Société

Digitalisation versus droits humains et éthique ?

Sociologue

Dans le discours officiel des bureaucraties ou des promoteurs des nouvelles technologies, la digitalisation est présentée comme une innovation technique destinée à transformer la vie professionnelle et quotidienne de milliers d’individus. Ainsi, depuis 2012, le gouvernement camerounais a adopté des technologies biométriques pour produire un registre de vote sécurisé. Cependant, cette digitalisation, se faisant au moyen de procédures standardisées, ne prend pas toujours en compte la diversité des situations, refoulant par là même de nombreuses personnes des registres de vote.

La digitalisation des processus institutionnels, avec l’ambition du devenir agile, peut parfois aller à l’encontre des bénéficiaires et même entraîner des violations flagrantes des droits humains et de l’éthique[1].

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Dans le discours officiel des bureaucraties ou des promoteurs des nouvelles technologies, la digitalisation est présentée comme une innovation technique destinée à transformer la vie professionnelle et quotidienne de milliers d’individus. La digitalisation, par l’automatisation et l’accélération des procédures, vise à accroître la capacité des institutions à résoudre des problèmes et à fournir des solutions efficaces, bien loin des pratiques de travail traditionnelles. Les expériences de digitalisation sont souvent présentées au public comme une avancée significative vers l’universalisation de l’accès aux droits et aux services sociaux. La digitalisation apparaît ainsi comme un moyen de fournir un meilleur service, de faciliter la formulation de demandes auprès de l’administration (inputs) et de mieux répondre aux demandes des citoyens (outputs).

Ainsi, la digitalisation devient une nouvelle forme de mécanisation du travail bureaucratique, visant à transformer le gouvernement en une véritable machine utilisant la technologie pour renforcer son pouvoir et l’efficacité de son action. La virtualisation et la digitalisation des processus autrefois matériels, ainsi que l’intégration de la transmission d’informations digitales dans des chaînes de traitement analogique, conduisent par conséquent à une accélération simultanée de la production, de la circulation et de la consommation. Mais la digitalisation favorise-t-elle systématiquement le bonheur et un meilleur traitement des besoins des usagers des services publics ?

Pour répondre à cette question, cette réflexion met en perspective une image de ce que la digitalisation des services publics fait aux usagers, en s’appuyant sur le film I, Daniel Blake récemment analysé sous le prisme de la sociologie du travail. Ensuite, nous verrons que la digitalisation ne fonctionne pas toujours entièrement comme dans ce film en mettant en évidence les similitudes et les différences entre l’aide sociale britannique et l’inscription des électeurs en contexte africain.

Repenser la digitalisation des services publics à travers Moi, Daniel Blake

Au début de l’année 2023, au Wits Institute for Social and Economic Research (WISER) de l’Université de Witwatersrand en Afrique du Sud, j’ai eu une conversation avec l’anthropologue Richard Rottenburg, avec qui j’ai la chance de travailler sur un programme de recherche sur les paysages technologiques africains. Au cours d’une de nos conversations sur l’évolution agile des sociétés africaines, Richard Rottenburg a fait une remarque que j’ai trouvée significative car elle m’a permis d’adopter un regard plus critique sur la technicisation du continent.

J’ai souvent considéré l’agilité comme un mode de gouvernance qui, en mobilisant davantage la digitalisation des procédures, vise à optimiser la fourniture des services publics. Je rappelle que je conçois l’agilité comme un mode de gouvernance adapté à des contextes d’urgence tels que les pandémies, les catastrosphes et le débordement des services publics.

C’est alors que Richard Rottenburg, qui possède une grande expérience dans les études sur la science et la technologie (STS), a attiré mon attention sur le fait que la digitalisation des services publics et même des bureaucraties en général, conduit souvent, au-delà des innovations qui peuvent être reconnues, à des situations critiques où les intérêts des bénéficiaires peuvent être ruinés. Une étude sur la digitalisation et la loi constitutionnelle sur la vie privée en Afrique du Sud, note que la « digitalisation plus » et son corpus normatif doivent désormais être réfléchis de manière critique en tenant compte de leurs liens avec les pratiques de surveillance secrète, l’utilisation abusive et commerciale des données personnelles pour des analyses prédictives, les pratiques de désinformation et leurs conséquences pour la démocratie.

