Portrait de Howie Becker en pragmatiste malgré lui
Howard S. Becker est décédé à 95 ans, ce 17 août dernier, aux côtés de Dianne Hagaman avec qui il a vécu heureux ses 35 dernières années, à San Francisco. En m’annonçant la triste nouvelle de la mort d’un ami et d’un sociologue aussi fertile qu’original, Dianne a relevé la façon dont un journal américain avait rendu hommage à sa notoriété, et je pouvais deviner un sourire un rien ironique sur ses lèvres : Becker « enjoyed one of the greatest honors bestowed on an American: he was huge in France ». Il y a une certaine ambivalence dans tout hommage, et il s’y glisse souvent quelque perfidie : il n’est pas sûr que les universitaires américains prennent comme gage du sérieux d’un sociologue le fait que ce soit les Français qui l’aient le plus honoré… Mais dans l’autre sens aussi, l’accueil très favorable de Becker en France n’est pas dépourvu d’ambiguïté.
Au-delà de sa grande notoriété en France, c’est pour inviter à le relire que je voudrais revenir sur ces possibles malentendus, très représentatifs de l’écart entre les traditions sociologiques française et américaine. Une lecture faite depuis nos propres débats risque en effet de manquer en partie l’importance de son œuvre[1].
Un succès mérité, mais un succès mystérieux
Tout en soulignant la pertinence de ses analyses sur la déviance, puis sur les mondes de l’art, et en appréciant la vivacité et la clarté de son écriture directe, il faut réaliser qu’il y avait une certaine ruse dans la présentation que Becker donnait de son travail, en l’allégeant le plus possible de théorie. Posture modeste, qui a ses avantages – le malentendu peut favoriser un grand succès, même si en l’occurrence il est bien mérité. Il était lui-même sensible à l’ambiguïté de cette reconnaissance dans un pays pourtant si porté sur les grands débats théoriques ; un pays si réticent, aussi, à toute forme de réalisme primaire, qui n’insiste pas avant tout sur le cadre à travers lequel cette réalité est construite.
Tout s’est passé comme si les sociologues français avaient cherché en Becker une issue à l’état quelque peu dévasté dans lequel vingt ans de suprématie de la sociologie critique de Bourdieu avaient laissé leur domaine. Becker comme antidote à Bourdieu, pourquoi pas – mais le risque est réel, que des jeux de positions venus d’un autre contexte et largement non explicites fassent lire une œuvre de travers, en fonction d’autres problèmes et d’autres enjeux que les siens.
Dans le fil des interactionnistes de l’École de Chicago, Becker ne manque en effet aucune occasion d’entonner avec vigueur son plaidoyer pour la primauté absolue du terrain sur les grandes questions théoriques, dans la mesure où elles ne changent pas l’enquête en situation et se traduisent rarement par la production de résultats notablement différents. Le propos est percutant, mais afficher ainsi son allergie aux développements abstraits n’est pas sans danger, cela prête à de profondes ambiguïtés, et c’est ce que je voudrais clarifier.
En outre, cette fois plutôt en contraste avec des auteurs comme Erving Goffman ou Anselm Strauss, Becker s’appuie délibérément sur une version minimaliste du cadre théorique de l’interactionnisme symbolique. Version que sa fameuse théorie de l’étiquetage résume bien : moins regarder les qualités que les qualifications ; face à ce qui se présente comme un état, une propriété, un comportement valorisé ou condamné, une condition qu’il faudrait expliquer par des causes, relier à des déterminants ou interpréter à travers les catégories des acteurs, un seul précepte, se demander plutôt qui porte ce jugement, avec quels moyens et avec quels effets.
Tout le monde a relevé l’efficacité de cette façon de voir, je dirais bien son rendement, un exceptionnel rapport bénéfices/coûts : dès les tout premiers travaux de Becker sur les musiciens de bar ou les fumeurs de marijuana, l’originalité des résultats obtenus frappe, rapportés à la légèreté des moyens mis en œuvre pour les obtenir (Becker, 1963[2]).
