Politique

Le managérialisme, bras armé de la pratique macroniste du pouvoir

Enseignant-chercheur en sciences de gestion

Comment décrire la pratique de gouvernement du président Macron ? La recherche en sciences de gestion peut être précise à ce sujet : il s’agit de managérialisme. En particulier, la gestion de ce que l’on appelle la « résistance au changement ». L’innovation sociale apportée par la décision étant considérée comme bonne par essence, ceux qui y résistent soit ne comprendraient pas leur intérêt – il faudrait alors « faire preuve de pédagogie » – soit seraient par nature réfractaire au changement – eux ne peuvent être « raisonnés ».

La séquence entamée depuis la fin 2022 autour de la question des retraites et de la répression violente des mouvements contestataires populaires est venue sceller une forme de consensus des intellectuel·les sur la profonde crise politique que nous traversons.

La récente tribune du politiste Jean-François Bayart, publiée dans le journal suisse Le Temps, apporte une analyse froide, mais terriblement juste sur le pouvoir d’Emmanuel Macron dont la dérive est intrinsèquement liée à son positionnement politique d’extrême centre, ainsi qu’à son idéologie économique néolibérale. Les analyses des implications en termes de pratique de l’État se multiplient dans les champs de l’histoire et de la science politique, ce double ancrage permettant de comprendre la logique de pensée du gouvernement.

Ainsi, lors de la crise des Gilets jaunes, l’historien Pierre Serna avait alerté sur la nature véritable de la macronie dans son livre L’extrême centre ou le poison français : 1789-2019. Selon lui, l’extrême centre repose sur trois phénomènes. Le premier est la constitution d’un parti de « girouettes » qui attire l’ensemble des hommes et femmes politiques dont l’engagement politique relève plus de l’opportunisme que de la fidélité et la continuité dans les idées. Le deuxième est la modération langagière qui correspond à une attitude pondérée, calme reflétant la raison dont ils se revendiquent pour rechercher le consensus en toute situation… tout en menant des politiques de répressions massives de la moindre contestation. Enfin, la troisième dynamique est un déclassement du pouvoir législatif au profit du pouvoir exécutif sous le prétexte que contrairement au Parlement, qui est élu par le peuple et se sclérose dans la lutte droite/gauche, l’exécutif, lui, n’a pas d’idéologie : il applique la loi.

Ce positionnement s’articule parfaitement avec le néolibéralisme dont le philosophe Pierre Dardot montre qu’il est intrinsèquement autoritaire du fait de sa volonté de constitutionnaliser le droit privé afin d’extraire de la délibération collective toutes décisions économiques. Dans ce cadre, l’économie de marché repose « sur des conditions institutionnelles tout à fait précises, créées et maintenues volontairement par les hommes, et [elle] ne peut fonctionner sans frottement et avec efficacité que si un État fort et indépendant assure l’observation exacte de ces conditions ». Cette citation du philosophe Alexander Rüstow illustre parfaitement les conclusions du journaliste Romaric Gaudin. Dans son livre La guerre sociale en France, celui-ci montre comment le néolibéralisme s’accompagne d’un durcissement répressif pour soumettre le peuple et contraindre son adhésion.

Cependant, un troisième aspect de la conception du pouvoir d’Emmanuel Macron demeure peu abordé : la pratique de gouvernement. Or, la recherche en sciences de gestion peut décrire celle-ci de façon plus précise : le managérialisme. En particulier, la gestion de ce que l’on appelle la « résistance au changement ».

En effet, la triple crise sociale, politique et institutionnelle que nous connaissons a fait ressurgir une vieille antienne gouvernementale lorsqu’une opposition se fait entendre : « nous devons faire preuve de pédagogie ». En termes moins policés, cela reviendrait à considérer que face à ce qui est appréhendé comme des « réactions épidermiques d’un peuple » qui n’aurait pas la capacité de comprendre ce qui est bon pour lui, il conviendrait de réduire ce fossé en lui expliquant que la décision gouvernementale repose sur une prétendue « rationalité supérieure ». Pourtant, chaque prise de parole pédagogique du Président ou de sa majorité nourrit et amplifie la défiance du peuple face à ses propositions de « réformes ».

Par conséquent, de quoi la pédagogie gouvernementale est-elle le nom ? Répondre à cette question nous demande de revenir aux racines de la prise de décision politique et de questionner la notion de résistance au changement.