Cette remarque, y compris celle de Richard Rottenburg, qui n’est en aucun cas techno-pessimiste, s’inscrit dans la lignée de la littérature sur le côté sombre de la digitalisation. Richard Rottenburg m’a confié : « Ce que j’essaie de dire, c’est ceci : rien sur terre ne permet de supposer que la digitalisation de quelque chose la rendra plus inclusive. Ni au Royaume-Uni, ni au Cameroun. Et vous devriez tous connaître ce film ! »

De quel film parlait-il ? Il s’agissait de Moi, Daniel Blake, un film primé au Festival de Cannes, sorti au Royaume-Uni en 2016, avec Ken Loach à la réalisation, Paul Laverty au scénario et le comédien britannique Daves Johns dans le rôle principal. Dans l’ensemble, le film montre comment, pris dans les filets d’une bureaucratie digitalisée, un homme qui a besoin d’aide se retrouve sans les compétences pour agir et tente de faire valoir ses droits et sa dignité pour s’en sortir. Pour mieux comprendre l’argument de Richard Rottenburg sur la digitalisation et la standardisation des services publics, un détour par ce film est nécessaire.

En effet, le film Moi, Daniel Blake commence par une conversation de style interrogatoire dans un centre d’emploi entre Daniel et un professionnel de la santé travaillant pour une entreprise privée américaine mandatée par le Département du Travail pour évaluer l’éligibilité des demandeurs de pensions d’invalidité. Daniel, âgé de 59 ans, a été charpentier toute sa vie et a appris après un accident du travail qu’il avait des problèmes cardiaques et devait cesser de travailler. Il vivait seul car il avait perdu sa femme quelques années auparavant, qui était elle-même malade.

Afin d’être inscrit sur le registre des personnes bénéficiant d’une pension d’invalidité, ce qui lui permettrait de respecter les conseils du cardiologue, du kinésithérapeute et du médecin généraliste qui le traitent, Daniel doit passer un examen pour déterminer son inaptitude au travail, qui consiste techniquement à répondre aux questions posées par le professionnel de la santé. Les questions portent sur sa capacité à effectuer des tâches physiques telles que : appuyer sur un bouton de téléphone, porter un chapeau de sa propre main, transmettre des messages simples à des inconnus, etc. Chaque fois que Daniel essaie de poser des questions pour comprendre le lien entre son problème cardiaque et ces questions, qu’il trouve stupides, le professionnel de la santé lui dit de simplement répondre aux questions posées sans aucune explication supplémentaire. Daniel sort de l’examen terrifié. À l’hôpital, son médecin lui conseille de ne pas retourner travailler tant que son cœur ne sera pas capable de pomper le sang correctement et de prendre du temps pour se rétablir rapidement.

Quelques jours plus tard, Daniel reçoit une lettre à domicile l’informant que, selon l’évaluation du professionnel de la santé, « l’autorité décisionnelle » (une figure invisible sur laquelle les agents placent toujours la responsabilité de toutes les décisions qu’ils prennent) lui a notifié qu’il n’a pas droit à une pension d’invalidité. Surpris, Daniel appelle rapidement le service client du centre d’emploi sans succès. Il est transféré de boîte vocale en boîte vocale ; puis, après plus d’une heure et 45 minutes d’essais, il réussit à joindre un agent à l’autre bout du fil. L’agent lui informe qu’il n’a obtenu que 12 points lors de l’évaluation au lieu des 15 nécessaires pour être éligible à la pension d’invalidité. Choqué, Daniel demande s’il s’agit d’un jeu et ne comprend pas comment ce résultat peut contredire les recommandations qu’il a reçues du personnel médical.

Le professionnel de santé aurait-il plus de connaissances que son médecin, son chirurgien et son kinésithérapeute réunis ? Lorsque Daniel informe l’agent au téléphone qu’il fera appel de cette décision qu’il juge injuste, l’agent lui répond qu’il doit d’abord, avant toute autre procédure, faire une demande de réexamen obligatoire afin que l’autorité décisionnelle puisse réévaluer son cas. L’agent précise que si la réévaluation aboutit à la même conclusion, Daniel aura alors le droit de faire appel de cette décision. De plus, l’agent informe Daniel que pour faire cette demande de réexamen, il devra encore attendre que l’autorité décisionnelle le contacte d’abord par téléphone pour l’informer de la décision de refus. En réalité, la lettre de refus a été reçue par Daniel plus rapidement que l’appel de l’autorité décisionnelle. En général, elle arrive plus tard, une fois que l’usager a déjà été informé par téléphone du résultat de son évaluation.

