International

L’Évasion

Musicien et vidéaste

Lorsqu’en septembre 2022 Vladimir Poutine décrète la mobilisation partielle, l’artiste Artiom Solntsev décide de quitter le pays au plus vite. Découvrant le chaos qui règne aux frontières, il se voit interdit de sortie du territoire, mais parvient à se cacher et à gagner l’Union européenne grâce aux conseils d’une organisation clandestine. Artiom Solntsev est aujourd’hui en France, où il a demandé l’asile. Son récit traduit par Pierre Levinski témoigne des réactions de la société russe à la guerre et de la mise en place de réseaux de résistance.

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Avant de commencer le récit de mon évasion de Russie, je tiens à préciser ce qui suit :

– La Russie a lancé une monstrueuse guerre d’invasion en Ukraine, qui est en train de devenir une guerre de la Russie contre le monde entier, contre elle-même et, évidemment, contre la vie en tant que telle. Mon évasion correspond à un désir que la vie reste vie et ne se change pas en mort.

– Mon expérience de l’activisme politique a commencé lorsque j’avais 15 ans. J’ai aujourd’hui 31 ans. Néanmoins, mon identité première est celle d’artiste, c’est pourquoi les digressions lyriques, les tentatives de réflexion et de généralisation joueront un rôle non négligeable dans le récit de mon évasion.

– Ma fuite de la guerre, comme celle de très nombreux hommes de Russie, est très différente de celle des réfugiés ukrainiens. Aucune bombe ne tombe sur nos maisons. Je ne puis m’empêcher de noter cette différence cruciale.

– Je ne me considère pas comme un homme courageux. Pourtant, une fois que je suis arrivé à Paris, mes proches m’ont dit que j’avais fait preuve de courage, non seulement parce que j’ai décidé de quitter la Russie, mais aussi parce que je n’ai pas baissé les bras la première fois que l’on m’a refusé de sortir du pays. Ils ignorent hélas à quel point je tremblais de peur, de paranoïa et de réprobation envers moi-même ! Car nous ne fuyons pas des bombes en train de tomber, mais un risque élevé d’être mobilisés et appelés à faire la guerre. Je tremblais de peur, mais j’ai réussi à agir malgré la peur.

– Ainsi, au point de départ de cet exposé, nous avons deux notions : la peur et l’action, qui forment deux combinaisons affectives, la peur de l’action et l’action de la peur. C’est d’ailleurs sans doute par le jeu conjoint de ces deux combinaisons que je pourrais caractériser la vie en Russie de ces 22 dernières années. Ou même peut-être tout au long de l’existence de l’« État russe », sous une forme ou une autre.

Le 21 septembre 2022, Vladimir Poutine a annoncé une « mobilisation partielle ». Son discours était attendu le soir du 20 septembre. Or, pour une raison inconnue de la plupart des citoyens russes, il n’a été diffusé que le matin du 21 septembre. Version officielle du report : le discours devait être diffusé à une heure où aucune des régions de Russie ne dormait. Version non officielle : Poutine aurait retardé sa décision jusqu’à la dernière minute car, selon ce que disent ces mêmes rumeurs non vérifiées, c’est un homme extrêmement indécis et craintif.

Je n’ai pas écouté ni regardé le discours de Poutine et de Sergueï Choïgou, car j’estime qu’écouter ce genre de choses en « temps réel » est dangereux pour le psychisme. Mais quand j’ai compris l’information principale, je n’ai pas été surpris. Je dirais que ce que j’ai ressenti ressemblait au sentiment que vous avez au début d’une maladie grave, désagréable : vous ne remarquez que les symptômes et, peu à peu, vous prenez la mesure de ce qui peut vous arriver ensuite.

Ma première réaction a été de sortir pour acheter une nouvelle carte SIM et un téléphone à touches – décision totalement irrationnelle, qui a néanmoins eu sur moi un effet thérapeutique notable.

En marchant jusqu’au centre commercial et en revenant, j’ai remarqué que presque tous les gens dans la rue avaient la même posture : en train de marcher ou immobiles, ils avaient tous leur smartphone à la main et lisaient leur écran avec un air tendu. C’était clair, quelque chose d’important était dans l’air.

J’ai su que je quitterais mon pays le lendemain, le 22 septembre, et j’ai immédiatement commencé à voir des amis et mes parents. J’avais besoin de voir mes proches. J’ai vu les gens que je voulais voir et laissé à divers amis les affaires que je ne pouvais pas prendre avec moi. J’en avais d’ailleurs assez peu : j’ai toujours vécu avec ma valise, prêt à partir vers l’inconnu si la situation l’exigeait. Il me semble d’ailleurs que si l’on considère la vie en Russie d’un œil honnête et lucide, il est impossible d’y vivre autrement.

Bref, j’ai vu qui je voulais, j’ai confié les affaires que je ne pouvais pas emporter à des amis et à des parents, et emporté un sac à dos avec mon ordinateur portable, mes smartphones, mes papiers et deux sacs de sport (35 et 40 litres) contenant des vêtements et quelques affaires. Mes parents m’ont donné un peu d’argent pour le voyage ; deux amies qui vivent depuis longtemps hors de Russie m’ont transféré un peu d’argent.

En août 2022, j’avais contacté l’Atelier des artistes en exil, une association basée à Paris, qui aide les artistes russes opposés à la guerre à s’installer et s’intégrer en France. Avec leur aide, j’avais lancé une procédure de demande de visa pour la France.

La feuille de route pour le dossier impliquait une attente de deux mois pour l’obtention du visa (non pas un visa touristique, mais un visa français équivalent d’un visa humanitaire), ce qui signifiait que je devais avoir un « plan B » au cas où j’aurais à quitter le pays de toute urgence. Mon plan B consistait à aller en Arménie ou en Turquie, et, une fois sur place, poursuivre la procédure de visa. Cela me prendrait plus de temps, mais je serais dans un lieu plus calme et plus sûr. Après l’annonce de la mobilisation, il est devenu évident que c’était ce scénario qu’il me fallait suivre.

J’avais prévu de me rendre au Kazakhstan, et de là, en Arménie, où un ami, ancien artiste devenu développeur informatique front-end, était parti au printemps 2021. Je comptais me reposer chez lui tout en approfondissant mes connaissances sur le développement front end.

En mars 2022, au début de la guerre, j’avais décidé d’acquérir une expertise qui me permettrait de quitter l’espace de l’économie russe, dont je ne voulais absolument pas faire partie. Au même moment je m’étais juré de ne plus dépendre de la moindre institution russe, partant du principe que, si je faisais quelque chose en tant qu’artiste, ce serait exclusivement avec des structures indépendantes, qui devenaient de moins en moins nombreuses.