Sans changer d’optique, l’approche défendue dans les Mondes de l’art (Becker, 1988)[3], « mondes » regardés à travers le prisme de la bonne vieille sociology of occupations (en quoi consiste concrètement l’activité qui consiste à faire, à évaluer, à faire circuler et à apprécier de l’art), donne selon moi à sa labelling theory une profondeur supplémentaire. Non pas tant en faisant une réplique d’ordre théorique, comme un Goffman faisant dans Frame analysis (1991[4]) un effort de synthèse pour prendre en compte les critiques souvent faites à l’interactionnisme de se limiter aux situations locales. Plutôt par les actes, sur le mode du « prouver en faisant » : en laissant les multiples aspects que sa perspective rend visibles, ici à propos de l’art, en montrer eux-mêmes la fécondité.
La théorie n’est pas un modèle, ce n’est pas un jeu de construction que, indépendamment de ses applications, des spécialistes tenteraient de rendre le plus solide et cohérent possible. C’est un moyen, un échafaudage. Moins elle apparaît, meilleure elle est. Becker applique à la labelling theory ses propres principes : ce n’est pas le débat interne qui la valide, mais ses résultats.
Une écriture risquée
J’aime cette écriture risquée, mise à l’honneur par l’École de Chicago, où l’on ne s’abrite pas derrière les fortifications d’un système pour avancer des analyses largement prévisibles, mais où c’est l’originalité et l’intelligence d’une réflexion aussi inattendue que convaincante qui font la différence, à partir d’un terrain où la présence même du sociologue demande une bonne dose d’engagement, de prise de risque et de ruse (qu’on pense à Street Corner Society ou à Asiles[5]). De tels livres ne se résument pas à leur programme, seule compte l’exécution.
C’est presque un test de lecture que je propose, tout à fait valable dans le cas de Becker : on ne lit pas de la même façon Les Mondes de l’art selon qu’on guette en quoi le livre conforte l’idée qu’on se fait de l’interactionnisme, ou pis encore qu’on cherche en quoi il se différencie de la théorie sociologique qu’on pense être la meilleure ; ou si l’on recueille avec délices les innombrables scènes, situations, relectures de faits connus ou révélations de choses moins connues que font apparaître une observation aiguisée et une rédaction impertinente, lancées plus que contenues par leur cadre analytique. Je parlais d’exécution, la métaphore musicale ne vient pas par hasard sous les doigts, cela ressemble en effet à ce qu’est une performance par rapport à ce qu’est une partition : avec ce tour de main du pianiste pour jouer la « même » musique en lui donnant des couleurs et un pouvoir d’évocation que d’autres seraient incapables de faire surgir, Becker refait de l’écriture sociologique un art de faire.
L’exemple de la musique a le mérite de mettre en évidence la nécessité de cette prise de risque, qui seule fait la valeur de la performance. Il ne s’agit pas de lire la grille, mais d’en faire surgir autre chose : il en va de même entre cadres d’analyse et analyses. Mais, comme Sonny Rollins improvisant sur « On the cutting edge », dire cela en tant que sociologue c’est se mettre sur le fil du rasoir : sans ce défi, vu de France, le conseil de ne pas en faire trop du côté des interrogations préalables sur la théorie et la méthode se change en suspicion de réalisme primaire. Dans la tradition européenne, on sourit avec indulgence de la candeur empiriste de ces incorrigibles Américains qui croient qu’on peut simplement décrire les faits tels qu’ils sont – et il est vrai que Becker lui-même, dans ses expressions, ne fait rien pour nous détromper.
Routine ou prise de risque
Il faut aller plus loin. Interprétation risquée ou théorie bouclier, j’ai exagéré l’opposition, en comparant deux visions du labeur sur le terrain, terre à labourer avec les outils qu’on a élaborés, ou friche inconnue, pleine de dangers, mais aussi de surprises et de découvertes. J’ai surtout donné deux vues trop simples de la théorie : rampe de lancement vers des horizons neufs, ou lourd édifice dont la construction accapare tous les efforts pour rendre un système d’interprétation toujours plus cohérent et général.
Pour comprendre l’ambivalence de la lecture de Becker que font des Français baignés dans ces débats, il faut préciser ce qu’on entend derrière le mot théorie, dans ces versions « lourdes », si éloignées de lui. Élaboration d’un système d’un côté, modélisation de l’autre, ces extrêmes expriment deux conceptions de la théorie qu’il est important de ne pas confondre.