L’objectif de la notification par téléphone est d’expliquer la décision à l’individu. Dans le cas de Daniel, l’appel aurait pour but de lui notifier un résultat qu’il connaît déjà. De plus, il est impossible pour Daniel de rencontrer l’autorité décisionnelle en personne, le vrai bouc émissaire sur lequel toutes les décisions sont basées, ni de savoir où il se trouve ou quand il recevra l’appel qui lui permettra de formuler sa demande de réexamen. L’agent en ligne qui répond à Daniel dit qu’il ne peut pas fournir cette information. Daniel est horrifié.

Refusé d’être enregistré en tant que personne handicapée, Daniel est contraint de trouver une solution. Il se rend au centre d’emploi pour s’inscrire comme demandeur d’emploi et espérer recevoir une allocation chômage. Un agent lui dit que la seule façon de faire une demande est de remplir un formulaire en ligne sur Internet. Mais Daniel n’est pas à l’aise avec l’informatique. Lorsqu’il dit qu’il n’a jamais touché un ordinateur de sa vie, l’agent lui suggère de demander de l’aide en ligne, car toutes les procédures de service sont désormais dématérialisées par défaut. Et lorsque Daniel demande ce qui est prévu pour les personnes qui ne savent pas utiliser un ordinateur ou qui souffrent de dyslexie, l’agent lui dit qu’il y a un numéro de téléphone à appeler, mais que ce numéro est en ligne sur Internet ! Ensuite, pour finir, l’agent lui dit que puisqu’il est venu au centre d’emploi sans rendez-vous, il devra partir.

Daniel est perdu et ne comprend pas le jargon des services publics digitalisés. Alors qu’il est encore dans la salle d’attente du centre d’emploi, Daniel est témoin d’une scène surréaliste où une femme avec ses deux enfants se fait dire par un autre agent qu’elle sera sanctionnée pour s’être présentée en retard à un rendez-vous. La femme en question essayait vainement d’expliquer à l’agent qu’elle ne connaissait pas bien la ville et avait du mal à s’orienter. Une fois de plus, l’agent a dit à la femme que l’autorité décisionnelle lui enverrait une lettre l’informant de la décision de la sanctionner. La femme se plaint que les agents du centre d’emploi sont incapables d’écouter les clients et les accuse de suivre aveuglément des procédures administratives standardisées. Daniel, qui essaie de défendre la femme, est expulsé des lieux par les agents de sécurité qui le menacent d’appeler la police s’il résiste.

Plus tard, Daniel essaie de se rendre au centre d’emploi pour remplir le formulaire en ligne de demande d’allocation chômage et passe son temps à demander de l’aide à quiconque est près de lui. Mais son manque de compétences en informatique implique qu’il perd trop de temps, de sorte que chaque session se termine sans qu’il ait pu compléter l’intégralité du formulaire. Ce formulaire doit être rempli dans un délai spécifique et la session se termine une fois ce délai écoulé, qu’il ait été rempli ou non. Si le formulaire n’est pas complété avant la fin de la session, Daniel est contraint de revenir un autre jour pour réessayer. Parfois, il essaie d’obtenir de l’aide auprès d’un agent compréhensif qui est immédiatement réprimandé par ses supérieurs. Daniel n’arrive pas à terminer son formulaire jusqu’au bout, il reste bloqué, finit par abandonner et rentre chez lui. Il parvient à obtenir de l’aide d’un jeune de son quartier qui dispose d’un ordinateur et d’une imprimante à domicile.

Après avoir rempli le formulaire de demande d’allocation, Daniel obtient enfin un rendez-vous au bureau des allocations, où il apprend que son inscription comme demandeur d’emploi signifie qu’il devra consacrer 35 heures par semaine à la recherche d’un emploi et à la participation à des ateliers sur les CV. Ces exigences sont une condition pour recevoir l’allocation chômage. Daniel est choqué, il se met à chercher un emploi qu’il ne souhaite pas réellement. Il fait semblant de chercher du travail juste pour remplir cette exigence et recevoir l’allocation. Il se rend aux ateliers CV simplement pour éviter d’être puni. Il n’a jamais fait de CV de sa vie. Pendant la formation sur les CV, il découvre l’existence de CV papier, de CV numériques, de CV vidéo, etc. Il est stupéfait.