Après avoir vendu mon matériel vidéo (caméras, trépieds, enregistreurs, etc.), j’ai passé six mois à vivre de cet argent tout en faisant des dons pour aider les réfugiés, à travailler, à écrire des poèmes sur Facebook qui évoquaient l’incapacité de la société russe à résister au régime et à la guerre, et à faire des graffitis contre la guerre sur les murs des toilettes pour hommes dans les centres commerciaux et les cafés. En août, j’ai rejoint un groupe de bénévoles qui aide les Ukrainiens bloqués en Russie à partir pour l’Europe, ou à survivre en Russie s’ils choisissent de rester. C’est aussi à cette période que j’ai eu envie de chanter avec ma guitare dans les passages souterrains : je sentais que c’était le bon moment pour réaliser un rêve que j’avais toujours repoussé. Mon répertoire comprenait des hymnes antifranquistes de la guerre civile espagnole – en langue originale bien sûr –, et la chanson « Les Murs », traduction par Kirill Medvedev (un gauchiste russe du parti RSD) du célèbre hymne de résistance catalan, « L’Estaca ». Tel était mon répertoire de protestataire. Encore maintenant, je doute que cela ait été assez.

Bref, au moment de l’annonce de la mobilisation, comme je l’ai dit plus haut, j’avais activé le plan B. J’ai été aidé par une amie, appelons-la « F. ». Elle m’a donné le contact d’un groupe de bénévoles, l’organisation « O. ». L’organisation O. et F. ont coordonné et facilité mon départ de Russie. Pour des raisons de sécurité, je ne donnerai pas les noms ni les titres réels. J’ai aussi bénéficié de l’aide de plusieurs personnes, principalement des femmes, qui m’ont aidé à différentes étapes.

Je tiens à souligner qu’en Russie les femmes jouent un rôle majeur dans la résistance contre la guerre. On aurait du mal à surestimer leur soutien. Sans mon amie F., qui a organisé mon évasion, et sans l’aide de l’organisation O., je serais actuellement au front, ou en train de jouer à cache-cache avec la machine militaro-policière de l’État russe, ou encore… ? On peut imaginer de nombreux scénarios très sombres, mais mon destin a pris finalement un tour plus riant, notamment parce que j’ai fait confiance à ceux et celles qui étaient déterminés à me sauver.

Le 23 septembre, j’ai acheté un billet de bus pour Saratov et je suis parti vers 18 heures. Je comptais me rendre à un poste-frontière avec le Kazakhstan situé à 300 kilomètres de Saratov.

La veille, j’avais commencé à sentir une rage de dents atroce. Le problème était plus grave qu’une simple carie, mais j’ai décidé de me faire soigner au Kazakhstan (par l’intermédiaire de connaissances, j’avais découvert que les dents peuvent y être soignées pour un prix bien plus raisonnable qu’à Moscou, ce qui explique que de nombreuses personnes originaires du Kazakhstan y retournent régulièrement pour voir leur dentiste tout en retrouvant leurs proches). J’ai emporté plusieurs boîtes de paracétamol, d’ibuprofène et divers produits pour soulager la douleur.

Je suis arrivé à Saratov à 6 heures au matin, le 24 septembre, et je me suis installé dans un petit hôtel au début d’une rue piétonne du centre-ville, où j’ai passé toute la journée, me reposant de la fatigue du voyage.

À l’hôtel, j’ai rencontré deux personnes. La première était un jeune homme qui faisait des recherches généalogiques. Il était sidéré par la situation délirante que la Russie avait créée en Ukraine. Nous avons échangé quelques mots : il a immédiatement compris qui j’étais, pour quelle raison j’étais parti et où j’allais. Il m’a souhaité bonne chance.

La deuxième était tout l’inverse : un personnage taciturne, qui buvait de la Tchernologolovka (un soda tenant lieu de Coca-Cola dans le cadre de la politique de substitution aux importations) en regardant la chaîne de l’armée russe Zvezda dans la cuisine de l’hôtel pendant que je préparais mon dîner avant de partir. Grâce au silence que nous faisions régner ensemble, j’ai eu tout le loisir de découvrir le discours de la propagande officielle du 24 septembre. Cela m’a donné envie de fuir encore plus vite.

Dans la soirée, j’ai filé à l’aéroport, où j’ai pris un taxi qui devait nous conduire, moi et deux autres fugitifs arrivés à Saratov depuis d’autres régions de Russie, à la frontière. Au départ, nous devions être quatre, mais l’un d’entre nous a abandonné – il n’a pas supporté le stress. En arrivant à Saratov, il a arrêté de me donner des nouvelles, et un peu plus tard il m’a écrit qu’il n’irait nulle part.

Le voyage a duré trois ou quatre heures. Le chauffeur nous a laissés au début d’une longue file d’attente en nous disant de nous débrouiller. Pour un taxi, il n’est guère rentable de faire une queue de plusieurs kilomètres pendant deux ou trois jours. Il nous a souhaité bonne chance en nous prévenant qu’on devrait peut-être demander à monter dans une voiture – on risquait de ne pas nous laisser passer à pied le poste-frontière : « Vous êtes des types intelligents et liants, demandez à des gens de vous prendre dans leur voiture, sinon vous serez obligés de donner de l’argent à des chauffeurs de taxi au noir ».

Il était deux heures du matin, la bruine tombait. Autour de nous la steppe, l’obscurité, et une quantité infinie de voitures qui semblaient tout droit sorties du film de Godard Week-end. Nous avons longé la file à pied, ce qui a pris deux heures. La file s’interrompait à mi-chemin, à un endroit où les policiers de la circulation de la GIBDD stoppaient les voitures. C’est là que l’on nous a proposé pour la première fois de passer la frontière au prix de 10 000 roubles (160 euros) par personne. Nous avons refusé, ce à quoi l’un des hommes qui avait fait l’offre a répondu : « Ce sera plus cher à proximité de la frontière, vous n’avez qu’à ne pas me croire si vous voulez ». Les types ont promis qu’avec eux, nous serions à la frontière en une demi-heure, ce qui ne correspondait pas du tout à la réalité, à en juger visuellement par la file d’attente.

Ce n’est que par la suite que j’ai appris l’existence de chemins dans la steppe qui permettent de contourner la file en voiture.

