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Macron et la « funeste connerie », une mauvaise fable démocratique

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Après les noms d’Alberto Fujimori, Hugo Chavez, Daniel Ortega et Evo Morales faudra-t-il bientôt ajouter celui d’Emmanuel Macron à la liste des dirigeants démocratiquement élus ayant succombé à une dérive autocratique ? Le président de la République vient en effet de qualifier de « funeste connerie » la règle constitutionnelle lui interdisant de briguer un troisième mandat.

Il était une fois en terre de Saint-Denis, où reposent Charles Martel, Pépin Le Bref, Hugues Capet et Saint Louis, le Président jupitérien tenant conclave. Plein de fougue et manches de chemise relevées en vue d’un après-midi d’échanges qu’il comptait bien faire durer jusqu’au milieu de la nuit, il se laissa aller à parler franc. « Ne pas pouvoir être réélu, affirma-t-il, est une funeste connerie. »

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« Funeste connerie » : quel étrange nom de baptême pour affubler la démocratie, même en province royale ! On a connu par le passé des chefs d’État plus inspirés. Winston Churchill par exemple : « la démocratie est le pire des régimes, à l’exception de tous les autres ». Ou Abraham Lincoln, établissant la célèbre définition de la démocratie comme « gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple ». Et, puisque le Président jupitérien aime à se piquer de philosophie, pourquoi ne pas citer aussi Albert Camus : «la démocratie ce n’est pas la loi de la majorité mais la protection de la minorité ».

Pourtant, dans l’enceinte de la Maison d’éducation de la Légion d’honneur, Jupiter ne paraissait point disposé à se référer à de prestigieux anciens, ni à se soucier des fragiles équilibres institutionnels sur lesquels les régimes démocratiques reposent, tout marri qu’il était d’être limité constitutionnellement dans la construction de sa propre gloire.

Drama King

Sur une scène de théâtre, lieu qu’il affectionne également, à ces mots « funeste connerie » le Président jupitérien se serait vu répondre : « Ah ! non ! c’est un peu court, jeune homme ! » Et les alternatives auraient fusé. Cela vaut la peine de s’y arrêter un instant : qu’aurait en effet pu dire un chef d’État en exercice, au cours d’un échange avec les chefs des partis représentés au Parlement, de l’article 6 de la Constitution de 1958 dans sa version en vigueur depuis la révision constitutionnelle de juillet 2008 ?

Il aurait pu affirmer, de manière consensuelle et apaisée, que la limitation du nombre de mandats présidentiels consécutifs s’est inscrite dans le cadre d’une réforme globale qui a contribué, quoi qu’avec modestie, à l’avènement d’une démocratie plus équilibrée. Il aurait pu, de manière cultivée, citer Bernard Debré pour lequel il s’agissait d’« une mesure de bon sens, digne d’une véritable république ». Il aurait pu, évidemment, choisir une position constructivement critique, et se référer alors à Robert Badinter qui ne voyait pas, en 2008, l’utilité de la mesure eu égard à ce qu’il savait de la France : « Dans des circonstances historiques extraordinaires, pourquoi se priver d’un très bon président de la République s’il arrive au terme de dix ans de mandat ? Hors cette hypothèse, je doute qu’un président, quel qu’il soit, puisse être élu trois fois dans un pays comme le nôtre ». Jupiter aurait d’ailleurs ainsi eu l’opportunité de subtilement souligner quel très bon président il faisait.

Mais « funeste connerie » … non ! Pourquoi mimer la tragédie ? Pourquoi annoncer de dramatiques conséquences à venir ? Pourquoi porter de cette manière un coup de griffe à la légitimité du casting des candidates et candidats de la prochaine élection présidentielle ? Pourquoi se positionner, de façon si peu voilée, comme seul rempart possible vis-à-vis de l’extrême droite alors même que la Constitution ne permet pas l’hypothèse de cette troisième candidature consécutive ?

La Constitution est fondatrice. Il n’y a pas matière à nourrir un quelconque énième buzz. Certes, le Président jupitérien doit accepter une double frustration issue de la révision constitutionnelle de juillet 2008, celle de ne pas pouvoir se représenter en 2027 et celle, d’ici là, de ne pas pouvoir sans limite recourir à l’article 49-3. Mais l’impératif démocratique est une exigence sans commune mesure avec la gestion de contrariétés individuelles, fussent-elles élyséennes.

Ne pas jouer avec le feu

Au récit de cette mauvaise fable, une question reste cependant pendante. Où donc le Président jupitérien a-t-il forgé cette conviction que la limitation dans le temps du nombre de mandats consécutifs était une « funeste connerie » ? On est bien obligé de s’interroger sur ses références et, malencontreusement, il faut avouer qu’on a un peu de peine à ne pas aller les chercher dans des contrées dont on pensait naïvement qu’elles n’étaient des sources d’inspiration que pour ses adversaires insoumis, à savoir l’Amérique centrale et l’Amérique du sud (c’est Jean-Luc qui doit l’avoir mauvaise). Le Président jupitérien n’a jamais hésité à appeler les siens à faire preuve d’audace ; il est toutefois parfois dangereux de pousser trop loin la quête de « disruption ».