Au fil du temps, son jeu est découvert par le service des allocations, il est sanctionné pour ne pas chercher correctement du travail et on lui annonce qu’il ne recevra plus de pension. Finalement, il abandonne, sort du bureau des allocations et écrit un immense graffiti sur leur mur extérieur : « Je suis Daniel Blake, je demande mon appel avant de mourir de faim et changer cette musique de merde au téléphone ». Il est applaudi par les passants qui saluent sa mobilisation, puis arrêté par la police et emmené. Dans les mois qui ont suivi, Daniel tombe en dépression et décède d’une crise cardiaque le jour même où l’autorité décisionnelle devait rendre une décision sur son appel pour une pension d’invalidité. Dans une lettre qu’il devait lire aux représentants de cette autorité, retrouvée dans sa poche, il a écrit : « Je ne suis pas qu’un numéro de sécurité sociale, mais un être humain qui demande que ses droits de citoyen soient respectés. »

Cependant, selon l’historien Keith Breckenridge avec qui j’ai échangé sur cette question, bien que le film soit un récit puissant et émouvant sur le bien-être numérique au Royaume-Uni, il repose sur une mauvaise interprétation des politiques fondamentales de protection sociale britanniques, y compris la digitalisation. Keith note, par exemple, que le traitement déshumanisé des usagers du service par les agents publics et les machines dans le film est quelque peu idéologiquement représenté et ne correspond pas à la manière dont les usagers du service sont traités dans la réalité. Dans la réalité, dit-il, les agents improvisent, accompagnent et font souvent de leur mieux pour aider les usagers en difficulté avec les procédures d’inscription.

S’appuyant sur le rapport du National Audit Office (NAO) publié en 2019, Keith évoque l’expérience de la mise en œuvre difficile depuis 2014 de la plateforme GOV.UK Verify, le système d’identification numérique du Royaume-Uni, développé par le Government Digital Service (GDS). Selon lui, malgré les déboires de ce projet de réforme de l’identification numérique, qui a finalement été abandonné en raison de son coût élevé et des résultats d’utilisation décevants, le gouvernement et les fournisseurs de technologie continuent de travailler ensemble et de réfléchir à l’invention d’une nouvelle solution d’identification qui fonctionne, moins coûteuse et plus durable. En essayant d’améliorer un système qui ne fonctionne pas bien (Verify), Keith note que les fonctionnaires publics britanniques et les fournisseurs de technologie font exactement ce que les fonctionnaires publics en Afrique font pour rendre les services numériques opérationnels.

Similarités et différences entre l’aide sociale britannique et les registres de population au Cameroun

Cette digression sur l’histoire de Daniel Blake est utile pour mieux situer notre argument sur la digitalisation des registres de population par rapport aux droits humains et à l’éthique. Ce film illustre la situation de milliers de personnes dans des pays développés et en développement. En Afrique, ces dernières années, divers gouvernements ont digitalisé les services publics comme moyen de s’adapter aux évolutions et pour mieux résoudre les problèmes publics. La digitalisation des registres de population occupe une place importante dans ce processus.

Dans un pays comme le Cameroun, caractérisé par une diversité de registres de population, la transformation digitale est plurielle, selon qu’on observe les réformes autour des registres d’état civil, de la carte nationale d’identité, du passeport en tant que document de voyage et de la carte électorale. Dans un article de 2022 sur la carte nationale d’identité, nous avons montré comment le projet d’introduction de la biométrie dans l’identification civile, malgré de bonnes intentions, avait conduit à la fabrique immédiate de nationaux sans-papiers qui se trouvaient désormais limités dans leurs démarches administratives. La biométrie, vendue comme une technologie capable de fournir aux citoyens une identité civile sécurisée, était critique pour une catégorie de personnes coincées dans une situation d’identités multiples.

L’un des projets de recherche sur lesquels je travaille actuellement se concentre sur l’établissement d’un registre de vote au Cameroun. Depuis 2012, le gouvernement camerounais a adopté des technologies biométriques de la société allemande Veridos pour produire un registre de vote sécurisé, fiable, transparent et inclusif. L’idée de digitaliser le registre de vote repose sur la conviction, alimentée par le capitalisme, que les technologies digitales sont une solution aux problèmes contemporains et qu’en adoptant des procédures standardisées avec la technologie, on peut être plus efficace et efficient.