Les chauffeurs de taxi qui contrôlaient le business de la file de voitures à la frontière proposaient aussi d’autres services : contourner la file d’attente ou acheter une place dans celle-ci, par exemple. Le système semblait organisé de manière assez précise, c’était sans doute le fruit d’une coordination entre les chauffeurs de taxi, la GIBDD et les gardes-frontières. Je précise qu’il ne s’agit que d’une hypothèse, fondée sur mes propres observations, mais corroborée par les témoignages de nombreux fugitifs qui ont franchi la frontière à d’autres postes de contrôle. Des amis sont passés par le poste-frontière de Verkhniy Lars, entre la Russie et la Géorgie, et m’ont raconté des histoires souvent bien pires que les miennes.

Arrivés à la tête de la file d’attente, nous avons compris que les chauffeurs de taxi ne nous avaient pas bernés : désormais, une place dans une voiture valait 15 000 roubles par personne (environ 240 euros). À proximité du poste-frontière, nous avons découvert une foule de gens qui étaient arrivés à pied en espérant que les gardes-frontières autorisent les piétons à passer. Néanmoins, aucune information claire ne permettait de savoir si c’était le cas ou non, ni dans les médias indépendants, ni sur les chaînes de télévision, ni ailleurs. Il fallait agir en risquant le tout pour le tout.

Pour résumer les choses, la situation aux frontières entre la Russie et les États voisins apparaissait comme une situation d’urgence où lois et règles évoluaient de manière totalement immanente. De nombreux médias indépendants ont qualifié la situation au poste de frontière russo-géorgien de Verkhniy Lars de « catastrophe humanitaire ». Au poste-frontière où j’étais, il n’y avait pas de catastrophe humanitaire à la date des 24 et 25 septembre, mais la situation était plus qu’inquiétante.

Pour en venir au fait, nous avons trouvé un minibus vide, dont le chauffeur proposait des places à 10 000 roubles (160 euros) par personne. Nous sommes montés à bord, avec trois types de Moscou que nous ne connaissions pas et un couple de Kazakhs. À l’intérieur, les sacs et les passagers étaient entassés les uns sur les autres, mais le confort était la dernière chose qui nous préoccupait à ce moment-là.

Nous avons passé trois heures assis dans ce minibus sans bouger d’un pouce. Le chauffeur a commencé par se disputer avec des confrères qui lui reprochaient ses tarifs, puis il a attendu que les gardes-frontières l’appellent pour avancer. Comme j’étais le plus bavard de nous trois, j’essayais de lui soutirer des informations pour savoir quand on allait partir, mais en vain.

De temps à autre, des gens entraient et s’asseyaient à proximité du siège du conducteur. Je ne comprenais ni qui ils étaient, ni d’où ils venaient. Je leur ai demandé quand on pourrait partir. Chacun m’a donné des informations différentes. À un moment où le chauffeur était dehors, je suis sorti du minibus pour tenter à nouveau de l’interroger. Il s’est éloigné lentement et tranquillement, sans mot dire, en direction de la steppe – comme si un accès d’humeur mélancolique l’incitait à admirer l’aspect de la nature au petit matin. J’ai fini par comprendre que nous attendions que le garde-frontière nous appelle.

L’aube commençait à poindre. Dans le minibus qui n’avait toujours pas démarré, nous étions gelés, l’atmosphère à l’extérieur était nerveuse et chaotique : certains essayaient de monter dans notre véhicule, d’autres faisaient des allers-retours avec leurs valises. Plusieurs personnes, accompagnées de chiens de race, essayaient de passer en vélo, en vain.

25 septembre 2022 au matin : toujours assis, je regardais par la fenêtre et je n’arrivais pas à me rappeler la date. J’observais et je réfléchissais quand soudain j’ai entendu les vociférations d’un garde-frontière. Je ne puis reproduire l’intégralité de son discours, mais j’en indique la substance : le garde-frontière était en train de dire à notre chauffeur que les minibus pouvaient rester bloqués plusieurs jours à la frontière. C’était trop pour moi. Je suis sorti du minibus, et j’ai décidé de chercher autour de moi un autre véhicule.

J’en ai parlé avec les deux autres membres de notre trio : on a décidé que chacun traverserait la frontière séparément, puis que l’on se retrouverait au Kazakhstan, où un autre taxi nous attendrait.

J’ai trouvé une voiture pour 15 000 roubles (240 euros) et je suis monté. Deux kazakhs étaient assis à l’avant. Sur les sièges arrière, à côté de moi, deux grands gaillards en bonne santé, l’air effrayé et tendu. Et, derrière nous, une voiture que nous remorquions.

J’ai entendu le garde-frontière parlementer avec le chauffeur, qui lui répondait sur un ton abrupt. Quelque chose au sujet de la responsabilité des adultes. Après quelques phrases brutales de plus, nous sommes partis pour la frontière. C’est là que j’ai compris que le nombre d’enfants de la voiture que nous remorquions dépassait les normes de sécurité.

C’est notre tour de passer le contrôle des passeports : nous sortons de la voiture. Le chauffeur se présente devant la vitre de la guérite, puis son acolyte, puis moi.

Je scrute le visage de la jeune femme assise derrière la vitre, qui feuillette mon passeport.

– Vous avez fait votre service militaire ?
– Non.
– Pourquoi ? Vous avez dû suivre une formation militaire à l’université, non ?
– Non, j’ai un certificat d’exemption de catégorie B, je suis d’ « aptitude physique limitée ».

Une émotion que je n’arrivais pas à identifier traverse son visage.

– Vous allez où ?
– Au Kazakhstan.
– Vous arrivez de quelle ville ?
– La ville de V…

Elle feuillette mon passeport, radiographie les pages à l’aide d’un appareil spécial, les tourne, les retourne dans tous les sens, puis elle tape quelque chose sur son ordinateur, de nouveau observe, feuillette…

Debout devant la vitre, je tente de rester calme. Au bout de deux ou trois minutes (même si ma perception subjective du temps à ce moment-là est très éloignée de son écoulement réel), j’entends une voix d’homme qui, des profondeurs de la guérite, lance avec curiosité : « Et alors ? Celui-là, il ne va pas plus loin, ou quoi ? »

Quelque chose en moi s’effondre. « Mon sang n’a fait qu’un tour » : c’est ce qu’on dit dans ce genre de situations, non ? Je mesure assez vite, mais par étapes, ce qui vient de se passer.

Au même moment, je prête attention au regard de la garde-frontière : il y a dans ce regard une dureté et une sévérité particulières. Elle décroche un talkie-walkie et égrène une série de chiffres d’une voix sèche et étouffée.

