’efforçant de comprendre comment le loup voit et agit, en s’efforçant de percevoir le paysage comme le loup, il finit par intégrer, psychiquement et sensiblement, le point de vue du loup en lui et à réveiller la part du loup qui l’habite.
Ce devenir-loup est une alliance, le fruit d’une cohabitation, d’une co-affection et d’un dialogue interspécifique, qui a redonné vie au corps-territoire du Haut-Diois. C’est en ayant pu « réveiller les esprits de la Terre [8]» que ce lien animique au territoire a pu voir le jour.
Soigner le lien animique à la terre/Terre : une « retrouvance »
Cette inclusion de la perspective du loup a trouvé une traduction concrète dans son lieu de vie par la représentation de la figure du loup sur les murs de sa ferme et au-dessus du parc de jeu pour enfants. Cette figuration quasi totémique de « l’esprit du loup » manifeste le lien d’attachement que le loup a permis, paradoxalement, de renouer. Il exprime un lien d’apparentement terrestre avec tous les êtres, vivants, ancêtres et esprits, qui composent le paysage de la montagne. Mais il exprime aussi l’épreuve d’une transformation intérieure, une transformation dans la personne même de Thierry.
L’irruption du loup a ébranlé le Moderne qu’il était, ce sujet cartésien s’auto-déterminant dans l’élément de la pensée et indépendamment du corps, pour laisser place à l’émergence d’une personne relationnelle envisagée depuis son corps et sa manière de faire monde avec d’autres corps dans l’épreuve partagée d’un lieu de vie. Sa vision individualiste et anthropocentrée a laissé place à une vision holistique et perspectiviste, habitée de tous les autres qu’humains.
Elle a ouvert la brèche au sein de laquelle Thierry, personne humaine, a pu renaître en tant que personne terrestre[9] :
« – N’as-tu pas redécouvert ton territoire ? Suggéra encore le loup. Des fois, vos yeux d’humains ne voient plus. Grâce à nous, les tiens se sont rouverts sur la beauté du monde qui t’entoure…
– C’est possible.
– Tu vois ! L’initiation a été douloureuse. Mais peut-être aujourd’hui le territoire t’habite à nouveau. Peut-être apprendras-tu à l’habiter à ton tour, en acceptant tous les membres de la communauté du vivant… »
À travers la voix du vieux loup, ce sont aussi toutes les voix de la communauté du vivant qui se mettent à résonner : celle des vautours, des chiens du village et de tous les êtres qui habitent la montagne. Mais c’est aussi celle de tous les êtres qui l’ont habité et qui ont contribué à la forger, la voix de tous ces autres dont dépend son existence, de toutes ses vies enchevêtrées à la sienne par des siècles de coévolution et de symbiogenèse, et qui, secrètement, dans les tréfonds de sa mémoire corporelle, continuent à l’habiter. À travers la voix du vieux loup, c’est la montagne qui s’adresse à Thierry. Cette voix étouffée, rendue sourde par le « développement », la « civilisation » et la « modernisation », a pu se frayer un passage dans la brèche provoquée par la double blessure.
Il aime à rappeler que cette expérience, son expérience, ne doit aucunement être entendue comme une leçon de morale faite à ses collègues éleveurs ou bergers. Il ne s’agit pas d’une posture morale que l’on adopterait par simple volonté à travers une adhésion consciente à des principes abstraits, mais d’une disposition affective et sensible non réplicable comme telle puisque résultant d’un cheminement et d’une mise à l’épreuve charnelle, donnant du sens et légitimité aux devenirs-terrestres qui émergent çà et là.
Si, malgré la violence subie et l’immense colère et désarroi qu’elle a provoqué, Thierry a pu entendre la voix du vieux loup et, un tant soit peu, celle de la montagne, c’est qu’elles résonnent avec des expériences antérieures qui, selon ses termes, constituent une forme de « retrouvance ».
Ces voix lui rappellent ce qu’il avait déjà compris enfant, lorsque après la mort de son père à trois ans et une certaine négligence affective de sa mère, il s’était tourné vers la Mer auprès de laquelle il avait trouvé refuge et où il avait éprouvé la joie d’être vivant avec d’autres vivants. Elle lui rappelle aussi ce dont il avait pris conscience lorsque, jeune homme (à 25 ans) il avait failli mourir au sommet d’un volcan au Nicaragua : conscience d’être « poussière d’étoiles ».
Ces voix réveillent les souvenirs d’une mémoire à la fois biographique, symbiotique, géologique et cosmique : la Géomémoire[10]. Géomémoire dans laquelle il va puiser les forces pour résister à la maladie et s’engager dans une nouvelle métamorphose. Car la voix des loups résonne avec celle des Kogis et leurs dialogues avec les esprits mais aussi avec celle de la montagne du Haut-Diois, autant de liens qui ont rendu possible son passage de l’engagement agricole et social à un engagement socio-cosmique : faire vivre ainsi le « lien animique » qui, tissant la trame du corps-territoire à travers tous les vivants et esprits qui l’habitent, lui a permis de renouer avec sa condition terrestre.
Trois leçons pour une fable des temps Terrestres
De cette histoire multi-spécifique et habitée, dont nous n’avons esquissé que quelques grandes lignes, il est possible de tirer plusieurs leçons pour affronter les temps de catastrophe qui nous arrivent.
La première leçon est celle-ci : pour réhabiter son territoire de vie, pour le soigner et se soigner en retour, il est nécessaire de se mettre à l’écoute de tous les autres humains et autres qu’humains qui nous habitent et continuent à nous habiter. Il est donc nécessaire, vital, de ressentir et de prendre soin du « lien animique » qui trame le corps-territoire. La transformation qu’elle engage ne peut seulement se faire sur le mode de la volonté et de la prise de conscience mais nous engage à renouer avec notre sensibilité. Car la crise écologique est une crise de notre sensibilité.
La deuxième leçon est qu’il faut parfois aller à l’autre bout du monde, au plus lointain, pour entendre ce qui est au plus proche : ses prochains, ses camarades et les vivants qui nous attachent à un lieu. Ce n’est sans doute pas un hasard si, pour accepter de dialoguer avec les loups, Thierry a dû se rendre auprès des amérindiens Kogis. On ne passe pas si facilement que cela vers d’autres mondes : il y faut une mise à l’épreuve, avec ses tours et ses détours, et surtout la capacité à entendre la part de l’autre. Épreuve difficile s’il en est que celle de l’hospitalité !
Mais encore, et surtout, l’histoire de Thierry dit quelque chose d’essentiel concernant ce que nous vivons collectivement aujourd’hui avec « l’intrusion de Gaïa »[11], avec cette Terre qui se met à réagir et qui n’accepte plus d’être dominée et exploitée. Cette Terre-Gaïa qui se révolte contre les assauts répétés du front de modernisation et du capitalisme régnant, qui nous font violence, nous blessent, mettent en péril nos vies et détruisent nos mondes. Mais si l’on suit Thierry, cette intrusion peut aussi, à l’image de celle des loups, devenir une opportunité pour retrouver le lien perdu avec notre condition terrestre, l’occasion aussi de réinventer notre manière d’habiter le monde et d’en prendre soin autrement. Pour ainsi clore le chapitre des temps Modernes et ouvrir celui des temps Terrestres.
NDLR : Sophie Gosselin et David gé Bartoli ont récemment publié La condition terrestre, habiter la Terre en communs aux éditions du Seuil