Cependant, l’expérience de la création d’un registre de vote biométrique montre qu’il est très difficile d’enregistrer des personnes comme Daniel, qui ne correspondent pas toujours aux catégories et aux algorithmes prédéfinis par la technologie. Jaap van der Straaten, expert en registres de population, m’avait confié que l’utilisation de technologies telles que l’enregistrement biométrique des électeurs dans les pays où l’accessibilité des communautés rurales est problématique a tendance à réduire le taux d’enregistrement des électeurs et à priver du droit de vote la population qui en a le droit. Cela a été le cas au Ghana, au Kenya et en Sierra Leone, par exemple.

C’est également visible au Cameroun. Les entretiens que j’ai menés avec des agents d’Elections Cameroon (l’organisme camerounais chargé de la gestion des élections) en charge des inscriptions sur les registres de vote, sont illustratifs. On apprend par exemple qu’avec la biométrie électorale, il n’est plus possible d’inscrire un individu qui n’a pas de carte nationale d’identité (CNI) ou de récépissé de demande de CNI comme c’était le cas dans le passé. Cette situation est problématique car au Cameroun, le registre de vote est en fait basé sur le registre des CNI, lui-même basé sur le registre de l’état civil. Techniquement, cela signifie que pour obtenir une carte d’électeur aujourd’hui, l’individu doit être titulaire d’une carte nationale d’identité, et avant cela d’un acte de naissance.

La loi électorale ne mentionne pas explicitement le terme « CNI » mais exige une « preuve de nationalité » qui, dans la pratique d’Elections Cameroon, a été traduite par la détention d’une CNI. Depuis la biométrisation, l’inscription sur le registre de vote sur la base de témoignages n’est plus possible. Dans un pays où une grande partie des citoyens ne dispose pas de CNI et d’acte de naissance, lier l’acquisition d’une carte d’électeur à ces registres a des conséquences sur les droits civils et politiques : cela limite considérablement leur participation au choix de leurs représentants politiques.

Les inconvénients des processus de digitalisation ne se limitent pas seulement aux difficultés rencontrées par les citoyens pour fournir les documents nécessaires à une inscription standardisée. Ils concernent également les défis logistiques dans les pays souvent pauvres en infrastructures. Une étude sur la digitalisation accélérée des services d’état civil à la suite de la pandémie de Covid-19 en Indonésie révèle les difficultés à fournir un service de qualité en raison de l’instabilité des infrastructures numériques telles que l’internet.

Au Cameroun, les agents d’inscription des électeurs doivent se rendre sur le terrain pour enregistrer les personnes, emportant avec eux des tables, des parasols et des kits d’inscription composés d’un ordinateur, d’une caméra, d’une imprimante et d’un terminal de collecte d’empreintes digitales. Toute cette logistique est souvent transportée sur une moto lorsqu’il est nécessaire de se rendre dans des zones éloignées du pays. Les kits d’inscription nécessitent de l’électricité, qui n’est pas toujours disponible pour les agents. Parfois, les ordinateurs de travail des agents présentent des bugs et s’éteignent, rendant impossible l’inscription des individus. Parfois, c’est l’interface ou la plateforme d’inscription des individus qui dysfonctionne et nécessite une intervention technique qui n’est pas toujours immédiatement disponible. Enfin, l’ensemble de l’infrastructure d’inscription biométrique nécessite une maintenance de la part du fournisseur, Veridos, et implique donc des coûts supplémentaires que paie Elections Cameroon.

En termes de droits humains, la digitalisation du registre de vote, tout comme d’autres registres, génère parfois des exclusions lorsqu’elle n’autorise pas l’inscription des personnes n’ayant pas de CNI. La question légitime qui se pose est pourquoi l’État a-t-il basé la constitution du registre de vote sur d’autres registres de population qui présentent encore des lacunes ? Que doit faire un citoyen s’il souhaite participer aux élections dans sa municipalité, sa ville ou son pays, mais qui est empêché pour défaut de CNI dans un contexte où la digitalisation annoncée promettait une identification universelle des personnes ?