Un type immense, en uniforme militaire – manifestement un garde-frontière – s’ approche de moi et m’ordonne en désignant la voiture : « Prends tes affaires, tu ne vas pas plus loin ». Le chauffeur et mes compagnons de fortune fixent sur moi un regard plein de peur et d’une sorte d’horreur, comme si j’étais un lépreux.

Heureusement que le paiement du trajet ne devait se faire qu’en cas de passage effectif de la frontière ! pensé-je en sortant mes deux sacs du coffre.

On m’a emmené à l’intérieur du poste-frontière. La porte était fermée de l’extérieur. Une porte en verre, une pièce avec de nombreuses fenêtres : l’idéal pour observer les gens en train de quitter la Russie.

Trois autres personnes se trouvaient là. J’ai découvert plus tard qu’on ne les avait pas laissées sortir de Russie pour cause de dettes impayées. La pièce elle-même était à mi-chemin entre la salle d’attente d’une gare d’une petite ville de province, un commissariat de police et une salle de services municipaux. Bancs en bois inconfortables, sol carrelé, serrures magnétiques sur les portes, tourniquets.

Pendant que j’attendais qu’on décide de mon sort, un type a été introduit dans la pièce. Un gars de Saratov, m’a-t-il appris plus tard, quand on a quitté le poste-frontière. Son cas de figure était le même que le mien : on ne le laissait pas partir à cause de la mobilisation. Comme moi, il avait l’air complètement perdu. Je ne me risquerai pas à deviner à quoi il pensait, mais en supposant que nous avions des pensées similaires, il devait s’imaginer emmené dans une unité d’entraînement, puis, deux heures plus tard, vêtu d’un uniforme de la mauvaise taille, envoyé au front, où il mourrait le lendemain, après avoir répété vainement dans sa tête les paroles à dire aux soldats de l’armée ukrainienne quand on se rend.

Pendant que j’observais ces pensées qui roulaient dans mon esprit et que je faisais le ménage sur Telegram pour effacer les messages qui, lus par les gardes-frontières, pourraient me valoir la prison ou un lieu pire encore, ma rage de dents est devenue terrible.

Pour me changer les idées et oublier la douleur, j’ai décidé d’envoyer des messages à mes proches en leur expliquant ce qui m’arrivait. Il n’y avait pas d’internet : mon smartphone et Telegram étaient hors réseau. Mon second smartphone, celui que j’utilisais pour mon bénévolat, ne captait pas non plus. C’est là que le téléphone à touches que j’avais acheté le premier jour de la mobilisation s’est révélé utile : grâce à lui, j’ai pu envoyer des SMS à ma famille et mes amis.

Au bout de trois quarts d’heure d’attente, un agent des services frontaliers est arrivé. Il m’a embarqué dans une pièce qui n’avait qu’une table et une fenêtre. Il s’est assis au bureau et m’a fait m’asseoir en face de lui. Il a sorti de sa poche une caméra vidéo – une petite caméra, du genre caméra d’action GoPro, mais conçue dans un but différent. Le mot « surveillance » était écrit dessus.

Il avait apporté avec lui une pile de documents, parmi lesquels ma notification de restriction de sortie du territoire de la Fédération de Russie. Il s’est mis à lire sur un ton dénué d’émotion.

Le document comportait des fautes d’orthographe, des coquilles et des répétitions. J’en ai déduit qu’il avait été rédigé à la hâte, à partir d’un modèle approximatif envoyé par la hiérarchie. Ce qui m’a le plus plu, c’est qu’au lieu du mot « point » de passage (Punkt en russe) était écrit le mot « Punk ». Punk is not dead, me suis-je dit.

Je cite l’essentiel du texte de ce document : « Conformément au paragraphe 36 du Règlement administratif du Service fédéral de sécurité de la Fédération de Russie relatif à l’exécution de la fonction d’État de mise en application du contrôle des passages aux postes de contrôle situés de part et d’autre de la frontière de l’État de la Fédération de Russie, adopté par l’arrêté du Service fédéral de sécurité de la Fédération de Russie du 8 novembre 2012 n° 562, le franchissement de la frontière d’État de la Fédération de Russie vous est refusé. Informations sur l’initiateur, les raisons et la durée de la restriction du droit de sortie de la Fédération de Russie : LE BUREAU MILITAIRE DU LIEU DE RESIDENCE
Motif : conformément à l’art. 21 de la loi fédérale du 26.02.1997. No° 31-FZ. »

« L’agent en service du contrôle frontalier P. R. Ivanov » (ainsi que l’indiquait mon formulaire) m’a proposé de signer le document en dessous de la phrase qui me signifiait que je devais quitter la zone du passage frontalier dès réception de l’avis. Le document me mettait également en garde contre le délit défini par la partie 1 de l’article 322 du Code pénal de la Fédération de Russie.

Ivanov m’a expliqué oralement ce que cela signifiait : une condamnation pénale en cas de tentative de traverser la frontière illégalement. À un autre endroit, il fallait signer que je n’avais aucune réclamation ou plainte.

À la question de savoir ce qui se passerait si je refusais de signer le document, Ivanov m’a répondu : « Je trouverai deux témoins et je vous lirai une fois de plus la notification devant la caméra. » Ce scénario ne me convenait guère. Je savais notamment que les agents des services frontaliers, qui se déplacent lentement, pouvaient mettre une journée entière à trouver deux témoins. Manifestement, le système fonctionnait de telle sorte que les « témoins » étaient des citoyens qui étaient refoulés un peu plus tard de la même manière que moi, ce qui signifiait qu’il faudrait encore attendre. Je n’avais pas envie d’attendre, et ma dent me faisait vraiment très mal. J’ai signé mon exemplaire du document. Il ne comportait nulle part de tampon.

Peu après, Ivanov a sorti un autre document et, de manière assez informelle, a commencé à m’interroger et à recueillir mes données personnelles.

– Où habitez-vous ?

J’ai donné une vieille adresse où je n’habitais plus – un appartement dont je n’étais pas le locataire, mais où physiquement j’avais passé du temps. En un sens, j’y vis encore à présent, dans un recoin de ma mémoire…
Où est-ce que j’habite ? Intérieurement, la petite voix de la peur s’est mise à piailler : « pourquoi avoir menti, bon sang ? »

– Où travaillez-vous ?

J’ai dit que j’étais travailleur indépendant.

– Votre numéro de téléphone ?