Une approche diffusionniste de la prise de décision

Le mode d’élaboration des politiques publiques néolibérales peut s’apparenter à une approche diffusionniste de l’innovation conceptualisée par le sociologue et statisticien Everett Rogers en 1963. D’après cette conception, un produit est considéré comme une innovation s’il a la capacité à se diffuser dans la société à partir de ses qualités intrinsèques. Elles expliqueraient la plus ou moins grande vitesse de diffusion de l’innovation qui, comme dans un phénomène épidémiologique, convainc de plus en plus d’utilisateurs potentiels.

Inspiré de la maxime de l’exposition universelle de Chicago en 1933 : « la science découvre, l’industrie applique et l’homme suit », le diffusionnisme implique que la conception du produit soit prise en charge par des chercheur·ses ou ingénieur·es qui, du fait de leur rationalité scientifique, optimisent ses caractéristiques afin de maximaliser son utilité pour les futurs utilisateurs·ices. Dès lors, du fait de ses qualités objectivement « bonnes », il est inconcevable qu’un produit ne rencontre pas son public lors de sa mise sur le marché. S’il y a échec, la défaillance n’est pas de la responsabilité des technicien·nes concepteur·rices ou des caractéristiques du produit, mais uniquement des consommateur·rices.

Cette conception de l’innovation a infusé dans toute la pensée managériale, et notamment les réflexions autour de la gestion du changement. Dans une approche diffusionniste, l’objet du changement n’est pas considéré comme source de résistance. L’innovation sociale apportée par la décision est bonne par essence. L’organisation et ses membres se doivent donc de l’accepter car elle a été déterminée rationnellement à partir des besoins supposés des acteurs et/ou du système, attendu que ce qui est bon pour le système est nécessairement bon pour l’acteur. Aussi, en cas de résistance, la faute est-elle immédiatement reportée sur l’individu. Soit il ne comprendrait pas son intérêt, soit il serait par nature réfractaire au changement. Dès lors : que faire ?

Une conception rétrograde de la résistance au changement

La résistance au changement est traditionnellement définie comme la volonté d’aller à l’encontre du changement désiré et est le résultat d’un ensemble de manifestations observables, actives ou passives, individuelles ou collectives de la part des destinataires du changement. Dans la lecture diffusionniste exposée ci-dessus et inspirée de la science physique, la résistance est considérée comme une force contraire empêchant la progression et cherchant à maintenir le statu quo. Dans ce cas, la résistance au changement serait un invariant anthropologique, un obstacle naturel à franchir lié à une forme de d’immaturité des récepteur·rices qu’il convient de réprimer ou de prendre en charge.

La version la plus dure de cette approche considère que l’on ne peut rien attendre des destinataires au changement puisqu’ils et elles y sont par nature opposé·es. En conséquence, la pluralité et les divergences d’attitudes ne seraient pas des éléments positifs pour une organisation. Il conviendrait de les disqualifier pour qu’elles ne perturbent pas son bon fonctionnement et son avancée. L’unité de perspective serait la marque d’une organisation efficiente et performante. L’enjeu de management serait donc de saper toute possibilité de résistance afin que le changement soit mis en œuvre quoi qu’il en coûte.

Cette approche radicale, mais pauvre d’un point de vue conceptuel, est relativisée par une lecture plus compréhensive de la résistance au changement élaborée à partir de l’article fondateur du praticien en ressources humaines Lester Coch et du psychologue John R. P. French publié en 1947. La résistance n’est pas homogène et s’analyse à trois niveaux.

Au niveau comportemental d’abord puisque qu’en situation de changement toutes les réponses ne sont pas équivalentes et doivent être analysées selon le degré d’engagement (comportement plus ou moins positif vis-à-vis du projet – de la résistance à l’engagement) et celui d’activisme (le comportement est plus ou moins visible – de la passivité à l’activisme).

Au niveau émotionnel ensuite, puisque le rapport ambivalent entre plaisir et frustration revêt un caractère essentiel de la capacité à défendre un projet de changement. Les émotions négatives telles que la colère, l’anxiété, la rancune, la résignation et le cynisme, doivent être canalisées de manière à conduire la réalisation du changement.