D’un côté, par exemple, le système d’interprétation générale élaboré par Bourdieu au fur et à mesure qu’il a plus étroitement articulé légitimité et reproduction, domination et distinction, illusio et dénégation, champ et habitus ; de l’autre, conçu comme une réplique explicite à la sociologie de Bourdieu, le modèle des « cités » de Luc Boltanski et Laurent Thévenot (De la justification, 1991[6]), avec son côté ingénierie sociale. Leur effort pour expliciter un nombre fini de configurations en les dotant de tous les attributs qui les fassent fonctionner montre bien qu’il s’agit d’un modèle : il n’exprime pas la réalité, il aide à la penser. L’approche est moins interprétative que grammaticale[7] : à quelles règles les acteurs se soumettent-ils pour être capables de faire ce qu’ils font et pour reconnaître ou non comme normal ce qui se passe. Autrement dit, l’accent est mis sur l’extériorité entre l’outil qui fait voir et la réalité ainsi regardée à travers lui. Il vise moins à être complet, fini, qu’à ce que des travaux ultérieurs le développent, le remettent en cause, le périment : la démarche est méthodologique.
Au contraire, dans les grands systèmes à visée totalisante, comme Bourdieu en a fourni un parangon (mais c’est aussi la conception de Parsons ou de Habermas), l’objectif est de révéler une réalité ignorée, sur un mode positiviste, ce qui n’a guère la faveur de ce côté de l’océan, ou sur un mode critique, ce qui résonne aussitôt avec toute notre tradition. Tout contribue alors à ce que la distance entre l’appareil conceptuel et la réalité qu’il révèle se réduise de plus en plus, au fur et à mesure de l’explicitation des relations entre les divers aspects de la théorie, de la critique implacable des « pré-concepts » ou du savoir intéressé des acteurs, de la mise en place d’un vocabulaire surcodé et, enfin, de la prétention à une validité générale, sinon à la complétude, à travers une déclinaison sur tous les domaines de ce qui devient un système clos. Si le modèle est méthodologique, le système est ontologique : il dit ce qu’est le monde, non comment le penser et comment le faire. D’où l’effet lassant de textes qui ne montrent plus que ce qu’ils contiennent par avance, tout détour empirique ne faisant que répéter de façon prévisible ce qu’on pouvait déduire de la théorie : le système a pris la place du monde qu’il était censé révéler.
Il y a empirisme et empirisme…
Que nous sommes loin de Becker, semble-t-il ! Et bien, pas tant que cela. Car l’opposition entre modèle et système ainsi vue depuis les théories lourdes, « top-down », joue tout autant, si elle est moins visible, du côté des recherches « bottom-up » privilégiant le terrain : le fait de négliger cette opposition dès qu’on s’approche de l’empirisme, sans doute parce qu’il est lui-même réticent à ces clarifications, me semble être l’une des causes de ces malentendus transatlantiques. Comme souvent, en traversant l’océan, le message principal d’un sociologue américain est resté dans la cale. Becker nous dit de délaisser le débat esthétique sur la nature ou le statut de l’art pour observer plutôt comment il est produit, qui l’estime et l’évalue, selon quelles procédures, avec quels effets.
Dans l’esprit du pragmatisme ordinaire dans lequel ont baigné tous les sociologues américains (même si, comme Howie le confessait, ils n’en lisent plus les pères fondateurs), la posture est donc méthodologique et non ontologique : s’intéresser à l’action, au faire, aux effets produits, au lieu de chercher l’être même des choses dans un insaisissable au-delà de leurs manifestations observables. Dit autrement, éviter le débat essentialiste au profit de l’enquête sur ce que font les choses. Dans l’exemple présent, ne pas s’interroger sur l’existence ou la réalité de l’art, mais suivre les moyens, les conditions, les effets du travail collectif que doit produire un milieu pour « valuer » certains objets comme de l’art, et que son activité soit couronnée de félicité.
