Des croyances imaginaires
Dans une démocratie libérale, il est demandé aux individus de suivre l’actualité, et même de s’y intéresser.
Celui ou celle qui ne fait pas l’effort de se tenir au courant des développements constants dans des domaines aussi divers que la politique intérieure et internationale, la santé, la technologie, l’éducation, la culture ou encore l’économie peut difficilement remplir son office de citoyen ou de citoyenne, rôle qui exige l’acquisition continue de connaissances permettant d’orienter ses jugements et décisions dans un monde toujours plus complexe et conflictuel.
Pourtant, non seulement ce labeur épistémique n’est pas de tout repos, mais il est en réalité impossible. Quelles que soient les compétences, les ressources et la motivation de tout un chacun à se tenir informé, personne ne peut aujourd’hui prétendre à un savoir général et fiable sur toutes les facettes de nos sociétés en perpétuel mouvement. En l’état, ce simple constat aurait déjà de quoi interroger l’idéal du citoyen autonome, éclairé et rationnel, mais il faut en plus compter sur nombre d’acteurs disséminant, intentionnellement ou pas, erreurs, approximations, foutaises et contre-vérités, ce qui ne facilite guère une tâche déjà ardue.
Dans ce contexte, la question de la croyance est au cœur de nombreuses controverses contemporaines. À défaut de savoir, les individus se contenteraient de croire, méthode assurément plus rapide et moins coûteuse. Pandémies, guerres, élections, réformes, polémiques, scandales, désastres et buzzes de circonstance, tout semble se réduire à une simple question : qui croit quoi ? Des objectifs réels de Vladimir Poutine aux prouesses technologiques des pyramides d’Égypte, de la couleur de peau de Cléopâtre à la forme exacte de la Terre, de la fiabilité des cryptomonnaies à la panique du wokisme, de la chocolaterie Trogneux aux lubies d’Elon Musk, du changement climatique aux vertus anti-cancer des jus de fruits, des risques de la 5G à la cancel culture, on affiche ses croyances, on moque celles des autres – moutons, idiots, collabos ou comploplos –, on « like », « share » et « debunk » les arguments à foison. Puis on repart sur le tour suivant, quel que soit le sujet et le domaine à l’ordre du jour. Hier un submersible implosé, demain un putsch avorté : la fabrique des croyances ne tolère apparemment aucun répit.
Omniprésente et frénétique au jour le jour, cette battle des croyances se chiffre également à coups de sondages alarmants (ou alarmistes) : les croyances des Français, et en particulier des plus jeunes, auraient de quoi faire frémir les héritiers lucides du rationalisme cartésien (ou qui se prétendent tels). Les appels au secours se multiplient : il faut légiférer contre les fake news, contrôler ces GAFAM de l’enfer, moraliser la vie politique, sensibiliser au fact-checking, rendre la connaissance accessible par la vulgarisation, lutter contre le séparatisme et le complotisme (ou en tout cas faire mine de charger quelqu’un de le faire), et bien sûr, enseigner l’esprit critique, peu importe comment. Bref, il faut en finir avec ce foisonnement incontrôlable de croyances débridées, et revenir aux valeurs sûres du savoir étayé par des preuves, renforcé par la logique et éprouvé par la raison.
En effet, au prisme de la « croyance », nos bisbilles contemporaines seraient le reflet importun d’une tendance trop répandue à la crédulité : si beaucoup de nos contemporains croient n’importe quoi, c’est parce qu’ils ne savent pas savoir correctement. Désorientés par de malheureux biais cognitifs et appâtés par les séductions d’arguments fallacieux, ils gobent des âneries, avalent des couleuvres, tombent dans le panneau, bref se font avoir. Ils acquièrent ainsi de mauvaises croyances, des croyances évidemment fausses, qui les induisent donc en erreur, les poussent à des décisions absurdes, les condamnent parfois à commettre des gestes dangereux, les compromettent dans des initiatives séditieuses et des alliances irresponsables, et les portent parfois à des choix irréparables. Habités de croyances absurdes, haineuses et tribales, ils se radicalisent (ou se ridiculisent), polarisent la société, trollent sur les réseaux, harcèlent et clivent jusqu’à leur famille proche, et mettent ainsi en danger la démocratie. Tout cela parce qu’ils croient incorrectement.
Pour autant, cette vision alarmante d’une certaine décadence cognitive se heurte à un problème de taille. En effet, comment faire autrement que de croire, dans un environnement si riche et complexe où seuls quelques experts peuvent prétendre à la connaissance de champs toujours plus restreints et spécialisés de la réalité ? Le dramaturge G.B. Shaw, au début du XXe siècle, signalait qu’un des signes les plus frappants de la crédulité ambiante était le nombre de personnes qui semblaient croire dur comme fer que la Terre est ronde.