(Il est juste là, vous ne le savez vraiment pas ? Je pensais que vous m’aviez dans vos dossiers… Depuis combien de temps n’ai-je pas changé de numéro ? Dix ans ? Bon d’accord, j’ai compris, l’informatisation, ce n’est pas votre truc, aux postes-frontières…).
J’indique un numéro.

Ivanov : « Maintenant, allumez votre téléphone et composez *#06#. Montrez-moi l’écran. » Il a pris note de mon IMEI. Cela veut-il dire qu’ils pourront me suivre désormais ?

Ivanov a ajouté que si j’avais des questions au sujet des restrictions de sortie du territoire, ou si je voulais recevoir une autorisation de sortie, je devrais m’adresser au bureau militaire où j’étais enregistré. Il m’a dit cela en souriant et m’a demandé d’attendre que l’on me rende mon passeport et que l’on me trouve une voiture qui puisse me ramener en ville.

J’ai attendu pendant presque trois heures. J’avais très mal à ma dent. J’ai frappé à la porte et essayé de parler aux gardes-frontières, en soulignant que j’avais de fortes douleurs.

L’un d’eux m’a répondu avec un regard clair et sincère : « Tiens bon, frangin, je compatis. Il est en train de terminer l’enregistrement de ton passeport, ce qui n’est jamais très rapide, comme tu le sais, avec l’informatique… Il va te trouver une voiture, et vous partirez en ville. »

On a fini par me trouver une voiture. Le chauffeur était un homme d’une quarantaine d’années qui, comme moi, avait été refoulé à la frontière. La seule différence, c’est qu’on ne lui avait donné aucun document. Lorsqu’il s’est entretenu avec un garde-frontière à côté de son bureau, celui-ci lui a dit qu’il pouvait se passer de document (« Tu t’en passeras, à quoi pourrait-il te servir ? Ce sont mes collègues qui les remplissent qui font du zèle »). L’homme est arrivé avec un groupe d’autres personnes « inaptes à passer la frontière ». Elles étaient cinq. Certains s’étaient vus refuser la sortie du territoire à cause de dettes ; pour d’autres, c’est le bureau militaire qui avait restreint leur possibilité de quitter le pays.

Il y avait aussi une femme avec un chien miniature dans les bras, très anxieuse. Elle pleurait, suppliait qu’on la laisse sortir. Elle arguait du fait que l’on avait laissé passer son ami. Comment cela était-il possible ?

Un peu plus tard mon conducteur m’a raconté qu’elle avait travaillé pour le FSB pendant sept ans et qu’elle avait eu accès à des secrets d’État. Elle pensait qu’après sa démission elle retrouverait une « vie normale », mais la patrie voyait les choses autrement. On nous a rendu nos passeports. Le jeune de Saratov et moi avons reçu dedans en sus la notification de restriction de sortie. Le conducteur voulait nous prendre uniquement moi et le type de Saratov, il a menti en disant qu’il allait seulement au premier village, où il passerait la nuit, et qu’il irait à Saratov le lendemain parce que la journée avait été trop stressante. Ensuite il a expliqué que c’était plus confortable d’aller à Saratov à trois.

Après avoir pris un antalgique puissant que le conducteur avait trouvé dans sa valise, j’ai écrit à l’organisation O. qui m’avait aidé à partir, et à tous mes amis et parents, afin de leur annoncer que l’on ne m’avait pas autorisé à quitter la Russie et que j’avais reçu un avis de restriction de sortie du territoire. Les bénévoles de l’organisation ont consulté des juristes pour savoir quoi faire. Il était important que mes amis soient informés de ce qui se passait à la frontière et des risques qui pouvaient les attendre : certains d’entre eux étaient sur le point de partir.

L’organisation est parvenue à me donner l’explication suivante : manifestement, je figurais sur des listes de « réserve » que les bureaux militaires avaient fait parvenir à la frontière. Cela signifiait que, bien que n’ayant pas encore reçu d’avis de mobilisation, j’étais « réservé » par le bureau d’enrôlement, qui prévoyait de m’appeler lors de la prochaine vague de mobilisation – dans deux semaines ou dans un mois par exemple. Cela signifiait aussi que je n’avais pas intérêt à me rendre à un autre poste-frontière. En dépit du faible degré d’informatisation, chaque poste a, tout au long des frontières, accès à une même base de données. D’où la conclusion suivante : soit je devais me rendre en Biélorussie en contournant les postes-frontières, et de là, me rendre à l’étranger, soit je devais me cacher – de préférence pas dans un village, où l’on rafle de nuit les hommes dans des cars (et ceux-là, à en croire la télévision, ne manifestent pas beaucoup de résistance), mais dans une grande ville – par exemple à Saint-Pétersbourg. Il a donc été décidé que j’irais d’abord jusqu’à Saratov et que je réfléchirais à ce que je ferais ensuite une fois là-bas.

J’étais dans un état d’angoisse et de paranoïa intense. Je précise que je suis une personne très anxieuse et paranoïaque, ce qui vient notamment de ma jeunesse et de l’époque où j’étais membre d’un mouvement antifasciste. Il y a plus d’une dizaine d’années, j’ai été blessé par une bande néonazie. J’ai reçu plusieurs coups de couteau au cou. Les médecins m’ont dit que j’avais eu beaucoup de chance : le couteau est entré dans le cou de cinq centimètres et s’est arrêté à temps. Par miracle, il ne m’a pas ôté la vie.

À Saratov, j’ai trouvé un lieu où passer la nuit et je suis parti le lendemain pour Smolensk afin de me rendre en Biélorussie en contournant les postes-frontières, c’est-à-dire en faisant ce contre quoi les gardes-frontières vigilants m’avaient mis en garde. La frontière entre la Russie et la République de Biélorussie se trouve, comme on me l’a expliqué, dans une « zone grise ». « L’Union » (selon la dénomination de l’entité formée par la Russie et la Biélorussie) est dépourvue de frontières internes ; par le passé, des personnes qui n’étaient pas autorisées à sortir de Russie pour cause de dettes s’étaient rendues paisiblement en Biélorussie, et, de là, dans le monde libre. Néanmoins, au cours de la mobilisation, les gardes-frontières russes ont installé des barrages sur les routes menant en Biélorussie et contrôlé les hommes qui quittaient la Russie, refoulant ceux qui, comme moi, étaient interdits de sortie.

Différentes expressions populaires désignent l’art de contourner les points de contrôle. Ma préférée est celle qui consiste à dire que l’on prend des « sentiers de chèvres ». J’ai donc décidé d’emprunter des sentiers de chèvres pour me rendre en Biélorussie.