Or, à travers le prisme de nos lunettes épistémologiques, l’invitation provocatrice de Becker se voit aussitôt métamorphosée en une consigne tout autre. Lu par des sociologues français[8], le message se transforme en son inverse : au lieu de le laisser de côté, mordons au contraire avec délices dans le débat sur le statut de l’art et, la fleur au fusil, montrons qu’il n’est que le produit d’un jeu social de relations et de négociations ou, dans la version extrême de la sociologie critique, l’illusio qui, à condition que le fait même qu’il soit ce simple enjeu ne soit pas reconnu, fonde la croyance collective en sa réalité. L’invitation beckerienne à repousser l’interrogation frontale sur la réalité ou la nature de l’art au profit des opérations qui le produisent s’est transformée en une affirmation hautement ontologique sur le statut de l’art, en l’occurrence sur un mode négatif et critique. Nous sommes là aux antipodes du pragmatisme : pourquoi pas, tout le monde peut défendre les idées qu’il veut – mais pas en les mettant selon ses besoins dans la bouche des autres !
L’écriture qui découle de ces versions opposées de l’empirisme, comme prise de risque ou comme rappel des faits, n’est pas du tout la même. La première tente des coups. Fuyant le systématisme, elle est faite d’astuce, de liberté, d’opportunisme. Tout est bon pour faire voir autrement. La plume n’en est pas moins critique, mais là encore, non pas au sens des pensées du soupçon et du dévoilement : au sens d’une lame glissée dans les points faibles de nos rationalisations, d’un geste vif pour regarder la poussière sous le tapis ou agiter les ficelles des pantins. Non pas une posture prophétique montrant la vanité de nos attachements et l’envers intéressé ou aveugle de nos idéaux, mais l’insolence du fou du roi, dont les astuces servent d’aiguillon pour faire reconnaître une vérité connue de tous – ce qui n’empêche pas qu’elle doive se dire toujours autrement.
Éthiquement et politiquement, la posture est aussi très contrastée, elle est légère, c’est l’accompagnement sardonique d’un monde aimé, avec lequel on est embarqué et dont on se moque pour mieux l’orienter, non la chape de plomb d’un esprit de sérieux qui se place au-dessus de lui pour en énoncer les lois invisibles, en jonglant entre un nécessaire engagement et la revendication de l’objectivité. Esthétiquement, il en va de même : la première posture, loin de détacher de l’action, ouvre à mille possibilités de l’accomplir autrement ; loin de vider de contenu l’objet des activités ou des attachements (par exemple les œuvres d’art, les morceaux de musique, ou le goût pour les chromos), elle invite à les redéployer de mille manières ; la seconde conduit le sociologue soit au refus assumé de prendre parti (d’agir, d’estimer, de partager), soit à la fuite en avant dans une protestation radicale qui, sous couvert d’un combat au côté des dominés, maintient intacte son extériorité.
Becker n’est pas l’anti-Bourdieu
Si j’ai insisté sur l’opposition entre ces façons d’écrire, c’est pour montrer le caractère dérisoire des efforts faits pour opposer, combiner ou rendre compatibles des concepts comme ceux de champ, chez Bourdieu, et de monde, chez Becker : ils sont taillés dans des tissus dont la couture n’a pas le moindre fil commun[9]. Ce n’est pas là affaire d’empirisme plus ou moins sérieux ou léger. Le rejet du caractère trop pesant de la sociologie critique ne suffit pas pour faire de Becker l’anti-Bourdieu, le héraut d’un empirisme de bon aloi chargé de défendre une sociologie d’observation et de bon sens contre les grosses machines théoriques, ni, pis encore, un Bourdieu présentable, ou plus accommodant ! Dans les deux cas, Becker est moins lu pour lui-même qu’en tant qu’il incarne la posture inverse de celle qu’on veut attaquer, ou qu’on veut prolonger sur un mode plus discret.
L’opposition simpliste théorie/terrain nous donne le beau rôle par rapport aux Américains, en nous permettant d’accepter avec condescendance les études de cas des sociologues empiristes, à condition que nous les rapatriions dans des élaborations plus sérieuses – comme si nous trouvions leur version si plate qu’il fallait lui rajouter en sous-main la théorie dont elle manquerait. C’est ce qui a autorisé la réduction de l’interactionnisme à l’hic et nunc d’une situation locale par les critiques français, reprenant là la distribution commode des rôles dessinée par Bourdieu entre sa sociologie et l’interactionnisme[10] : analyse affûtée, sensible au détail et utile pour penser la vivacité de l’interaction, mais limitée, incapable de penser les effets de structure, de pouvoir ou de détermination générale.