Au niveau cognitif enfin, du point de vue duquel on considère que la résistance peut être constitutive de la cognition même de l’individu. Celui-ci adopte une vision (au sens de croyance) négative du changement. Ce n’est pas le contenu du changement qui pose problème, mais le changement en soi. La réponse managériale doit donc être adaptée. On ne cherche plus à saper la résistance, mais à la gérer par des stratégies différenciées.

Malgré son côté apparemment « bienveillant », cette approche ne fait que renforcer le préjugé négatif porté sur les récepteur·rices du changement qui restent la source principale de résistance. Elle a également ouvert la porte à une conception psychologisante de la résistance au changement qui a fait le succès de la courbe de deuil de la psychologue Elizabeth Kübler-Ross auprès des consultant·es en management.

Celle-ci définit un chemin d’évolution psychologique en cinq phases face à une nouvelle radicale, en l’espèce l’annonce d’une mort prochaine : le déni (« les médecins ont dû se tromper »), la colère (« c’est injuste ! »), le marchandage (« donnez-moi un peu plus de temps »), la dépression (« plus rien ne m’intéresse ») et l’acceptation (« j’attends la mort sereinement »). D’un point de vue managérial, nous comprenons bien l’intérêt d’une telle conception puisqu’elle rend possible l’explication des sentiments négatifs des individus en situation de changement. À cette aune, la résistance est un mal nécessaire que l’individu dépassera par lui-même ou en étant accompagné… par de la pédagogie.

Une application pratique

La pratique macroniste du pouvoir active ces deux conceptions de la résistance au changement. À l’Assemblée nationale ainsi que dans les arènes de débats avec les syndicats, nous retrouvons la première conception. En droite ligne avec les caractéristiques du positionnement d’extrême centre, l’opposition (parlementaire, syndicale, associative, etc.) est par nature disqualifiée dans son rôle car elle serait motivée par un agenda strictement politicien qui l’empêcherait d’avoir un rapport sain à la « réalité » des choses. Si l’on s’en tient aux discours des membres du parti présidentiel et de ses allié·es, une « bonne opposition » serait une opposition qui partagerait ses diagnostics et ses solutions.

Cette vision diffusionniste de la décision valide la plus pure tradition néolibérale du « there is no alternative » thatchérien. Par conséquent, aucune altérité politique ne peut être reconnue, car la décision repose sur une rationalité qui prend la forme du pragmatisme et de la non-idéologie à travers des rapports d’expert·es indépendant·es ou autres études d’impacts économiques présentés comme objectivement neutres. La contestation est ainsi perçue comme une volonté de nuire au progrès et immédiatement balayée puisque les gens ayant accès à l’expertise la nient. Les contestataires ne méritent pas la parole. La remise en question du Comité d’orientation des retraites (COR), dont la composition ne doit pourtant pas faire peur au grand capital, par la Première ministre Elisabeth Borne est symptomatique de cette incapacité à accepter qu’il existe des conceptions différentes et que celles-ci doivent avoir leur place dans la prise de décision politique.

Avec la « foule » qu’il administre en revanche, c’est plutôt la seconde conception de la résistance qui est mobilisée par le pouvoir macroniste. Le peuple étant versatile et irrationnel par nature, il est normal qu’il ne comprenne pas la rationalité de la prise de décision, ce qui est « bon pour lui ». Il convient donc « d’entendre sa colère », mais pas de l’écouter puisqu’elle n’est pas fondée. De même, il importe de « comprendre son incompréhension », mais pas de la considérer car elle n’a pas de valeur intrinsèque.

Dans cette approche diffusionniste de la décision politique, on pardonne les résistances à ce « peuple-enfant », car elles sont normales. Tout est mis en œuvre pour accompagner les acteurs par de la pédagogie afin de leur faire comprendre qu’il n’y a pas d’alternatives. Les manifestations et autres protestations sont uniquement la traduction des différentes étapes des courbes de deuil. Si les gens ne veulent pas écouter et comprendre alors tant pis, la décision est tout de même prise pour leur bien. De toute manière, in fine la colère fera place à l’acceptation. Bien sûr, le peuple-enfant ne doit pas dépasser certaines limites fixées par le gouvernement. Dans le cas contraire, il passe du côté des oppositions binaires, dont la répression immédiate ne fait aucun débat et devra être proportionnelle à l’effort de pédagogie que l’on considère avoir déployé.