Pour ne pas avoir à montrer mon passeport, j’ai pris un taxi de Saratov à Smolensk. Cela m’a coûté 15 000 roubles (240 euros). C’était le prix de ma peur et de ma tranquillité d’esprit.

Je suis parti vers 14 heures, mais le soir, alors que j’étais à mi-chemin, j’ai reçu un message de l’organisation O. me conseillant de ne pas aller en Biélorussie parce que les hommes russes y étaient particulièrement surveillés. Le plan avait changé : je devais aller à Smolensk, y faire une pause de deux jours, puis rejoindre Saint-Pétersbourg.

Tandis que nous roulions vers Smolensk, une voiture de la police routière nous a arrêtés. Le chauffeur est sorti et il a discuté avec les agents une demi-heure. J’étais persuadé que c’en était fini de mon voyage et qu’on allait me venir me chercher pour m’envoyer dans une unité d’entraînement, et, de là, au front.

À Smolensk, j’ai loué un appartement proche du centre et j’y ai passé deux jours. Je suis sorti dans la rue deux fois en tout, juste une demi-heure – pour aller faire des courses au magasin le plus proche et revenir. Mon mal de dents était sensiblement moins douloureux, sans doute parce que l’environnement était plus calme.

C’est là que j’ai pleuré pour la première fois. Ça m’a aidé : les choses sont devenues un peu moins dures.

Je suis convaincu que l’une des raisons de la violence omniprésente dans la société russe et qui explique entre autres la guerre coloniale honteuse, monstrueuse, menée par la Russie en Ukraine au XXIe siècle, est la suivante : les hommes russes ne savent pas comment exprimer leurs sentiments ni surtout, comment pleurer. Être capable d’exprimer ses sentiments, c’est être capable d’être empathique envers soi-même, ce qui signifie être empathique envers son semblable, ce qui à son tour signifie être capable de comprendre l’autre, ne pas aller dévaster son existence ni raser sa ville.

Pendant que j’étais à Smolensk, j’ai reçu un message m’annonçant que j’avais été accepté pour la procédure de visa français. Le plan suggéré par l’organisation a donc changé : je devais aller à Saint-Pétersbourg, y demander mon visa, faire soigner ma dent et réfléchir à ce que je voulais faire ensuite. Avec un peu de chance, la situation en Biélorussie aurait changé et il serait possible de se rendre en Europe en passant par là.

J’ai pris un taxi une fois de plus. Toujours pour 15 000 roubles. J’ai préféré choisir une voiture conduite par une femme, pour avoir moins de chance d’être contrôlé sur la route. La conductrice s’est avérée extrêmement anxieuse.

Au départ, elle voulait aller de Smolensk à Saint-Pétersbourg en passant par la Biélorussie ou en prenant des routes proches de la frontière. Mais un collègue chauffeur de taxi lui a signalé qu’on arrêtait les voitures aussi bien à la frontière que dans tous les environs, afin de contrôler les hommes.

J’ignore encore si c’était vrai ou non. En tout cas, je n’avais aucune envie de vérifier par moi-même. J’ai demandé à passer par la ville de Tver. La route était affreuse. Le revêtement en asphalte était dans un état déplorable. Des tronçons de la route étaient en cours de réparation. La conductrice était constamment au téléphone avec son fils. À cause de son départ pour Saint-Pétersbourg, elle ne pouvait pas l’emmener à l’école le lendemain, si bien que l’enfant avait dû passer du temps avec sa grand-mère. Elle a appelé l’école pour les prévenir, mais le professeur exigeait un mot pour justifier l’absence. La conductrice était étonnée et inquiète. « Jusqu’ici, disait-elle, ça ne posait pas de problème, je me contentais de dire qu’il ne serait pas là et c’est tout. C’est nouveau ! Je me demande si c’est lié à la mobilisation. »

Notre voyage avait commencé à 13 heures le 29 septembre. Le soir, toujours en route, j’ai appelé mes proches. Tous me soutenaient chaleureusement. J’avais envie de pleurer, mais une chose est de pleurer seul dans un appartement de location, une autre de pleurer en présence d’une inconnue en qui on n’a pas totalement confiance. J’ai fini par écouter dans mon casque la chanson « Plegaria a un labrador », de Victor Jara. Une chanson tragique. Rien qu’à la mentionner même à présent j’ai les larmes aux yeux.

Je ne comprenais pas pourquoi tout le monde m’aidait. Pourquoi l’organisation O. m’aidait, alors qu’il y avait des gens qui en faisaient beaucoup plus que moi. Pourquoi mes amis me soutenaient et m’envoyaient de l’argent. Pourquoi mon amie F. avait organisé tout cela et m’avait encouragé jusqu’au bout. Je me disais que je ne le méritais pas. Je me suis souvenu d’une publication sur Facebook d’une écrivaine engagée qui proposait de comparer la photo d’une file d’hommes russes fuyant la mobilisation à la frontière de Verkhniy Lars avec une photo d’Ukrainiens s’engageant dans l’armée pour défendre leur terre. Eux allaient défendre leur terre contre Vladimir Poutine, alors que nous n’avions pas réussi à défendre la nôtre contre lui depuis 22 ans. L’admettre me fait encore mal aujourd’hui. Et je pense que cela me fera toujours mal de penser à la peur, au conformisme, à l’auto-aveuglement, et à la résignation dont a été faite la vie sociale en Russie. À tout ce à quoi, par moments moi aussi, je n’ai pas pu échapper.

Par l’intermédiaire d’une association d’aide aux réfugiés avec laquelle j’avais travaillé, j’ai trouvé un endroit où loger pour un mois à Saint-Pétersbourg. Au centre-ville, avec une artiste. Son mari avait quitté la Russie la veille de mon arrivée. Je l’appellerai « E. » Le monde semblait absurde et surréel, comme si nous n’étions plus dans la vraie vie, mais dans un livre. E. s’intéressait au bouddhisme, et nos conversations sur le bouddhisme, le cerveau et la perception m’ont beaucoup aidé à ce moment-là. Nous nous sommes promenés dans Saint-Pétersbourg. E. m’a montré un café appelé « Pickles » où travaillent des personnes handicapées mentales. J’avais vu l’un d’entre eux dans un film que j’avais regardé peu avant mon départ sur des personnes atteintes d’un trouble du spectre autistique. Au café, c’est justement lui qui a pris ma commande.