En réalité, cette distribution des rôles exerce sur nous un effet de masque. Loin de nous complaire dans la supériorité que nous nous accordons si volontiers, il faut voir qu’elle nous rend aveugles et sourds à la leçon des interactionnistes, une leçon qui, au-delà de l’empirisme que nous leur concédons bien volontiers, est tout à fait théorique : celle du pragmatisme[11]. Ce n’est pas un hasard si c’est sur William James que Isaac Joseph[12] a écrit l’un de ses plus beaux textes : après avoir défendu l’interactionnisme comme envers de la sociologie déterministe, il s’est intéressé en profondeur à la pensée pragmatiste ; son texte, qu’il n’a pu achever lui-même, heureusement revu et publié par Karsenti et Quéré (Joseph, 2004[13]) fait superbement écho à la profondeur éthique de l’engagement dans le monde tel que James en parlait (2005a[14]), comme pari risqué, sans garantie possible, en direction d’un futur à faire advenir en partie à travers ce pari même, ce « saut dans le monde », comme il disait.
En France, nous baignons au contraire dans une tradition épistémologique de la raison cachée. Allergiques à ce qui se passe, à la chose là, devant nous, à la production en direct d’un monde « still in process of making », qui continue de s’écrire, comme disait joliment James (1909: 226[15]), nous cherchons aussitôt derrière cette apparence ou cette contingence la régularité d’une loi, le cadre d’une structure, l’application d’une règle ou la logique d’une grammaire, qui permettent de rapporter l’événement isolé à une cause générale, une explication ou une interprétation. Il est peu de perspectives de recherche qui entraînent une aussi forte incompréhension réciproque, dans la façon dont chacune d’elle est réinterprétée par l’autre. Le pragmatisme américain n’a qu’un adversaire, et c’est précisément cette position surplombante, cette extériorité, cette discontinuité. Et, à l’inverse de nous, tout sociologue américain baigne dans ce respect de l’événement, du moment particulier, de l’expérience spécifique en train de surgir, qu’il s’agit d’accompagner par une pensée qui en participe autant qu’elle en est issue.
« Je ne suis pas pragmatiste… »
C’est ce que je voulais rappeler. Bien au-delà des simples aspects de style, de talent et d’amour du terrain bien fait, cet arrière-plan – ces choses qui vont tellement de soi qu’on ne les voit pas – nourrit l’empirisme d’un Becker, et explique l’ampleur du malentendu qui le fait comprendre à partir du sens que prend cette démarche dans notre propre environnement intellectuel (et cela aussi bien si l’on voit en elle un recours que si on la critique). Malentendu qui, pour le dire de façon légère, à la Becker, consiste à discuter de la grille du jazzman au lieu d’écouter sa musique, à prendre son point d’appui pour sa performance (Faulkner & Becker, 2009[16]) : à lire comme un choix ontologique, disant ce que sont les choses (« les faits sont les faits, il n’y a qu’à aller les observer »), un choix qui est foncièrement méthodologique, disant comment les déchiffrer (« les faits ne se déduisent pas des théories, c’est en vous laissant surprendre par ce qui arrive à travers une expérience partagée avec les acteurs que vous vous donnerez les moyens de les saisir »).
Je conclurai en disant qu’en effet, moi aussi je fais dire à Becker ce qu’il ne dit pas : il n’est pas pragmatiste. Mais dans ce qualificatif, ce ne sont pas les pragmata qui le gênent, ces choses en tant qu’elles ne sont pas données (James, 2005b[17]), ces choses en train de se faire, qui se font et qui nous font. C’est le « ‑iste », avec les effets d’affiliation, l’obligation de penser comme il faut, le fait d’être tenu par l’étiquette qu’on s’est collée dessus, les positions qui remplacent les arguments difficiles par le choix de cases opposées dans un jeu de dualismes indéfiniment reconduits – celui-là même que James n’a cessé de pourfendre. Pierre-Michel Menger reprochait amicalement à Becker de céder au pragmatisme, ce vice indécrottable des Américains. J’aurais moi aussi volontiers invité Howie à reconnaître cet héritage, mais pour l’en féliciter !