Et de fait, reprenant ce bon mot quelques années plus tard, George Orwell admettait que lui-même serait bien incapable d’affronter un platiste aguerri pour défendre cette même croyance. Il était, admettait-il, bien forcé de s’en remettre aux autorités intellectuelles capables, elles, de démontrer scientifiquement la rotondité de notre planète, et de rejeter sans examen les objections des quelques olibrius qui n’y voyaient qu’endoctrinement et mensonge.
Mais si les uns croient que la Terre est plate, et les autres croient tout autant qu’elle est ronde, comment ne pas mettre ces croyances sur le même plan, pour n’aboutir finalement qu’à une désespérante suspension de notre jugement ? Y aurait-il, à l’instar du chasseur dans le fameux sketch des Inconnus, des bonnes et des mauvaises croyances, bien qu’elles soient rigoureusement identiques quant à la façon dont elles ont été acquises ?
C’est là une impasse épistémologique qui me semble insatisfaisante. Croire n’est pas une question de méthode, ni de vertu, ni même un déficit de rationalité. La croyance n’est pas non plus un problème, et contrairement à une antienne malheureusement répandue, elle ne s’oppose ni à la science, ni à la connaissance. Notre difficulté à saisir une bonne partie des étranges antagonismes qui traversent notre monde contemporain vient de ce genre de confusions, lesquelles rendent incompréhensibles les attitudes et les valeurs qui diffèrent des nôtres. Pourquoi diable, en effet, certains s’entêtent à croire n’importe quoi, alors qu’on leur présente tous les arguments qui devraient logiquement suffire à rectifier leurs erreurs ? Sont-ils sourds, stupides, ou complètement fous ? Ne voient-ils pas à quel point ils se fourvoient, alors que la vérité est à portée de main et évidente pour qui sait regarder ? Quel est leur problème au juste, et comment faire pour les aider à penser correctement ? Envisager la question en ces termes conduit fatalement à davantage d’acrimonie et de polarisation, puisqu’il suffit de réaliser que les autres nous voient exactement de la même manière. Et de fait, comme le notait l’anthropologue Jean Pouillon, ce sont toujours les autres qui sont « dans » la croyance : « C’est l’incroyant qui croit que le croyant croit », écrivait-il. Nous autres, nous ne croyons pas, nous avons tout simplement raison !
Tous les jours, nous formons de nouvelles croyances, en modifions certaines, et en abandonnons d’autres, tout simplement parce que c’est ainsi que nous gardons un œil sur l’état des choses qui nous entourent et des informations qui nous parviennent.
C’est ce caractère subjectivement transparent de la croyance qui doit nous éclairer sur sa nature banale et ordinaire. Comme nos adversaires idéologiques les plus obtus, nous croyons en effet des milliers de choses au quotidien qui ne portent pas à conséquence et qui sont même généralement correctes. Nous croyons avoir trouvé une place pour garer notre voiture, nous croyons que notre chaussure gauche est rangée à proximité de notre chaussure droite, nous croyons que la boulangerie ne ferme pas avant 19h les jeudis, nous croyons avoir le temps pour un café avant la réunion, nous croyons qu’il reste une bière dans le frigo… Aucun de ces états mentaux ne nous apparaît explicitement comme des croyances au moment où nous les entretenons, ce sont simplement des représentations de la réalité qui font leur office, jusqu’à ce qu’on s’aperçoive éventuellement qu’elles sont caduques. De même, nous ne prenons pas la peine de croire une infinité de vérités qui sont inaccessibles ou n’intéressent personne, comme le nombre exact de grains de riz dans la boîte, le lieu de naissance de cette cigale qui nous empêche de faire la sieste ou l’heure d’arrivée du prochain train qui entrera dans Copenhague.
Notre représentation spontanée du monde se restreint – mais ce n’est déjà pas si mal – à ce que nous tenons pour vrai à tel instant, c’est-à-dire la somme des croyances dont nous disposons, dont l’immense majorité porte sur des faits anodins qui sont vrais pour la plupart, mais dont nous nous défaisons facilement si d’aventure nous remarquons qu’ils ne traquent pas fidèlement la vérité. Curieusement, ce type de croyances, qui ne sont rien de moins que notre système de navigation quotidien qui permet de nous orienter dans nos environnements physiques et sociaux, est largement négligé par les sciences humaines, comme si seules comptaient les idées les plus exotiques, étranges, absurdes ou extrêmes. En un mot, celles qui nous différencient les uns des autres, et que précisément nous tenons à appeler « croyances ».