De la résistance à la souffrance

La conception diffusionniste et ses conséquences en termes d’accompagnement de la prise de décision posent problème : si elle reconnait la résistance, la contestation, comme une dimension consubstantielle du changement, elle ne la considère pas comme un message, la manifestation d’un phénomène profond, porteur de sens dont il convient de tenir compte.

Au niveau managérial cette posture a un avantage : elle déculpabilise les preneur·ses de décisions et les déresponsabilise des conséquences de leurs actes. Il n’est, par exemple, pas anodin que cette vision ait particulièrement influencé la pratique du changement chez France Télécom sous la direction de Thierry Lombard, avec des conséquences dramatiques sur les salarié·es puisque plusieurs dizaines d’entre elles et eux choisirons la mort comme issue à leur « acceptation du changement ». En banalisant la résistance au changement ou en l’assimilant à une manifestation au mieux puérile, au pire irresponsable, l’approche diffusionniste nie ses conséquences dramatiques sur la souffrance physique et psychologique de celles et ceux qui résistent à une décision car ils et elles en récusent le bien fondé.

Au niveau de l’État, et spécifiquement ici au sujet de la « réforme » des retraites, les répercussions de cette pratique désastreuse du pouvoir sont doubles. D’une part, elle invisibilise les effets délétères des différentes mesures sur les corps et les vies des travailleurs et travailleuses qui seront touchés à court ou moyen terme. D’autre part, lorsqu’Emmanuel Macron assure que les citoyens et citoyennes ne s’expriment qu’à travers leurs représentant·es et qu’il n’avait pas à tenir compte des manifestant·es, il nie la légitimité des récriminations populaires, alors même que la démocratie sociale est une composante essentielle de la démocratie. L’expression du peuple réduite au seul acte de voter ne saurait être considérée comme démocratique. Car en Corée du Nord on vote aussi tous les cinq ans…

De plus, en se barricadant derrière une rationalité supposée de la prise de décision, le Président attise un ressentiment profond envers la chose politique. En ultime ressort, au lieu d’accompagner vers une résignation à l’acceptation de la réforme, la « pédagogie » macroniste a nourri la révolte à l’égard de la chose publique, comme l’a illustré le mouvement des Gilets jaunes en 2018 ou les mouvements sociaux massifs que nous connaissons ces derniers mois.

À tout prendre, la pédagogie gouvernementale se résume finalement à un managérialisme désuet, construit sur l’illusion d’une partition de la société en catégories immuables : décideur·ses d’un côté et récepteur·rices de l’autre. Il se caractérise par une idéologie diffusionniste intrinsèquement liée à la pratique du pouvoir portée par des politiques d’extrême centre néolibérales. Les institutions de la Ve République, et très notamment le rapport ontologique entre le peuple et le Président voulu par De Gaulle via l’élection directe du Chef de l’État depuis 1962, renforcent cette pratique en valorisant la verticalité de l’exercice du pouvoir et l’infantilisation des populations. S’il est indiscutable que la gauche devra réformer le cadre institutionnel, politique et économique lorsqu’elle arrivera au pouvoir, comme le souligne le politiste Bastien François, cela ne suffira pas. Il faudra également qu’elle réfléchisse à une pratique du pouvoir et une modalité de prise de décisions qui rompent avec cette logique diffusionniste.

Des approches plus inclusives existent. Elles permettraient de démocratiser la prise de décisions dans notre pays en reconnaissant l’altérité sur un sujet et offrant la possibilité d’une véritable co-construction de la politique publique, à parts égales entre les différents acteurs concernés – notamment les syndicats et les corps intermédiaires. La co-construction est le seul moyen de mener à bien des réformes systémiques, avec l’assentiment populaire. Elle nécessite de faire confiance au peuple et à considérer son expression légitime et juste, quand bien même il conteste le gouvernement élu. Par conséquent, il est indispensable de le replacer au cœur du processus de prise de décision et d’élaboration de la politique publique sous peine de basculer toujours plus avant dans le régime autoritaire d’un exécutif seul aux mains d’un Président hors-sol.

Pour l’heure, c’est hélas tout l’inverse que nous observons. Les effets de manches guerriers et autres rodomontades permanentes de la macronie montrent à quel point cette majorité minoritaire craint un peuple français dont elle semble toujours plus déconnectée.


Alexandre Renaud

Enseignant-chercheur en sciences de gestion, Professeur associé en stratégie à l'EM Normandie

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