Dans le centre de Saint-Pétersbourg, je n’ai presque pas vu de flics, même si leurs voitures circulaient beaucoup dans les rues. Le seul que j’ai vu était à côté d’une station de métro du centre-ville : il était debout avec une tablette, peut-être en train d’arrêter des hommes. Je ne sais pas. J’ai centré mon attention sur un bel édifice de plus de la ville et je suis passé près de lui. Dès que je sens qu’un danger est imminent, je tâche de fixer mon attention sur quelque chose d’autre afin de reléguer le danger à la périphérie de ma conscience.

J’ai déposé ma demande de visa début octobre. À en juger par l’expérience de personnes qui avaient obtenu ce type de visa, j’aurais pu attendre environ un mois. Le temps de traitement minimum est de deux semaines + envoi à Moscou et retour + très forte charge de travail des centres de visas à cette période. J’avais prévu de profiter de ce temps pour me faire soigner les dents. J’ai été reçu par une très bonne dentiste. « J’ai grandi dans une Union soviétique qui n’avait absolument rien à voir » m’a-t-elle expliqué. Son père passait son temps devant le haut-parleur de son transistor pour essayer de capter les signaux du monde libre. Elle m’a aussi appris que j’avais parcouru le pays avec des pulpites et une parodontite en phase aiguë. Elle m’a soigné une de mes dents et en a enlevé une autre. Elle comptait prolonger les soins ensuite, mais comme d’habitude, le projet n’a pas pu se faire. J’ai passé beaucoup moins de temps à Saint-Pétersbourg que prévu : mon passeport avec un visa français équivalent d’un visa humanitaire m’attendait au consulat dès le matin du 11 octobre. Il avait fallu huit jours entre le dépôt de dossier et l’obtention du visa.

J’ai entendu dire que le 8 est un nombre très important pour les bouddhistes, or Saint-Pétersbourg est une ville de bouddhistes et de schizo-analyse, qui établit des connexions indirectes infinies entre la multitude de coïncidences numériques qui nichent au milieu de la vie quotidienne. J’ai tendance à chercher des analogies et des coïncidences dans tout ce qui m’arrive.

Quand j’avais été refoulé au poste-frontière des alentours de Saratov, par exemple, je n’avais pas pu m’empêcher de chercher la date à laquelle le philosophe Walter Benjamin s’était vu refuser le passage en Espagne depuis la France. C’était le 25 septembre 1940. Il s’est suicidé dans la nuit du 25 au 26 septembre. Les gardes-frontières ont été tellement impressionnés que le lendemain ils ont laissé passer le reste du groupe avec lequel le philosophe voyageait.

Benjamin était un homme de gauche, juif, anti-fasciste. Il a choisi la mort parce qu’il ne pouvait pas concevoir de vivre en plein nazisme. Il a beaucoup influencé ma vision du monde, notamment par son livre Sens unique. Quelque chose m’est très familier chez lui. Peut-être est-ce la mélancolie funeste de l’ange de l’Histoire dont il parle, et dont l’ombre plane sur ses écrits.

Moi aussi, je suis un mélancolique, et je me suis toujours considéré comme un homme de gauche et un antifasciste. Moi non plus, on ne m’a pas laissé passer la frontière un 25 septembre, dans le but de quitter un pays où le nazisme avait gagné. Ici s’arrêtent les points communs.

Le 17 octobre, j’ai pris un car de Saint-Pétersbourg à Smolensk. À 7 heures du matin, le 18, j’étais à Smolensk. On m’a aidé à aller en Biélorussie en contournant les points de contrôle frontaliers. J’ai fait une partie assez risquée du voyage à pied. Il avait plu toute la nuit et on pouvait facilement glisser.

Je n’ai pas glissé, je n’ai pas été mouillé, je ne me suis même pas sali et je suis arrivé à Minsk peu après midi. J’ai passé deux jours dans une auberge de jeunesse. J’y ai croisé plusieurs personnes qui, comme moi, quittaient la Russie en passant par la Biélorussie.

Tandis que le train traversait des champs bien ordonnés et des villes bien ordonnées, j’ai ressenti une forme de dissonance cognitive. Je savais parfaitement comment fonctionnait la machine répressive de la Biélorussie, mais je sentais un écart étrange entre cet environnement ordonné et mon sentiment d’insécurité. Les personnes qui avaient organisé mon voyage m’avaient prévenu : l’essentiel était de ne pas traîner.

J’en ai parlé avec F. Elle se souvenait d’une phrase de Svetlana Alexievitch selon laquelle la Biélorussie est un « mélange de jardin d’enfants et de camp de concentration ». Plus tard, on m’a raconté l’histoire de Russes qui avaient fui la Russie en passant par la Biélorussie. À Minsk, ils avaient été détenus par des siloviki biélorusses : descente de police masquée dans un immeuble d’habitation avec plaquages au sol à visages découverts, et autres méthodes de la machine répressive…

Je comptais repartir dès le lendemain de mon arrivée à Minsk en prenant un car pour Vilnius. Sur place, on m’a prévenu qu’avant d’acheter un billet, il fallait que j’appelle les compagnies de transport pour leur demander si les détenteurs de passeports russes étaient autorisés à monter, car il y avait eu des précédents de refus. J’ai appelé tous les grands transporteurs et j’ai eu droit à la même réponse : ils n’acceptaient pas de Russes dans les cars reliant la Biélorussie aux Pays Baltes ou à la Pologne.

Leur fin de non-recevoir était due à des questions économiques. Les compagnies de transport sont obligées de ramener à leurs frais quiconque n’a pas été autorisé à franchir la frontière. Sans compter le fait que le car doit attendre tous les passagers que les gardes-frontières interrogent. Après l’adoption de l’interdiction d’entrée pour tous les Russes munis d’un visa touristique Schengen de type C, des informations ont commencé à circuler selon lesquelles même les personnes munies de visas nationaux des États membres de l’UE ou de permis de séjour n’étaient pas autorisées à entrer. Naturellement, les entreprises de transport ne voulaient pas avoir affaire à des passagers « toxiques », qui risquaient de leur valoir des pertes économiques.

J’ai fini par choisir une autre route : j’ai pris un car pour la ville de Braslav, et de là, un taxi jusqu’à un poste-frontière avec la Lettonie. Entre-temps, à la gare de Braslav, avec l’aide d’une amie suisse, j’avais acheté un billet pour un vol Riga-Paris. Je voulais acheter un billet aller-retour pour que mes amis puissent se faire rembourser au cas où je ne serais pas autorisé à partir. Mon amie m’a acheté ce type de billet, mais elle m’a dit que ce ne serait pas grave si je ne pouvais pas rendre l’argent : « après tout, ce n’est pas de ta faute si la Suisse est un pays si riche ».