Les mots « funeste connerie » pour qualifier une disposition constitutionnelle limitant le nombre de mandats dans le temps ont de tristes résonances. Il y a des feux avec lesquels il ne faut pas jouer, tout jupitérien qu’on soit. Dans l’histoire internationale récente, les remises en cause des dispositions constitutionnelles qui limitaient la possibilité d’être réélu ont, toutes, entraîné ou participé de graves dérives autocrates.

Dérive autocrate d’Alberto Fujimori, élu une première fois en 1990 puis réélu en 1995 à la tête du Pérou, qui s’est présenté en 2000 pour une troisième candidature à l’élection présidentielle, en violation de la Constitution de 1993, qui n’autorisait que deux mandats de cinq ans. L’homme avait bâillonné les médias et ses partisans, pour déclarer sa candidature valable, ne prirent pas en compte dans leurs calculs son premier mandat qui avait débuté avant l’adoption de la Constitution.

Dérive autocrate d’Hugo Chavez, élu en décembre 1998 à la tête du Venezuela, qui s’est rapidement embarrassé de peu de détails. Après l’adoption d’une nouvelle Constitution en 1999 intégrant la possibilité d’une réélection, il a défendu en 2007 une modification du texte pour permettre la réélection présidentielle à l’infinie.

Dérive autocrate de Daniel Ortega, élu en 2006 président du Nicaragua, qui après une première réforme constitutionnelle en 2011 lui permettant de briguer un mandat supplémentaire, a fait adopter en 2014 une nouvelle modification de la Constitution ouvrant la voie à la réélection présidentielle à l’infini. Le régime autocratique d’Ortega s’est depuis enfermé dans une spirale de répressions.

Dérive autocrate d’Evo Morales en Bolivie. Élu président en décembre 2005, il a largement gagné en 2009 le référendum ratifiant une nouvelle Constitution, qui rendait possible une réélection immédiate. Pour concourir pour un troisième mandat en 2014, il s’est appuyé sur une interprétation contestée du texte de la Constitution de 2009. Lorsqu’il perd, en 2016, le référendum constitutionnel dont l’objet était de lui permettre de briguer un quatrième mandat, il passe alors outre le résultat pour se présenter en 2019.

Ces faits ne peuvent être ignorés. Nous ne sommes pas dans Koh-Lanta et la France n’a pas de totem d’immunité qui préserverait sa démocratie de toute dérive.

« Make Our Democracy Great Again »

La valeur d’une règle constitutionnelle ne peut être balayée d’un revers de la main par un chef de l’État, si brillant s’estime-il.

Il n’y a pas de démocratie sans alternance politique. Autrement dit, il n’y a pas de démocratie sans une forme d’instabilité. Les deux sont consubstantielles, comme le remarquait déjà Alexis de Tocqueville il y a un peu moins de deux cents ans : « Dans un pays démocratique, comme les États-Unis, écrivait-il dans De la démocratie en Amérique, le député n’a presque jamais de prise durable sur l’esprit de ses électeurs. Quelque petit que soit un corps électoral, l’instabilité démocratique fait qu’il change sans cesse de face ».

Restons un instant outre-Atlantique pour un exercice de politique-fiction. Oserions-nous imaginer l’émotion internationale et dans le camp du parti démocrate si les mots « funeste connerie » avaient été prononcés par un Donald Trump qui aurait été réélu à propos de la limitation du nombre de mandats du locataire de la Maison Blanche ? Gageons que les Français se seraient réveillés au petit matin avec en trending topics sur leurs réseaux, et en diffusion continue sur les chaînes info, une vidéo jupitérienne sur le thème “Make Our Democracy Great Again”.

La démocratie n’est pas un concours pour récompenser les forts-en-thème. Il y a l’Académie des sciences pour se faire élire à vie. Envisageons même qu’un gouvernant de génie soit actuellement à la tête de l’État. Rien ne justifierait de revenir, pour lui, sur les indispensables rééquilibrages institutionnels adoptés il y a quinze ans. Rien de plus, en tout cas, que ce qui justifierait de conduire cette réforme pour permettre à Jeff Tuche de briguer un troisième mandat.

Dans un article paru dans la revue Esprit en avril 2021, le politiste Loïc Blondiaux alertait sur « la déconsolidation des systèmes démocratiques ». Il pointait les fragilités d’une démocratie française qui « va mal », dans laquelle les citoyens expriment, « enquête après enquête, le sentiment de n’être pas bien gouverné ». Le besoin d’un renouveau démocratique est immense. « Si la représentation politique est une fiction qui a besoin d’être crue pour produire des effets », il n’est plus temps pour les fables. Il faut des réponses, concrètes, et la première ne peut certainement pas être de regretter les sages et précieuses limitations constitutionnelles.


Agathe Cagé

Politiste