Il semble en effet plus intéressant de se demander pourquoi un individu semble convaincu de la présence de nanoparticules diaboliques dans les vaccins, que de se demander pourquoi il se figure qu’il lui reste une bière dans le frigo. Pourtant, ce type de croyances anodines est de loin le plus répandu, et il est dans une large mesure ce qui nous rapproche le plus les uns des autres. Derrière les propos déconcertants et outranciers d’un adepte de l’antivaccinisme, ou d’un fanatique des accusations de trafic pédosataniste d’enfants du mouvement QAnon, de l’idée raciste d’un « grand remplacement » ou apocalyptique d’un « great reset », du climatoscepticisme le plus échevelé ou même du platisme décomplexé, il reste des individus qui croient un nombre considérable de choses vraies, triviales et utiles, qui leur permet de fonctionner au quotidien aussi bien que tout un chacun. Or il y a là quelque chose d’étrange. Plutôt que de distinguer les croyances ordinaires des croyances extraordinaires, ou plus simplement les croyances vraies des croyances fausses, il me semble qu’on devrait d’abord se demander si véritablement, dans les cas qui nous étonnent et qui font grand bruit, on a à faire à des croyances en premier lieu.
Du fait qu’elles s’efforcent de traquer la vérité et qu’elles échappent largement à notre contrôle volontaire, les croyances sont pour ainsi dire dépendantes de l’état du monde. C’est du moins une idée assez consensuelle chez les épistémologues contemporains, mais qui résiste à certaines intuitions tenaces, notamment parce que nous tendons à négliger la mécanique ordinaire de notre faculté de croire. Or, tous les jours, nous formons de nouvelles croyances, en modifions certaines, et en abandonnons d’autres, tout simplement parce que c’est ainsi que nous gardons un œil sur l’état des choses qui nous entourent et des informations qui nous parviennent. Nous pouvons nous tromper, et nous nous trompons souvent, raison pour laquelle il est bon d’interroger nos croyances et de les mettre à l’épreuve. Mais quand une croyance semble largement indépendante de l’état du monde, qu’elle ne s’adapte pas aux changements que nous y percevons, qu’elle s’acquière de façon délibérée sur la base de préférences, désirs et doléances externes à son contenu proprement dit, et que ses bénéfices portent non pas sur nos capacités d’orientation dans le réel, mais sur le potentiel de valorisation personnelle et de signalisation sociale qu’elle nous offre, alors il me semble qu’il ne s’agit peut-être pas d’une croyance du tout.
La proposition que certaines personnes ne croient en fait pas aux choses qu’elles affirment croire peut sembler provocante. Mais dans un monde où nos ressources épistémiques sont toujours plus limitées face à un déluge d’informations, et où la nécessité d’afficher au plus vite des indices identifiables de positionnement social l’emporte sur toute autre considération, il me semble plausible que nombre des choses que nous prenons pour des croyances sont en fait des contenus indistincts et impersonnels adoptés, ou simplement approuvés, délibérément, pour leur propension à nous distinguer les uns les autres, plutôt que pour leur faculté de traquer efficacement la vérité. J’ai appelé de tels contenus des croivances, mais si le terme déplaît, n’importe quoi d’autre fera l’affaire, du moment qu’on ne les confond pas avec le type de croyances ordinaires qui consiste simplement à tenir quelque chose pour vrai.
Le point important, au-delà de la terminologie, est qu’un tel concept permet de réinterpréter bon nombre de désaccords contemporains, par exemple ceux que l’on associe aux notions de complotisme, désinformation ou propagande, à l’aune de choix idéologiques et politiques qui servent stratégiquement la formation de factions identitaires, et non pas au prisme de simples erreurs de raisonnement qui confineraient à la crédulité.
Bien sûr, certaines personnes sont naïves, de mauvaise foi ou hypocrites, et d’autres mentent allégrement, mais si nous voulons vraiment saisir la façon dont certains narratifs outranciers et faux parviennent à s’agréger au sein de mouvements, collectifs et communautés épistémiquement marginales et stigmatisées, il nous faut admettre qu’ils ne représentent la vérité pour quasiment personne, dans la mesure où leur fonction est avant tout de servir d’outil de fragmentation sociale. Et si tel est le cas, ni une meilleure information, ni davantage d’esprit critique, ni une éthique des croyances ne suffiront à régler le problème.
Le problème n’est pas que les gens croient à des choses absurdes, mais qu’ils savent très bien ce qu’ils font en se les appropriant et en les affichant. Plutôt que d’accuser cette opération bénigne de l’esprit qui consiste à croire, il serait temps de s’occuper de cette « opération inexplicable de l’esprit » dont parlait David Hume, celle qui conduit à s’imaginer que l’on croit quelque chose, alors qu’on n’y croit pas vraiment.