Je suis arrivé au poste-frontière entre la Biélorussie et la Lettonie. Le chauffeur de taxi m’a conseillé de marcher à pied, et s’ils ne me laissaient pas entrer, de revenir sur mes pas afin de demander à monter dans une voiture : passer le poste de contrôle biélorusse avec cette voiture, en sortir, et passer à pied le poste letton.

J’ai toqué à la vitre du garde-frontière et demandé si je pouvais passer. Le garde m’a dit que je le pouvais, mais que je devais d’abord montrer mes papiers. Quand il a vu que je détenais un passeport rouge avec un oiseau à deux têtes, il a souri et soupiré avec ironie : « Ah…la Fédération de Russie… Uniquement avec chauffeur. Débrouille-toi pour trouver une voiture. »

Cette fois il n’y avait pas de file d’attente : seulement deux voitures et un camion. J’ai demandé à monter dans la voiture avec une plaque biélorusse, conduite par une jeune fille. Elle a tout de suite refusé parce qu’elle ne voulait pas s’acoquiner avec moi, c’était trop dangereux. La seconde voiture – avec une plaque d’immatriculation européenne lettone – était prête à me prendre, mais elle n’avait plus de place.

Je suis resté au bord de la route, et cinq minutes plus tard, je suis monté dans une nouvelle voiture, qui avait aussi une plaque lettone. Elle était conduite par « N. », une femme sympathique, russophone, qui portait un beau nom letton, dont la seule question a été : « Vous ne transportez rien d’interdit, j’espère ? » « Non, rien, ai-je répondu – tout en pensant, sauf ma propre personne ! »

Au poste de contrôle biélorusse, il n’y a pas eu de questions. On nous a laissés passer en silence. Une fois en territoire neutre, au duty-free, N. a acheté de l’alcool et m’a demandé si je pouvais prendre une bouteille avec moi. J’ai refusé parce que je me voyais mal expliquer au garde-frontière letton que je voulais échapper au régime politique russe, à la guerre et à la mobilisation en emportant avec moi une bouteille de vodka achetée au duty-free et destinée à la France. N. a bien réagi. Elle n’a pas insisté et m’a simplement répondu : « D’accord, comme vous voulez. » Une fois encore je me suis dit : « Quelle femme conciliante ! »

La garde-frontière lettonne m’a posé de nombreuses questions sur le visa.

– Où allez-vous ?
– En France, à Paris.
– Dans quel but ?
– Je suis artiste, j’ai été accepté dans une résidence artistique.
– Pour faire quoi exactement ?
– Je compte travailler sur un projet artistique. Je peux vous montrer la lettre de l’organisme d’accueil.
– La lettre est rédigée en quelle langue ?
– En français.

Elle a souri.

– J’ai fait une traduction automatique en russe, je peux vous la montrer.
– Non, pas besoin.
– J’ai un visa humanitaire.

Elle m’a regardé en hochant la tête.

– Je vois.

Elle a jeté un nouveau coup d’œil sur mon passeport :

– C’est un visa de combien de temps ?
– Six mois. Mais il peut être prolongé et je peux obtenir le droit de travailler. C’est un visa humanitaire.

Elle m’a fixé en acquiesçant.

– Et vous comptez passer les six mois en France ?
– Oui.

Elle est partie avec nos passeports. Je suis remonté dans la voiture avec N. et nous avons rempli une déclaration indiquant que nous n’emportions rien qui devait être déclaré en Lettonie.

Nous sommes retournés à la guérite des gardes-frontières qui ont pris nos déclarations. La femme qui m’a interrogé a feuilleté mon passeport pendant une éternité. Elle a examiné la page principale à la loupe. J’étais nerveux mais en même temps je me disais que tout allait bien se passer. Et tout s’est bien passé en effet. Nous avons récupéré nos passeports et on nous a autorisés à entrer en Lettonie. N. a accepté de me déposer à Daugavpils, où j’ai pris un train pour Riga.

Là, j’ai passé la nuit chez une amie qui était arrivée en Lettonie en avril et avait demandé l’asile politique. Elle avait déjà été déboutée mais avait fait appel. Dans l’après-midi, j’ai pris l’avion pour Paris. Dans le métro, j’ai envoyé un message à une amie de Barcelone. Elle m’a demandé où j’allais passer la nuit. Je lui ai indiqué ma première adresse française. « Je parie que tu vas voir la Tour Eiffel ce soir ! » m’a-t-elle répondu.

P.S. : à peine passé le poste de contrôle en Lettonie, N. a engagé la conversation :

– Vous n’avez pas peur d’aller en France en hiver ?
– Non, j’arrive de la mobilisation, de la guerre.
– La mobilisation…Vous n’avez pas envie d’être opérateur de drones ?
– Jamais de la vie, ni dans cette guerre, ni dans une autre !

Je ne rapporterai pas le reste de la conversation. Ma nouvelle et sympathique connaissance – la première personne que j’ai rencontrée en Europe – avait des opinions pro-russes.

Elle m’a longuement parlé du harcèlement des russophones, de la censure en Lettonie, de l’augmentation des impôts, de la crise énergétique et de la façon dont toute l’Europe allait geler pendant l’hiver. De l’impossibilité d’exprimer en public autre chose qu’une opinion pro-ukrainienne, de ses grands-pères qui avaient combattu le fascisme, etc.

La seule chose qui l’a plus ou moins réhabilitée à mes yeux, c’est qu’elle pensait que les problèmes de la population russophone de Lettonie sont des problèmes internes à la Lettonie, dont Vladimir Poutine ne devrait pas se mêler.

D’ailleurs, je n’ai pas bien compris si elle le soutenait ou non.

Elle m’a conduit jusqu’à Daugavpils. Elle m’a expliqué comment aller à la gare. Elle était sympa. Un sacré hiatus : d’un côté, un échange humain tout à fait agréable, de l’autre, la mystique et l’obscurantisme du « monde russe » passés au filtre des clichés propagandistes…

Dans le train Daugavpils-Riga, un passager ivre écoutait sur son smartphone « Vladimirskyi Central », une chanson du folklore carcéral que tout le monde connaît en Russie. Un tube du « monde russe ». Ça me mettait mal à l’aise.

Traduit du russe par Pierre Levinski.


Artiom Solntsev

Musicien et vidéaste

Mots-clés

Guerre en Ukraine