Le véritable problème de la digitalisation réside dans la standardisation des procédures au moyen d’algorithmes qui ne prennent pas toujours en compte la diversité des situations. Cela soulève des questions éthiques, car la technologie est conçue pour prendre en compte uniquement un type particulier de cas, parfois avec quelques exceptions intégrées dans la plateforme d’inscription (par exemple, le cas des personnes atteintes de handicap). Cela se manifeste dans la vie de tous les registres mentionnés ci-dessus. La technologie est également conçue pour fonctionner dans un contexte particulier avec une configuration spécifique et nécessitant des ressources qui ne sont pas toujours disponibles.

Enfin, l’histoire de Daniel montre que la digitalisation des services publics implique que les usagers possèdent ou développent de nouvelles compétences, telles que l’utilisation des outils informatiques, nécessaires pour les démarches administratives. Une telle exigence implicite, voire tacite, exclut une part importante de la population qui ne possède pas ce type de compétences. La digitalisation des services publics implique également une standardisation des cas à traiter, ce qui déshumanise et dépersonnalise de manière excessive la relation humaine qui existait auparavant entre les agents publics et les usagers. C’est le cas avec la politique des points, qui classe et dégrade les individus en fonction d’un calcul arithmétique. Une étude sur la digitalisation des services municipaux suédois montre comment les valeurs fondamentales de l’aide et du soutien sont perdues dans les transformations numériques en raison du manque de compétences organisationnelles et de connaissances pour transformer la relation d’aide et la réception des soins par le biais des technologies numériques.

Parfois, c’est avec la machine que l’usager doit négocier sa demande. Parfois, c’est une entité ou une infrastructure invisible qui décide de traiter ou non une demande, comme dans le cas de l’autorité décisionnelle, que l’usager ne peut pas rencontrer physiquement. La digitalisation des services publics peut être accompagnée de risques en cas de mauvaise compréhension ou interprétation des informations numérisées. Il est compréhensible que certaines études soulèvent la question de savoir qui contrôlera et gérera les processus de travail : les systèmes informatiques ou les agents publics.

La digitalisation des registres de population est donc un terrain d’observation intéressant pour constater les effets de ce processus de standardisation et d’automatisation des pratiques d’inscription. Comme Daniel, de nombreuses personnes ne parviennent pas à s’inscrire sur les registres de population et à bénéficier des services sociaux pour diverses raisons. Dans ce contexte, la digitalisation, qui était censée changer les choses dans la logique du bonheur de l’usager, accentue parfois et renforce les exclusions ou les discriminations.

En partageant cette réflexion, je ne souhaite pas condamner les expériences de transformations digitales des services publics, et plus particulièrement celles des registres de population. Ma réflexion met en évidence un aspect critique qui remet en question le discours technologique des institutions et des promoteurs de la technologie concernant les changements induits par l’adoption de solutions technologiques. Il est donc clair que la digitalisation peut avoir un impact positif sur la vie des registres de population, mais qu’elle peut, dans certaines situations comme celle de Daniel, entraîner des situations dramatiques.

Je ne demande donc pas d’abandonner la digitalisation mais plutôt d’engager des réflexions plus critiques sur les pratiques administratives dans le contexte de la digitalisation. J’appelle à réfléchir sur la manière de digitaliser un service public tout en tenant compte de la diversité, des cas particuliers et du contexte socio-anthropologique. Ma réflexion nous invite à porter un regard neuf sur la vie des registres de population et nous renseigne sur les conditions concrètes qui président aux pratiques d’exclusion, de discrimination et, plus globalement, à la violation des droits humains.


[1] Cette réflexion s’inscrit dans le cadre du programme « Population, Ethics, and Human Rights Fellowship », porté par l’International Union for the Scientific Study of Population (IUSSP) et ses partenaires, l’Institute on Inequalities in Global Health (USC IIGH), University of Southern California (United States), Wits Institute for Social and Economic Research (WiSER), University of Witwatersrand (South Africa), and Initiative for Social and Economic Rights (ISER, Uganda).

Georges Macaire Eyenga

Sociologue, Chercheur au Wits Institute for Social and Economic Research de l'Université de Wits en Afrique du Sud

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[1] Cette réflexion s’inscrit dans le cadre du programme « Population, Ethics, and Human Rights Fellowship », porté par l’International Union for the Scientific Study of Population (IUSSP) et ses partenaires, l’Institute on Inequalities in Global Health (USC IIGH), University of Southern California (United States), Wits Institute for Social and Economic Research (WiSER), University of Witwatersrand (South Africa), and Initiative for Social and Economic Rights (ISER, Uganda).